#4 George Orwell journaliste : Le reporter de guerre

George Orwell a été envoyé spécial de l’Observer de février à mai 1945 pour couvrir la Libération de la France et l’avancée des troupes alliées en Allemagne. Il s’avéra être un excellent reporter, rendant compte avec précision de ce qu’il voyait, faisant bénéficier ses lecteurs de ses qualités d’analyse et de réflexion, qu’il approfondira dans plusieurs essais et tribunes. Cette période fut aussi très éprouvante sur le plan personnel, en raison du décès accidentel de sa première épouse, Eileen.

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Un reportage de George Orwell pour l'Observer
Fac similé d'un reportage de George Orwell en Allemagne pour l'Observer

À la mi-février 1945, George Orwell débarque à Paris. Le voilà envoyé spécial de deux journaux, le Manchester Evening News et The Observer. Il est chargé par David Astor, qui dirige l’Observer, de couvrir l’actualité en France et de suivre l’avancée des troupes alliées en Allemagne.

Il prend d’abord ses quartiers à l’hôtel Scribe. Il apprit que Ernest Hemingway était aussi à Paris après avoir couvert notamment la « Bataille des Ardennes » (1). George Orwell se réjouit de le rencontrer. L’anecdote est ensuite raconté par Paul Potts, un ami d’Orwell:

Il alla jusqu’à sa chambre [celle d’Hemingway, au Ritz] et frappa à la porte. Quand on lui dit d’entrer, il ouvrit la porte, resta sur le seuil et dit: « Je suis Eric Blair ». Hemingway, qui se tenait de l’autre côté du lit, sur lequel reposait deux valises, était en train de ranger ses affaires, et ce qu’il voyait n’était qu’un autre correspondant de guerre, manifestement britannique [Orwell portait un uniforme de capitaine, comme tout journaliste accrédité], de sorte qu’il beugla: « Bah, que diable voulez-vous? » Orwell répondit timidement: « Je suis George Orwell ». Hemingway poussa les valises au bord du lit, se pencha et sortit une bouteille de Scotch de dessous le lit et, beuglant encore, dit: « Pourquoi diable ne l’avez-vous pas dit. Buvons un coup, Buvons un double. Sec ou avec de l’eau, il n’y a pas de soda. (2)

Mais le plus surprenant, tient dans la conversation qu’eurent les deux hommes. D’après Hemingway, George Orwell n’était pas tranquille. Il était « assez nerveux et inquiet, très maigre et en mauvais état ». En fait, d’après Hemingway, il pensait qu’il pouvait d’être assassiné par les communistes. Hemingway lui prêta un Colt calibre 32 (3). Ainsi lesté, George Orwell pouvait partir en reportage.

Il écrivit assez peu d’articles, car son séjour fut marqué par la maladie. Celle-ci dut être grave. Alors qu’il était hospitalisé à Cologne, il rédigea une sorte de testament, Notes à l’intention de mon exécuteur littéraire (4). Mais surtout, il apprit le décès brutal de son épouse, Eileen. Il repartit immédiatement —le 31 mars— pour l’Angleterre, mais son séjour y fut bref. Il préféra retourner en reportage. Il était à Paris dès le 8 avril! Comme il l’écrivit à un ami, Anthony Powell: « Chez moi j’étais si désemparé que j’ai pensé qu’il valait mieux voyager quelques temps. » (5)

En fait, il va couvrir au cours de ces reportages (19 en tout), la France de la Libération et l’avancée des troupes alliées en Allemagne et en Autriche. Son biographe, Bernard Crick, estime qu’il n’était pas réellement fait pour ce travail:

Écrire des reportages et écrire des essais sont deux choses très différentes. Il est curieux que les journaux fissent appel à lui plutôt pour les pages d’actualité que pour des articles moins fréquents mais de facture plus longue. Orwell accomplit ce travail avec sérieux, mais sans mettre en jeu sa propre personnalité (…) le résultat final était une colonne qui, bien qu’écrite avec professionnalisme, aurait tout aussi bien être faite par beaucoup d’autres. Il mérita son salaire mais ne fut pas particulièrement brillant. (6)

Un jugement sévère, mais qui recoupe celle de son « employeur » David Astor, qui estimait que « son vrai métier était essayiste et non journaliste ». (7) Cela dit, il ne devait pas le juger si mauvais « reporter », puisqu’en novembre 1947, l’Observer devait lui proposer de partir pour l’Afrique de l’Est [Kenya, Tanzanie, etc.]. George Orwell devra refuser cette proposition en raison de son état de santé profondément dégradé. (8)

La punition du coupable par le coupable

Pourtant, lorsque l’on lit ses reportages sur la France, on est frappé par l’excellente connaissance qu’il avait du contexte politique français, et des enjeux qui se pose au pays à la Libération, ainsi que sa capacité à expliquer une situation complexe à ses compatriotes. Il remarque par exemple, l’importance de la question scolaire, alors qu’un député communiste a mis le feu en poudre en posant la question des subventions aux écoles catholiques (9). Il revient plusieurs fois sur les « purges », notant par exemple que très certainement une grande partie des Français tient « à ce que les principaux responsables ne puissent s’échapper, mais il semble y avoir une inquiétude vis-à-vis de certains aspects moraux de la purge qui, si elle est effectuée de manière approfondie, serait trop souvent la punition du coupable par le coupable. » (10)

En fait, George Orwell, ainsi qu’il le raconta plus tard, était connu —du moins dans certains milieux— grâce à Tribune, dont des extraits étaient publiés dans un journal clandestin Libertés. « Tous les journalistes [français] j’ai rencontré en avaient apparemment entendu parler: ils savaient que c’était le seul journal en Angleterre à n’avoir ni soutenu inconditionnellement le gouvernement, ni pris position contre la guerre, ni gobé le mythe russe. » (11)

Mais l’essentiel de ses reportages sera consacré à l’avancée des troupes alliées en Allemagne. Il s’avère être un excellent reporter. Il sait raconter, mais aussi distancier et contextualiser, comme dans cet étonnant article Les paysans bavarois ne connaissent pas la guerre [Bavarian Peasants Ignore the War] où il décrit d’abord un paysage rural et tranquille: « Comme on traverse ce paysage paisible, avec ses routes sinueuses bordées de cerisiers, de vignobles en terrasses et de calvaires… » avant d’enchaîner, « une question se pose encore et encore. Dans quelle mesure ces paysans, de toute évidence simples et doux, qui se rassemblent à l’église le dimanche matin habillés sobrement de noir, sont-ils responsables des horreurs des Nazis? » (12)

George Orwell est déçu, car, explique Gordon Bowker, « [il] était parti en Europe en espérant avoir une idée de la vie sous un régime totalitaire, mais, comme Astor l’a souligné, dès que les Alliés sont entrés [dans le pays], l’Allemagne nazie avait disparue. » (13)

Lors de ses reportages, il se déplace sur la ligne de front, et il découvre l’ampleur des dégâts provoqués par les bombardements alliés. À Cologne, où vivent encore 100.000 personnes,  « le centre de la ville, autrefois célèbre pour ses église romantiques et ses musées, est devenu un chaos de murs déchiquetés, de tramways renversés, de statues brisées; des énormes tas de décombres sortent des poutres de fer comme autant de tiges de rhubarbe.  » (14) Ces destructions ne concernent pas seulement quelques villes, mais comme il le souligne dans un article suivant L’avenir d’une Allemagne en ruines [Future of a Ruined Germany], s’étendent à tout un continent « de Bruxelles à Stalingrad. » Par exemple, écrit-il « sur les 300 miles environ qui séparent la Marne du Rhin, il n’y a pas un seul pont ou viaduc qui n’ait été détruit. » (15)

Des millions de personnes déplacées à nourrir, habiller et rapatrier dans leurs pays d’origine

À ce premier problème s’en ajoute un deuxième qui est la gestion de nombre immense de « prisonniers de guerre »  que les Alliés doivent nourrir, habiller et rapatrier :

En France, les armées alliées ont libéré 100.00 personnes déplacées, et en Allemagne, à l’ouest du Rhin 100.000 autres. Dans la première semaine d’avril [1945] ce nombre a atteint un million, et actuellement [le 15 avril] il est estimé à deux millions, avec la perspective que de nombreux autres s’ajoutent, et l’on devrait atteindre au minimum sept millions de ces personnes [déplacées] en Allemagne et dans les pays occupés par l’Allemagne;  sans doute dix à douze millions d’entre eux sont des prisonniers de guerre. (16)

Il va mettre à plusieurs reprises l’accent sur les énormes problèmes logistiques que cela pose ainsi que sur les désaccords qui surgissent entre les Alliés. Il avertit: « Aujourd’hui, l’idée que la Russie, la France et les Anglo-Américains sont plus ou moins hostiles les uns envers les autres et veulent des politiques différentes semble largement répandue. Il est très dangereux de laisser cette idée s’ancrer, et l’échec dans le fait de définir à l’avance les zones d’occupations, ainsi que la pratique des différentes armées de lever leur drapeau national dans les zones qu’ils occupent, l’a encouragée. » (17)

Pour autant, a-t-il tout dit sur ce qui a vu et entendu dans ces pays? Sans doute pas, car dans une lettre aux directeurs de Partisan Review, le 5 juin 1945, il indique qu’il doit s’en « tenir dans cette lettre aux affaires britanniques, car si j’aborde ce que j’ai pu voir sur le continent, je serai obligé de la soumettre  à la censure militaire. » (18)

Ce travail, pour bref qu’il fût, puisque son dernier reportage a été rédigé le 19 mai 1945 en Autriche, ne devait pas être aussi stérile que semble le penser son biographe Bernard Crick qui n’hésite pas à écrire:

Jouer au correspondant de guerre fut dur pour Eileen, dangereux pour sa santé à lui, et d’aucune aide véritable pour son œuvre. Ayant élaboré, dans ses carnets, une trame précise pour Le Dernier Homme en Europe ou 1984, depuis la fin de l’année 1943, et dans la mesure où les idées qui le sous-tendaient étaient déjà cristallisées, se déplacer en France et en Allemagne (…) n’ajoutait ou n’engendrait rien. (19)

Est-ce si sûr ? Un romancier se nourrit de tout ce qu’il voit, entend, lit… C’est bien sûr le cas de George Orwell, dont les romans ont toujours épousé au plus près son expérience personnelle, et portés les idées qu’il défendait dans ses articles et ses essais. Dans 1984, la description du corps de Winston Smith, après ses interrogatoires — »Ce qui était vraiment effrayant, c’était la maigreur de son corps. Le cylindre des côtes était aussi étroit que celui d’un squelette. Les jambes s’étaient tellement amincies que les genoux étaient plus gros que les cuisses…  » (20)— ressemble étrangement à celui de tant de rescapés des camps de prisonniers —en particulier russes— que George Orwell a croisé en Allemagne. Ce ne peut être une coïncidence.

Quoiqu’il en soit, ce temps de reportage, lui permettra de poursuivre sa réflexion, et d’avancer quelques idées tranchant avec le conformisme de l’époque.

C’est en effet au cours de son séjour à Paris qu’il rédigera  Notes sur le nationalisme [Notes on Nationalism], qui paraîtra seulement en janvier 1946 dans la revue Polemic. Cet essai, écrit son autre biographe Gordon Bowker, « ne peut pas être entièrement déconnecté (…) des meetings [auquel il assista] où participait Camus, avec lequel il fût en contact, même s’ils ne se rencontrèrent jamais ». (21)

L’idée de vengeance et de punition est une illusion puérile

Dans ce texte, visiblement inspiré par l’effondrement du IIIe Reich, il décrit le nationalisme comme étant « cette façon d’imaginer que les hommes peuvent être l’objet d’une classification semblable à celle des insectes, et que des millions ou des dizaines de millions d’entre eux peuvent ainsi être, en bloc et avec une parfait assurance étiquetés comme ‘bon‘ ou ‘mauvais‘. » Mais, et il l’affirme comme étant « beaucoup plus important », le nationalisme c’est aussi:

Cette propension à s’identifier à une nation particulière ou à une entité, à la tenir pour être au-delà du bien et du mal, et à se reconnaître pour seul devoir de servir ses intérêts. (22)

Il montrera aussi au cours de cette période son altruisme. Ayant rencontré à Paris, l’humoriste britannique P.G. Wodehouse, alors aux arrêts pour avoir travaillé pour une radio allemande, il l’invita à dîner et convaincu que celui-ci avait été manipulé par les Nazis, il écrivit un Plaidoyer pour P.G. Wodehouse (23), dans lequel il affirme que l’on ne pouvait —au pire— l’accuser que de « stupidité », et qu’il n’était pas « excusable » de s’acharner contre lui trois ou quatre ans après les faits. Il attaquait, aussi:

Au cours de cette guerre peu de choses auront été moralement aussi écœurantes que la chasse actuellement donnée aux traîtres et aux collaborateurs. Dans le meilleur des cas, ce sont des coupables qui en punissent d’autres. En France, on traque tout un menu fretin —des policiers, des journalistes à gages, des femmes qui ont couché avec des soldats allemands, alors que les gros poissons parviennent presque tous à s’en sortir.

Cette idée d’inutilité de la vengeance, il va la reprendre et la développer dans un autre texte, Amère est la vengeance, où il raconte une scène terriblement forte, où son guide, un jeune juif, humilie des officiers SS. L’un, qui a le grade de général, a « très vraisemblablement été à la tête des camps de concentration et avait présidé à des tortures et à des pendaisons. Bref, il personnifiait tout ce que nous avions combattu au cours des cinq années précédentes. » Mais voilà en examinant attentivement cet homme, George Orwell arrive à la conclusion que « le tortionnaire nazi, l’être monstrueux contre lequel nous avions lutté pendant toutes ces années, se trouvait réduit aux proportions de cette pitoyable épave qui avait manifestement moins besoin d’un châtiment que d’un traitement psychiatrique. »

Il remarque aussi que le jeune juif, certes prend sa revanche, car « Dieu sait quels comptes [il] pouvait avoir à régler: toute sa famille avait presque à coup sûr été assassinée », mais au cours de la visite, progressivement se crée un malaise: « Je me demandai si le juif était réellement excité par le pouvoir nouvellement acquis qu’il exerçait. J’arrivai à la conclusion qu’il n’y prenait pas véritablement de plaisir, et qu’il se contentait —comme un client de bordel, ou un jeune garçon qui fume son premier cigare, ou un touriste qui déambule dans une galerie de peinture— de se persuader qu’il y trouvait du plaisir et se comportait comme il avait rêvé de le faire alors qu’il était réduit à l’impuissance ».

Cette scène, et d’autres, lui fit preuve prendre conscience que:

L’idée même de vengeance et de punition est une illusion puérile. À vrai dire, on ne se venge jamais. On veut se venger lorsqu’on est impuissant, et qu’on a conscience de l’être: dès que ce sentiment d’impuissance disparaît, le désir de vengeance s’évanouit avec lui. (24)

Notes

  1. On peut lire une sélection des reportages d’Hemingway, en français dans En ligne, (Gallimard, collection Folio, Paris, 1995), ou pour les anglophones dans Hemingway on War (Scribner, New York, 2003).
  2. cité par Bernard Crick, dans George Orwell, Flammarion, Paris, 2008, pp. 551-552.
  3. anecdote racontée par Gordon Bowker, dans George Orwell, Abacus, Londres, 2009, pp.324-325.
  4. Dans ces Notes for My Literary Executor, il demandait en particulier que ne soient pas réédités deux romans —La Fille du Pasteur, Et vive l’apidistra!— ainsi qu’un essai, Le Lion et la Licorne.
  5. Essais, articles, Lettres, volume III, éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 453.
  6. George Orwell, par Bernard Crick, Flammarion, Paris, 2008, p. 565.
  7. George Orwell, par Gordon Bowker, Abacus, Londres, 2009, p.325.
  8. ibid, p. 374.
  9. Clerical Party May Re-emerge in France, in The Observer Years, Atlantic Books, 2004, p.31 et suivantes.
  10. France’s Interest in the War Dwindles, in The Observer Years, Atlantic Books, 2004, p.52
  11. À l’occasion d’un anniversaire, in Essais, articles, Lettres, volume IV, éditions Ivrea, Paris, 2008, p. 337. Sans doute s’agit-il, du groupe de résistants formé autour de Liberté un journal clandestin dont le n°1 paru le 25 novembre 1940, à Marseille. Il avait été créé autour de trois professeurs à la Faculté de Droit, François de Menthon, Paul Coste-Floret et Pierre-Henri Teitgen, ainsi que d’un journaliste Rémy Roure. Liberté, à la fin de 1941 fusionnera avec Combat. (Presse Clandestine 1940-1944, par Claude Bellanger, Armand Colin, coll. Kiosque, Paris, 1961, pp. 40-41). Sinon, j’ai retrouvé la trace d’autres Liberté publiés à la Libération, mais il s’agit de quotidiens régionaux, et de Libres, quotidien parisien à durée de vie éphémère lancé de François Mitterrand (sources: Histoire générale de la Presse Française, tome 4, PUF, Paris, 1975 & Histoire de la spoliation de la presse française, par Claude Hisard, La Librairie Française, Paris, 1955)
  12. in The Observer Years, Atlantic Books, 2004, p.52
  13. George Orwell, par Gordon Bowker, Abacus Londres, 2009, pp. 325-326.
  14. in The Observer Years, Atlantic Books, 2004, p.37
  15. ibid, p. 41.
  16. ibid, p. 42.
  17. ibid, p. 49
  18. Essais, Articles, Lettres, volume III, Éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 478
  19. George Orwell, par Bernard Crick, Flammarion, Paris, 2008, p. 564.
  20. 1984, Gallimard, collection Folio, Paris, 2010, p.358.
  21. George Orwell, par Gordon Bowker, Abacus Londres, 2009, pp. 330.
  22. Notes sur le nationalisme, in Essais, articles, Lettres, volume III, éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 455-456.
  23. Plaidoyer pour P.G. Wodehouse, in Essais, articles, Lettres, volume III, éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 431-446. Le texte semble avoir été écrit en février 1945, alors que George Orwell venait tout juste d’arriver en France; il sera publié dans le numéro 2, de juillet 1945 de Windmill.
  24. Amère est la vengeance, in Essais, articles, Lettres, volume IV, éditions Ivrea, Paris, 2008, p. 9 et suivantes. Ce texte est paru dans Tribune du 9 novembre 1945.