Débat : Des initiatives pour un journalisme de demain

Article publié le 19 octobre 2008

Débat « ça presse ! » du 13 juin 2007

Ils tentent de reconquérir le public avec un parti-pris d’info de qualité. Les créateurs de Rue89, Cafebabel, Terra economica, Philosophie Magazine, nous racontent comment ils se sont lancés dans l’aventure au cour d’un débat ça presse ! avec :

Pascal Riché, fondateur de Rue89.

Adriano Farrano, rédacteur en chef de Cafebabel.

Fabrice Gerscheldirecteur de publication de Philosophie Magazine.

Walter Bouvaisdirecteur de publication de Terra Economica.

Pascal Riché, co-fondateur de rue89.com : « Je déteste l’expression « journalisme citoyen » »

L’idée de départ

« Pierre Haski, Laurent Mauriac et moi-même, fondateurs du site, avons pour point commun d’avoir été correspondants à l’étranger et d’avoir tenu un blog : à Pékin pour Pierre, New York pour Laurent, Washington pour ce qui me concerne. Nous avons découvert une autre façon de faire notre métier, en nous mettant au niveau du lecteur, en discutant avec lui. Nous recevions des informations des lecteurs, leurs conseils, leurs critiques… Nous avons commencé à nous dire qu’il y avait peut-être une voie à creuser, un nouveau média d’information à imaginer. Nous avons commencé à évoquer la perspective de monter un projet. Cela a duré un an jusqu’au plan social de Libération. Avec un quatrième larron, nous nous sommes présentés au « guichet départ » et avons lancé le 6 mai la première plate-forme. Notre idée est que l’on peut réconcilier les deux univers que sont les médias traditionnels, sorte de citadelle assiégée, et la blogosphère, sorte de jungle où l’on n’aurait plus besoin des journalistes. Nous voulons organiser une coopération entre les journalistes-médiateurs et les internautes pour créer une information à 3 voix : la rédaction qui produit une information solide, les experts au sens le plus large (universitaires, magistrats, économistes…) qui apportent leur éclairage, leur perspective et les internautes qui fournissent leurs témoignages, leurs expertises, leurs commentaires. »

Le lancement

« Ce fut une période excitante et les premiers résultats vont bien au delà de nos attentes: en deux mois, nous avons réussi à acquérir crédibilité, notoriété et audience. Nous sommes cités dans les revues de presse, invités sur les plateaux des talk shows. Et l’audience est au rendez vous : avec 600 000 visiteurs uniques par mois. Le fait que des journalistes quittent leur média traditionnel pour se lancer dans une telle aventure a suscité la curiosité des autres journalistes. Ils ont parlé de Rue89, ce qui nous a aidé à nous faire connaître. Pour créer le site, nous sommes partis de nos fonds propres et de nos indemnités de départ. La partie purement informatique (les dépenses de développement) a coûté environ 20 000 €, avec un logiciel libre, « drupal ». Notre plan de financement initial est une fusée à trois étages : nos fonds personnels (100 000 €), le  » love money », famille et amis…puis une levée de fonds plus importante. Il s’agit de financer les frais de fonctionnement (salaires, hébergement, loyer) jusqu’à ce que les recettes prennent le relais et les couvrent (d’ici deux ou trois ans dans notre business plan). Actuellement nous fonctionnons grâce à la publicité, à des prestations de services (adaptation du concept de rue89.com à d’autres produits, pour le compte de médias) et à la vente de contenu. Il nous faudrait un million de visiteurs uniques par mois pour intéresser vraiment les publicitaires et recueillir environ un million de recettes par an. »

Ceci n’est pas du journalisme citoyen

« Je déteste l’expression journaliste citoyen. Je me sens citoyen, et « journaliste » est un vrai métier. Notre site est seulement le moyen de faire coopérer deux mondes. Si on peut réconcilier un peu les Français avec leurs média pour lesquels la défiance est profonde, nous serons très heureux. Ce qui est remarquable, c’est le dialogue que Internet permet d’établir avec les lecteurs, et qui était jusqu’alors inexistant. Les internautes nous envoient à la fois des informations, que nous vérifions, et des remarques. Sur les textes envoyés, c’est un peu décevant. Seulement 1 texte sur 20 est publiable. Trop souvent, ce sont des commentaires ou des coups de gueule. Nous cherchons des témoignages. Nous avons par exemple un blog (sous pseudo) d’un prof de ZEP. Nous n’avons qu’un petit réseau d’experts-amis; il est difficile de l’étendre car nous ne pouvons pour le moment les rémunérer. »

Walter Bouvais, co-fondateur de terra-economica.info : « Les grands groupes ont des moyens mais souffrent d’inertie »

L‘idée de départ

« Je m’ennuyais dans la presse classique. Je viens de la presse économique (L’Expansion) qui, en France, est très austère et technique. Elle n’a jamais pris dans notre pays, sauf Capital. Quand on se dit à 29 ans que la presse ne fait pas rêver, il y a un problème. J’ai voulu transformer cette énergie négative en projet. J’ai rejoint l’équipe qui a lancé Transfert, site qui a défriché le nouveau monde de l’internet, avant de s’effondrer avec l’éclatement de la bulle internet. Après deux ans comme pigiste à Nantes, je voulais créer un média alternatif dans le secteur du développement durable et de l’écologie. Je voulais créer une agence multimedia qui propose des enquêtes à décliner sur différents médias. Un soir, lors d’un dîner, l’idée est apparue de créer un journal en ligne qui décrypte et vulgarise l’économie, tout en la raccrochant à des questions de société. Bref, un journal économique et citoyen. »

Le lancement

« Nous nous sommes retrouvés à trois anciens de Transfert : un commercial, un ingénieur, un journaliste. Un deuxième journaliste financier nous a rejoint en mars 2004. Nous avions 1500 euros pour le lancement. On créé une SARL de presse. On a trouvé un imprimeur prêt à nous faire des envois d’une impression papier de notre site. Puis nous avons recruté une trentaine de journaliste sur entretien pour constituer une équipe permanente de collaborateurs pigistes. On leur disait : « nous n’avons pas d’argent. Pendant un an, vous ne serez pas payés. On ne sait pas si ça marchera. Si oui, on fera une levée de fond, et tout le monde sera payé ». Le bénévolat a duré 15 mois. On a fourni 12 pages en noir et blanc, à un rythme hebdo. On travaillait 100 heures par semaine. On a gagné 500 abonnés en ligne. Puis on a recherché les financements auprès de l’économie sociale et solidaire (Crédit coopératif, Nef, cigales, Garrigue. Mais notre dossier a été rejeté, trop risqué. Nous sommes donc allés voir le réseau Entreprendre. Son histoire : le patron de Phildar, qui avait faillite et dû licencier 600 personnes s’était promis de recréer 600 emplois. Ouest Entreprendre nous a fait un prêt d’honneur. Nous avons aussi été soutenus par la technopole de Nantes, Atlanpole. La levée de fonds a été très longue : un an. Nous étions tellement épuisés que nous avons suspendu le site en mars 2005. Puis nous avons rencontré un abonné qui nous a proposé un apport financier et on est retourné voir les banques. »

Le développement

« Depuis septembre 2005, on vit principalement de l’abonnement (5500 abonnés : particuliers, entreprises, étudiants) et de conférences. L’abonnement coûte de 30 à 2000 euros. Le lectorat est composé d’urbains francophones de 25 à 45 ans. Notre équipe compte 6 personnes à temps plein. On vient de lancer Planète terra, un quotidien collaboratif sur le développement durable, à base de collaborations ponctuelles et exclusives des lecteurs. Un contact plus direct avec les lecteurs nous engage plus. On leur demande de ne pas communiquer sous pseudo. En échange, quand les contributeurs viennent sur notre site, on leur montre notre « arrière cuisine : ils voient tout ce qui se passe dans notre rédaction, les articles en cours, en projet, etc. On mise sur l’intérêt croissant du public pour le développement durable : même si le marché de la presse sur ce sujet est atomisé, avec Novethic, Neosapiens, Ekwo… On pense que plus il y aura de projets plus on pourra persuader les financeurs d’y aller. On s’ouvre aussi à la pub institutionnelle. Il n’y a pas d’autres solutions que la pub pour se développer. Une leçon à tirer : les grands groupes ont beaucoup de moyens mais souffrent d’inertie. Il faut que les individus en sortent pour créer quelque chose de nouveau. Quitte à se faire récupérer, après, par un groupe. »

Fabrice Gerschel, directeur de publication de Philosophie magazine : « Au départ les financiers m’ont découragé… » 

L’idée de départ

« Je ne suis pas journaliste. J’ai travaillé dans la banque pendant 10 ans. Un jour, pendant mes vacances – j’ai toujours aimé lire de la philosphie en été-, j’ai réalisé qu’il n’y avait pas de journaux pour vulgariser la philo. J’ai décidé de créer le journal que j’avais envie de lire. Partant du principe que la philosophie n’est pas un hobby, je voulais faire un journal généraliste, un news, qui porte un regard philosophique sur l’actualité. J’ai fait un business plan en 2004, avant de rechercher un rédacteur en chef. Un philosophe ou un journaliste ? Ce fut finalement un romancier, passionné de philo et ayant touché au journalisme : Alexandre Lacroix. L’idée de départ est que la fraîcheur de ce journal viendrait du fait que ce n’était ni tout à fait du journalisme ni tout à fait de la philosophie. »

Le lancement

« J’ai créé la société mi 2005. Je me suis donné neuf mois pour lancer le journal. Tous les professionnels m’ont dit que ça ne marcherait pas. Pour les NMPP, ce journal ne ferait pas plus de 20000 exemplaires. Les financiers m’ont découragé (« 4,90 euros le numéro, c’est trop cher »), le test du n° 0 auprès d’un groupe de lecteurs était négatif. Mais on a quand même lancé le numéro, j’y croyais : un million de personnes s’intéressent à ce domaine, les philosophes vendent leurs livres. Le numéro 1 a bien marché : 51 000 ex et la diff s’est bien maintenue (OJD diff. payante 48 000 ex. en 2006). On s’est lancé en bimestriel, on est passé en mensuel en janvier 2007. La diffusion en mensuel est de l’ordre de 40 000. »

Financé par la vente au numéro et 7 page de pub !

« On a 9000 abonnés. La cible : des lecteurs de news (Le Monde, Obs, Courrier…) en un peu plus jeune et plus féminin. Moyenne d’âge : 45 ans. Le financement se fait par la vente au numéro et actuellement 7 pages de pub/numéro. On fait systématiquement de la promo avec un budget modeste mais régulier (affichage uniquement). L’équipe rédactionnelle compte 12 personnes dont 6 rédacteurs. Je ne pensais pas qu’on aurait besoin d’autant de monde. J’avais entendu dire qu’on pouvait faire un mensuel avec trois journalistes permanents mais ce n’est pas possible de faire ce journal autrement. Les rédacteurs sont soit des journalistes spécialisés philo ou connaissant bien ce domaine, soit des philosophes ou essayistes. On a essayé de travailler avec des journalistes non philosophes mais ça n’a souvent pas donné de bons résultats. On a embauché des journalistes expérimentés en maquette et SR. L’investissement initial est personnel. Je savais que j’avais de quoi tenir au moins un an. Je n’ai pas chercher à entrer dans un grand groupe : leur processus de décision est trop long et complexe et ils auraient eu des objectifs de diffusion intenables. Je ne crois pas au bimedia pour philosophie magazine. Internet peut juste nous aider à attirer des abonnés, proposer des débats et des blogs de philosophes. »

Adriano Farano, co-fondateur de cafebabel.com

« Nous avons cette initiative en amateur »

L’idée de départ

« Erasmus a constitué le cadre des rencontres qui ont permis de lancer cafebabel.com. J’ai fait Sciences-Po à vingt ans puis, me retrouvant à Strasbourg, j’ai eu l’idée de créer un média transnational. Je me suis dit qu’en Europe, nous avions beaucoup de choses en commun : Schengen, la législation… Et que, grâce à Internet, nous pouvions aller partout en Europe.

Le lancement

« Nous avons lancé cette initiative à trois, en amateurs. Nous sommes une association loi 1908 (spécifique à l’Alsace). Le site, au début, était présenté en 4 langues : italien, anglais, espagnol et français. Il a tout de suite fonctionné, grâce notamment à un article sur lemonde.fr. Différentes personnes sont rentrées dans leur pays pour y créer des rédactions. A la fin de mes études, avec Alexandre Heully, l’actuel responsable de la communication nous avons créé une rédaction centrale professionnelle. Pour professionnaliser une partie des activités, nous avons obtenu différents financements : de la mairie de Paris, de la Fondation de France… Nous avons voulu fonder un média de qualité avec une ligne éditoriale, le côté participatif du journal n‘étant pas un but, mais seulement un moyen. »

Valoriser les contenus produits ailleurs

« Nous avons un réseau de 1000 personnes, avec deux tiers de traducteurs, un tiers de rédacteurs (qu’ils soient journalistes ou pas). Avec seulement des rédacteurs, cela aurait été simplement trop cher. Nous sommes 9 salariés, dont un mi-temps à Bruxelles. Notre rédaction valorise les contenus produits ailleurs. Elle reste au centre du processus journalistique. On ne dit pas : « Envoyez-nous des articles », mais contactez-nous avant. L’idée est de savoir si la personne est capable d’écrire. Nous favorisons un processus maïeutique d’élaboration en amont de l’article. Prenons l’exemple de l’anniversaire de la guerre des Malouines. Nous avons envoyé un appel aux auteurs pour traiter le sujet. C’est un journaliste de la BBC qui l’a traité. Nous assumons la prise de décision, mais l’ascenseur doit aller dans les deux sens. Pour l’anecdote, nous avons un jour reçu un article d’un journaliste britannique sur un groupe de musique. C’est la stagiaire italienne qui s’est aperçue que les citations étaient pompées. Cela nous arrive deux fois par an. Encore une fois, nous sélectionnons les personnes selon une charte éditoriale. Après, c’est un peu comme rentrer dans une famille. cafebabel.com est une association. C’est un modèle économique qui ne permet que difficilement d’avoir des pigistes. En revanche, si le pigiste est bon, on l’accueille, pour participer à « Europe on the ground » par exemple. Nous prenons en charge ses frais de transport et d’hébergement dans un pays et il peut écrire d’autres articles pour lesquels il sera payé par d’autres médias. »

A 99 % de subventions privées et publiques

« Nous avons actuellement 400 000 visites par mois avec 2 millions de pages vues. cafebabel.com est actuellement en 7 langues. Nous avons ouvert en février 2006 une rédaction en Pologne, car il y avait une forte demande d’information européenne. Nous avons des partenariats avec d’autres médias pour leur fournir du contenu : France Inter (Transeuropéennes), Courrier International et Arte (Zoom Europa). Nous avons également réalisé un supplément de 16 pages deux fois de suite pour El Correo de Andalucia, un journal espagnol. Nous fonctionnons à 99% avec des subventions de fondations privées pour la moitié et d’organismes publics pour l’autre moitié. Elles ne sont pas accordées pour 10 ans, mais en fonction des projets ! En Allemagne par exemple, il existe un système de fondations très développé. Depuis peu, nous avons inséré quelques publicités. »

babelblog, première plate-forme de blogs multilangues

« Notre ligne éditoriale : Nous n’avons pas voulu fonder un média européen pour dire : « L’Europe, c’est bien ! ». L’Europe est un prétexte pour se connaître, ouvrir nos horizons. Nous ne voulons absolument pas devenir une version nationalisée, voire nationaliste, de l’Europe. L’idée est d’offrir une perspective européenne qui soit « buvable » pour le lecteur. Nous avons lancerbabelblog qui représente la première plate-forme de blogs multilangues. La contrainte que nous imposons est celle de créer des blogs avec de réels projets éditoriaux. L’idée étant de mettre l’utilisateur au centre du jeu. Nous avons l’intention d’y ajouter des forums, des sondages et des pétitions. Aux Assises du journalisme, planait l’esprit du « monstre méchant d’Internet ». J’ai envie de dire : ayez plus peur de la peur du changement que du changement. Ne nous demandez pas des emplois. Un grand quotidien est venu nous voir pour obtenir des conseils sur leur stratégie Internet . Nous leur avons d’abord posé deux questions sur leur stratégie papier : Pourquoi n’y a-t-il pas de journal le dimanche ? et Pourquoi les quotidiens ne contiennent-ils pas 20 à 30 pages d’informations locales comme dans les autres pays européens ? »