Les chroniques de François Simon

François Simon fut d’abord journaliste à La Nouvelle République du Centre-Ouest puis au Monde durant une bonne vingtaine d’années. Du métier de journaliste, il a une conception exigeante et rigoureus qu’il a résumé dans un court ouvrage, dont le titre marquait sa proximité avec le fondateur du Monde : « Journaliste: Dans les pas d’Hubert Beuve-Méry ». Sur le blog de Ça Presse, François Simon tenait une chronique qui dessinait une réflexion sur le journalisme contemporain et les médias d’aujourd’hui. 

 

Médias et citoyens, la responsabilité en question

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 23 novembre 2008

Logo Ca Presse !« Médias et citoyens, la responsabilité en question ». Voilà un thème de réflexion qui peut nous mener loin. C’est celui qu’avait choisi Le Grand Orient de France pour ses rencontres maçonniques de Lille, le 15 novembre, en partenariat avec l’Ecole supérieure de journalisme. Ce qui ressort des quelque dix-sept prises de paroles et des réactions de la salle, c’est le désir impérieux de trouver auprès des journalistes la véracité de l’information. Face à l’incomparable puissance de frappe du Net à laquelle on ne peut échapper, on sentait comme un appel fait aux professionnels, à ceux dont c’est le métier de valider l’information, de ne pas laisser l’internaute sans points d’appui.

Lourde responsabilité pour laquelle les « gens du métier » ont tenté d’apporter des réponses. Ainsi Jérôme Bouvier, président des Assises du journalisme, rappela-t-il son souhait de voir remis dans le débat public le contenu des chartes professionnelles.  Il s’agit, selon lui, d’abandonner la notion de quatrième pouvoir pour lui préférer  celle de premier contre-pouvoir. Mais qui détient ce contre-pouvoir ?

Eric Marquis, vice-président de la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, était bien placé pour informer de la précarité dans laquelle s’enfonce la profession, arguant de la difficile mise en place des rédactions Internet et de l’apparition de confrères  qu’il qualifia de journalistes low-cost , indiquant au passage qu’au Figaro, par exemple, les rédacteurs du Net dépendent d’une agence qui n’est pas tenue par la convention collective. « Une info de qualité suppose des moyens », pouvait-il rappeler.

La création d’un Conseil de la presse ayant été évoquée, Eric Marquis ne manqua pas de suggérer que cela passe par la Commission de la carte professionnelle, organisme paritaire aux structures éprouvées, l’obtention de cette carte pouvant être soumise à d’autres critères que le simple niveau de rémunération des intéressés.

Les interventions d’Anne Brucy, directrice de FR3 Nord-Pas de Calais-Picardie, et de Marie-Laure Augry, médiatrice des rédactions de FR3,  ont montré combien les auditeurs (comme les lecteurs) aimaient à se faire entendre. La médiation, affirma cette dernière, est, précisément, une reconnaissance de la parole du téléspectateur dont le mode de réaction est induit pas l’électronique  (90% du courrier). Un téléspectateur  qui se montre de plus en plus averti et d’une grande exigence. L’occasion pour Jean-Michel Quillardet, ancien Grand maître du Grand orient de France, de s’interroger sur l’importance d’une instance de régulation qu’il ne veut pas voir assimilée à un ordre professionnel. Mais organiser un moyen d’alerte, pourquoi pas ?

Pierre Lambicchi, Grand Maître du Grand Orient de France, pouvait conclure sans peine cette longue journée de débats en affirmant qu' »un pays sans presse serait un pays sans âme », chacun ayant compris qu’il ne pouvait faire allusion qu’à une presse aussi libre que possible.

 

Un méchant coup d’estoc

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 27 octobre 2008

Logo Ca Presse !C’était dans Le Monde daté des 19 et 20 octobre 2008, en page trois, à la faveur d’un excellent reportage dans un collège de Seine-Saint-Denis. Un professeur y avait invité ses élèves, arabes ou noirs pour la plupart, à réfléchir sur l’identité nationale. Cela après le match de football France-Tunisie à l’occasion duquel La Marseillaise avait été copieusement sifflée.

Difficile pour tous ces jeunes de se définir comme Français. Et dur, pour le professeur, de sentir à nouveau les regards converger vers le 9-3 et ceux qu’on avait pu qualifier de racailles. D’autant plus, conclut-il, qu’il se sentait « écœuré » par les propos de Fadela Amara, secrétaire d’Etat à la Ville qui, au lendemain du match, a déclaré au journal télévisé de France 2 qu’il fallait donner « un gros coup de destop » à ces comportements dans les stades ». Et le journaliste de préciser : « Destop est un produit pour déboucher les canalisations… des toilettes ».

Ecœurement partagé à la lecture de ces lignes. On imagine la surenchère. Plus fort que le Kärcher, voici le vide-chiottes. Fadela Amara, dont on connaît le franc-parler, plus forte que son maître et prête à balayer la « racaille ».

Sauf que…

Sauf que ce n’est pas ce qu’a dit la secrétaire d’Etat. Le rectificatif est publié dans Le Monde du 25 octobre, en bas de page 21 cette fois. Fadela Amara a parlé d’un coup d’estoc et non pas de destop. Un retour sur le 13 heures de France 2 du 15 octobre le confirme sans ambiguïté. « L’estoc est un terme d’escrime employé pour définir la manière de toucher juste », argumente-t-elle. Bien vu ! Mais qui, ayant lu le reportage, aura pris connaissance du rectificatif , alors que l’incrimination est passée de bouche à oreille comme feu de paille ?

Voilà bien le problème du moment sur lequel il nous faudra revenir sans doute bien souvent. Submergé par un flot d’informations déboulant de multiples sources, le citoyen ne sait plus trop à quel Google se vouer. Il a vu, il a lu, on lui a dit… mais où était-ce, et quand, et comment ?

C’est ici que doit intervenir le journaliste, le professionnel de l’information, celui à qui on demande de valider cette information sans laquelle il n’y a plus de respiration possible pour la démocratie.

 

Voici les Infiltrés

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 8 novembre 2008

Logo Ca Presse !Nous y voilà ! Cette caméra cachée que l’on ne saurait voir et que d’aucuns utilisaient déjà, avec ou sans raison mais non sans risque de bidonnage, est devenue un outil de grande utilité aux yeux de France 2. Pour cette télévision publique, le journaliste est ici qualifié d’Infiltré, ce qui veut dire qu’il s’introduit clandestinement en des lieux où, nous assure-t-on, une vraie caméra ne serait pas acceptée. A commencer par certaines maisons de retraite où se dissimule la maltraitance. Tel était le cas le 22 octobre. La journaliste enquêteuse, dont on ne nous livre que le prénom et qui n’apparaîtra qu’en ombre chinoise au cours du débat , s’est fait accepter dans cette maison de retraite comme stagiaire aide-soignante. La caméra est trop bien cachée pour que l’on voie autre chose que des corps tronqués et des lits défaits. Mais on entend les plaintes et les rudoiements. Quand la lumière revient sur le plateau, la secrétaire d’Etat chargée de la solidarité, Valérie Letard, est la première à s’indigner : « Je vais porter plainte, donnez-moi l’adresse de cette maison ».  » Nous sommes des journalistes, pas des auxiliaires de justice », répond David Pujadas qui présente l’émission. Il a raison.

Mais journaliste, parlons-en. C’est, en effet, celui qui est chargé de dire la vérité. De la révéler. Mais peut-il le faire par n’importe quel moyen ? Là est le débat. Depuis 1918, à l’instar du Syndicat national des journalistes (SNJ), les journalistes se sont dotés d’une « Charte des devoirs professionnels  » destinée à mettre fin au laisser-aller de plumitifs trop enclins à raconter des bobards ou à travestir la vérité. Mais la vérité ne saurait être travestie, au sens propre du terme. C’est pourquoi il est dit dans la Charte qu’un « journaliste digne de ce nom s’interdit d’invoquer un titre ou une qualité imaginaire, d’user de moyens déloyaux pour obtenir une information ou surprendre la bonne foi de quiconque ». Tout le contraire de ce qui nous est montré dans ces reportages. Journaliste à RTL, Jean-Michel Apathie sur son blog [l’article est aujourd’hui introuvable] rappelle aussi que l’interlocuteur doit savoir à qui il a affaire et que « les propos tenus ont vocation à être portés à la connaissance du public ».

On pourrait s’en tenir là, mais l’idée que l’on puisse passer à coté d’informations obstinément cachées en trouble plus d’un. A commencer par le SNJ qui, tout en jugeant le concept à la fois « choquant et dangereux », n’en pense pas moins « qu’il est possible de recueillir des informations par des moyens détournés, quand il n’y a plus aucune possibilité de faire autrement « . Tout comme Daniel Schneiderman [voir Libération du 13 octobre 2008] pour qui ces images devaient être vues, nul ne pouvant « discuter l’impératif de l’information de l’opinion publique sur d’odieuses maltraitances subies par les vieillards ». « On viole la règle, mais c’est pour la bonne cause », ironise de son côté Dominique Dhombres dans sa chronique quotidienne (Le Monde du 7 novembre 2008).

On voit bien que le sujet fait écran, au point qu’on ne se demande même plus s’il y a eu enquête ou non. Alors, qu’en réalité, il n’y en a pas eu. Par exemple : quel est le budget de l’établissement ? qui y est admis ? que répond la direction ? On ne le saura pas. Oui la maltraitance des vieillards ou l’exploitation par le travail au noir doivent être dénoncés. Mais à visage découvert. Et pas par n’importe quel moyen. Autrement c’est l’assurance d’une suspicion permanente à l’égard des journalistes. De tous les journalistes.

 

Gratuits : la face cachée

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 22 novembre 2008

Logo Ca Presse !Cela fait une dizaine d’années que l’on nous tend dans la rue des quotidiens tout frais sortis des imprimeries. Et gratuits. On prend, on lit parfois et on jette. Belle aubaine, pour les jeunes notamment, qui vont jusqu’à s’organiser dans certaines facultés pour disposer de ce qui se distribue ainsi. Mais, gratuits, ces journaux ne le sont pas puisque c’est la publicité qui leur permet de subsister. Et la publicité, c’est moi qui la paye, chaque fois que j’achète une marque ou un service qui font de la promotion. Ce qui m’arrive également, me dira-t-on, quand je prends au kiosque un journal qui ne vivrait pas sans l’appoint – pour ne pas dire plus – de la réclame.

La différence est que, d’un coté on tend le journal au lecteur alors que, de l’autre, c’est le lecteur qui tend la main pour avoir le journal. En payant, il se fait complice d’une rédaction et signifie son intérêt pour un contenu bien défini. Un contenu beaucoup plus fourni, beaucoup plus riche en analyses et en reportages. Du moins si l’on s’en tient à quelques grands journaux parisiens ou régionaux. Il faudrait donc dire non aux gratuits qui assèchent le marché publicitaire et, par là, causent tort aux « vrais » quotidiens. Sans faire recette, nous dit-on aujourd’hui, 20minutes comme Métro affichant des pertes d’exploitation. Faut-il s’en réjouir ?

Sans doute pas. Il faut y regarder de plus près. Et d’abord savoir que ces journaux sont faits par des journalistes professionnels, formés parfois dans les meilleures écoles. Ceux-la savent très bien, comme dans n’importe quel autre quotidien, à quel public ils s’adressent et le servent avec intelligence. Un public majoritairement jeune et peu enclin à aller chercher pâture ailleurs. Ces journalistes font leur travail avec autant de compétence qu’ailleurs. Et même souvent avec plus de liberté.

C’est là que nous voulions en arriver. Dans les grandes villes de province où se distribuent ces gratuits, les rédactions bénéficient d’un avantage indéniable. Elles n’ont à subir ni les pressions des publicitaires locaux ni celles des pouvoirs publics municipaux ou régionaux. Enorme privilège. Pouvoir rester sourd aux sollicitations, voire aux injonctions du premier magistrat de la ville autant qu’à celles de la redoutable Union commerciale locale, quel luxe !

 

Clause de conscience : attention, danger !

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 10 février 2009

Logo Ca Presse !C’est comme un étau dont on resserre les mâchoires à petits tours de vis. Lentement, à coups de propositions honnêtes ou de glissements sémantiques. Simplement en vue de faire disparaitre cet être hybride qu’est le journaliste, du moins dans sa double nature de salarié-auteur. Être informe et embarrassant, à la fois attaché par contrat à un organe de presse et responsable de ses écrits.

Cet être existe à plusieurs milliers d’exemplaires et le législateur l’a reconnu en le faisant bénéficier d’une disposition exorbitante du droit commun. L’article L. 761-7 du Code du travail permet en effet au journaliste de quitter son journal et de toucher ses indemnités en cas de cession du dit journal, voire en cas d’un changement notable dans le caractère ou l’orientation de ce journal. Lui permet également de faire retirer sa signature d’un article qu’il jugerait par trop dénaturé. Un auteur, vous dis-je, protégé par une « clause de conscience », selon la qualification de la Cour de cassation quand elle rend un arrêt sur la base de l’article précité.

Cette clause irrite les éditeurs qui, en la personne d’Alain ­Metternich, président de la Fédération nationale de la presse française, viennent de demander  qu’elle soit fortement restreinte. Cela afin de faciliter les transmissions d’entreprises. Il est vrai que les derniers changements de propriétaires, comme aux Echos il y a peu, ont vu partir bon nombre de rédacteurs sur la base de ce droit. Dur, quand on met la main sur un quotidien de devoir commencer par payer d’importantes indemnités à tant de journalistes chagrins ! Au moment même où le président de la République préconise la constitution de grands groupes de presse, fussent-ils aux mains de gros industriels.

En réalité, derrière  tout cela se cachent d’autres enjeux. Il ne s’agit pas seulement d’aller dans le sens préconisé par l’Elysée mais de mettre en cause un titre de propriété intellectuelle qui caractérise le journaliste. Lui reconnaître ce droit d’auteur, c’est accepter de l’étendre à tous les supports. Enorme enjeu à l’heure d’Internet, au point que certains groupes de presse vont jusqu’à  faire gérer leurs sites  par des agences qui n’hésitent pas à s’affranchir de la législation en vigueur.

Enfin, si on ne reconnait plus au rédacteur cette qualité d’auteur-salarié, on met à mal une des revendications essentielles formulée tant pas les sociétés de journalistes que par les syndicats, à savoir la mise en place de représentants de la rédaction dans les instances dirigeantes de la société éditrice. Avec droit de regard sur les grandes orientations du journal et sur le choix de ses principaux dirigeants. Prétention excessive ? Pas aux yeux de ceux qui pensent que si la presse est bien une industrie, elle n’est pas une industrie comme les autres du seul fait qu’elle produit une valeur particulière, d’ordre moral et politique, dont dépend le bon fonctionnement d’une démocratie pluraliste.

« Le journaliste est celui qui rend visible ce qui se passe dans la société », disait Marcel Gauchet. Ne brouillons pas ce message.

In memoriam

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 7 décembre 2008

Logo Ca Presse !À l’heure où on en vient à rompre les tout derniers liens qui nous rattachaient aux rêves de ceux qui, les armes parfois tenues maladroitement à la main, imaginaient une presse enfin mise à l’abri des pouvoirs politiques et financiers, il semble bon de s’arrêter un instant sur ce passé pas si lointain. Ces rêves n’étaient pas ceux d’adolescents ignorants des réalités de la vie.C’étaient ceux d’hommes mûrs qui avaient connu ce que d’aucuns appelaient « la pourriture » de la presse d’avant-guerre. Ils s’appelaient Albert Bayet, Emmanuel Mounier, Hubert Beuve-Méry, Georges Hourdin, Albert Camus, Claude Bourdet, Philippe Viannay, pour n’en citer que quelques uns. Et c’est dans les maquis de la Résistance que s’était défini cet avenir d’une presse capable de tenir en lisière les puissances financières et politiques. C’était le fait d’hommes « qui, pendant des années, écrivant un article, savaient que cet article pouvait se payer de la prison ou de la mort », comme le soulignait Albert Camus.

On put croire un moment que le rêve devenait réalité lorsque les ordonnances de 1944 vinrent préciser les choses. Une ordonnance a force de loi. Celle du 26 août mettait l’accent sur l’impérieuse nécessité de connaître le ou les véritables propriétaires des organes de presse. Pour qu’on se comprenne bien, il fut dit que « nul ne pouvait exercer les fonctions de directeur ou de directeur délégué d’un quotidien accessoirement à une autre fonction soit commerciale, soit industrielle, qui constitue la source principale de ses revenus et bénéfices ». On y ajoutait que « la même personne ne pouvait être directeur ou directeur délégué de plus d’un quotidien ». Enfin, on faisait obligation de publier régulièrement les comptes de l’entreprise.

Nous voilà loin, bien loin de tels impératifs. Pourtant, ces gens qui réclamaient l’impossible ont tenu leur place dans la presse d’après-guerre. Il est difficile de les faire passer pour de doux illuminés. Certains, comme Beuve-Méry, ont proposé des solutions qui auraient fait de la presse, non pas un service public —comme on le voit aujourd’hui, hélas! pour la télévision— mais un service au public, en transformant les entreprises de presse en sociétés à but non lucratif. Tout autre chose que ce toboggan dans lequel on veut nous entraîner en s’en remettant  » à ceux qui ont des moyens ». Voilà de quoi troubler le repos de nos grands ancêtres. Entendrons-nous évoquer ces voix d’outre-tombe à l’heure où l’on débat si fort à propos du journalisme ?

Ne rêvons pas. Mais n’oublions pas non plus.

 

Télé, mon beau miroir

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 19 décembre  2008

Logo Ca Presse !Vous êtes jeune ? Vous avez de la chance, vous allez découvrir quelque chose. Vous êtes de la génération d’avant mai 68 ? Tant pis pour vous, vous allez respirer un parfum ancestral. Donc les jeunes, c’est à vous que je m’adresse. Soyez attentifs, car tout ne va pas se voir d’un coup. Ce sera d’abord comme un brouillard chargé de mille bonnes intentions, d’autant de promesses et de bonne foi jurée. On ne changera rien. Vous verrez toujours les mêmes sur le petit écran. Car c’est de télévision dont je vous parle. Les mêmes au début du moins.

Mais alors, pourquoi changer les règles du jeu ? Pourquoi « nationaliser » la télévision si ce doit être comme avant, hormis un transbordement des recettes publicitaires du public vers le privé ? Toutes les suppositions sont permises, à commencer, ça n’a échappé à personne, par l’avantage qu’en tireront les amis Bouygues et consorts. Mais là n’est peut-être pas l’essentiel. Après tout, échapper aux contraintes des publicitaires vaut peut-être d’en payer le prix. Mais quel prix ? Les journalistes savent très bien ce qu’il peut en être, ce qu’il en a été des entreprises sur lesquelles l’Etat a la main. Moins que le président de la République lui-même ou que son premier ministre, ou que tout autre membre du gouvernement, ce sont les députés et sénateurs bien en cour et, tout autant, les membres occultes des cabinets qui auront à cœur de dire leur mot, de « suggérer » la création d’émissions, d’imposer des directives, puisque, tout comme le chef de l’Etat, ils se sentiront propriétaires de France Télévision.

Propriétaire ? Mais oui ! Nicolas Sarkozy l’avait dit sans ambages : « Il est normal que ce soit celui qui paye qui nomme les présidents des chaînes publiques ». Passons sur cette formule audacieuse qui laisse entendre que le chef de l’Etat tire les revenus publics de sa poche. Mais une telle affirmation ne peut que faire courber les échines. On ne s’étonnera donc pas que le PDG de France Télévision ait vite pris les devants, avant même le vote définitif de la loi – pas encore examinée par le Sénat – et sa promulgation, en faisant voter illico pas son conseil d’administration la suppression de la publicité sur ses chaines après 20 heures, dès le 5 janvier. Il l’a fait, assure-t-il dans l’intérêt supérieur du groupe et de ses collaborateurs. Partant, il en fera d’autres sans qu’il soit besoin de lui faire les gros yeux.

Heureusement que Le Canard enchaîné est un journal satirique et qu’on n’est donc pas obligé de le prendre au sérieux. Il prétend que Nicolas Sarkozy veut réformer France 3. « Il y en a marre, aurait-il dit à son entourage, de voir sur les antennes régionales de France 3 les journalistes passer leur temps à taper sur moi et sur les mecs de droite. On va réformer et, après, il faudra bien qu’ils soient neutres ».

Neutres, objectifs, les journalistes ne sont rien de tout cela aux yeux et aux oreilles de ceux qui nous gouvernent. Rengaine de tous les pouvoirs.

 

Gaza dans la tourmente de l’information

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 5  janvier 2009

Logo Ca Presse !Tout conflit armé ravive la guerre des communications. L’armée israélienne ne l’a pas oublié qui a commencé par interdire l’accès de la bande de Gaza à tout journaliste. Mais qui a créé sa propre chaîne sur YouTube pour y diffuser des vidéos pleines de raids aériens et de tirs ciblés. On y voit exploser des bombes, mais on ignore quels dégâts s’en suivent. Sauf que…

Les choses changent vite à l’heure du tout virtuel. Fini l’époque des pigeons voyageurs qu’utilisaient encore les correspondants de guerre lors du débarquement de 1945. La communication n’est plus l’apanage d’un petit nombre d’individus. Aujourd’hui, chacun peut acquérir les moyens d’informer et de donner son avis sur n’importe quel événement. Chacun peut se faire entendre, au sens propre du terme. Avec, bien entendu, les risques attachés à toute conversation. Mon voisin m’a dit… Et de ce qu’il m’a dit, que vais-je en faire ? Cette question est de tous les instants. Elle requiert une éducation nouvelle si nous ne voulons pas rester à la merci du moindre informateur. Elle inquiète souvent les pouvoirs en place, comme en Egypte, par exemple, où le lancement de l’iPhone 3G a été accepté à condition que soit désactivé le GPS qu’il contient, afin que ne puissent être localisés certains lieux sensibles. Garder la main sur l’information, obsession de tous les pouvoirs.

Ce qui se passe en Palestine illustre ce propos. L’armée israélienne nous montre les raids aériens qu’elle mène sur Gaza. Voilà une information ramenée à sa plus triste expression. Et même sa plus simple expression dans la mesure où YouTube a censuré certaines vidéos ! Quels sont par ailleurs les dégâts occasionnés par ces incessants bombardements ? Les vidéos ne le disent pas.

Quant aux Palestiniens, enfermés dans Gaza, peut-on les imaginer privés de toutes nouvelles ? Les ondes n’ont pas de frontières. La télévision et les téléphones en sont la preuve. Internet aussi qui accueille les blogs de certains reclus comme en témoignent nos quotidiens (voir le récit de Sameh Habib sur le site du Figaro ). En Cisjordanie, nombreux sont ceux qui ont les yeux fixés en permanence sur la chaîne Al Jazeera et transmettent aussitôt les nouvelles par téléphone aux parents et amis enfermés dans la bande de Gaza.

Arrêtons-nous à cela : agence de presse arabe, Al Jazeera a été créée il y a un peu plus de dix ans, surgissant dans un paysage médiatique largement dominé par des agences occidentales. On l’a vite baptisée la CNN arabe et elle n’a fait que se développer depuis, créant même Al Jazeera international. Certains, comme à Washington, l’accusent de se faire le porte-parole des groupes extrémistes. D’autres, parmi les pays arabes, supportent mal ses critiques.

On ne peut cependant que se féliciter de voir se multiplier les sources d’informations, aussi imparfaites soient-elles — et lesquelles ne le sont pas ?

« Le seul moyen de neutraliser les effets des journaux est d’en multiplier le nombre », écrivait Tocqueville. Avouant, par ailleurs, « ne pas porter à la liberté de la presse cet amour complet et instantané qu’on accorde aux choses souverainement bonnes de leur nature », il n’en concluait pas moins aimer la presse « par la considération des maux qu’elle empêche bien plus que pour les biens qu’elle fait ».

Alors, tous à nos claviers !

 

France-Soir d’hier et d’aujourd’hui

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 19 janvier 2009

Logo Ca Presse !« Rédaction, jeune, compétente, enthousiaste, masse salariale allégée, ayant affronté foultitude d’épreuves, cherche repreneur sérieux ayant deniers et envies à offrir à journal qui n’attend plus que vous pour remettre idées fraîches sous presse. »

Cette petite annonce, d’un humour grinçant, est parue dans Libération daté du 30 août 2004. Elle était l’œuvre des salariés d’un autre quotidien, France-Soir. Ceux-là ne se consolaient pas de voir s’effondrer ce qui fut, en terme de diffusion, le plus grand quotidien de France avec, au temps de sa splendeur, huit éditions quotidiennes assurées par quelque quatre cents journalistes.

Aujourd’hui même, réduite à 35 journalistes, la rédaction de France Soir s’en remet à un fonds d’investissement, Sablon International, dirigé par Alexandre Pougatchev, le fils de l’oligarque russe Sergueï Pougatchev. On ne sait pas très bien quelles sont les motivations de ce Russe milliardaire, soucieux, paraît-il, de montrer son influence en Europe. Mais il n’est pas le premier à vouloir redonner vie à ce titre. En remontant à travers le temps, on voit que Sablon International rachète le journal aux Editions du nouveau France-Soir qui l’avaient racheté à Ramy Lakah, qui l’avait racheté à l’Italien Poligraphi Editoriale, qui l’avait racheté à Georges Ghosn, qui l’avait racheté à la Socpresse de Robert Hersant, qui l’avait racheté à Hachette qui s’en était emparé en 1949.

S’en était emparé ? On peut dire les choses ainsi. En vérité, la création de ce journal eut lieu dans la clandestinité. Elle est l’œuvre d’un groupe de Résistants qui, emmenés par Philippe Viannay (Futur créateur du Centre de formation des journalistes) s’opposèrent à l’ennemi dès les premiers jours de l’Occupation, en 1941, faisant paraître sous le manteau et au péril de leur vie, Défense de la France. Le journal sortit de la clandestinité en août 1944, soixante ans, presque jour pour jour avant l’annonce parue dans Libération. Ce sont les promoteurs eux-mêmes qui, jugeant que le titre, Défense de la France, ne pouvait convenir au grand journal populaire qu’ils voulaient faire, lui substituèrent celui de France-Soir, en résonance avec le Paris-Soir d’avant-guerre, détenteur de la plus grande diffusion qu’ait jamais connu un quotidien national.

Et même, trop peu confiants en leurs talents de journalistes, les hommes de la Résistance crurent bon de faire appel à un des managers de ce Paris-Soir, Pierre Lazareff, tout juste revenu des Etats-Unis où, pendant les quatre ans d’occupation, il avait rejoint le War Information Office. Rédacteur en chef fougueux et dynamique (il sera l’un des créateurs du fameux Cinq colonnes à la une de la Télévision), ce dernier eut tôt fait d’embarquer le navire vers des eaux où les gens de l’ombre ne pouvaient s’y retrouver. L’argent manqua et Hachette vint, Lazareff devenant le directeur général de ce qui sera le quotidien d’après-guerre le plus vendu. Mais après sa mort, en 1972, le journal déclinera irrémédiablement. Non sans que les équipes rédactionnelles successives s’emploient à sauver le titre.

Qu’il survive, c’est ce qu’on lui souhaite de tout cœur, tant est nécessaire, aujourd’hui plus qu’hier, que subsistent le maximum de titres sur la place. Alexandre Pougatchef promet de doubler les effectifs de la rédaction pour refaire du journal un grand quotidien populaire de qualité. On aimerait. Et que les rédacteurs qui continuent, avec une belle obstination, à maintenir le bateau à flot, n’oublient pas de quel lointain passé ils sont les héritiers. Celui de la Résistance.

 

Et vous les petits, les obscurs, les sans grade…

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 12 janvier 2009

Logo Ca Presse !France-Inter a consacré ses émissions du « 7-9 » le week-end des 10 et 11 janvier à l’étude du sondage réalisé par TNS-Sofres et publié, comme chaque année, par La Croix. Un sondage qui confirme la défiance du public à l’égard des journalistes qui, répondent 61 % des sondés, « ne sont pas indépendants des pressions des partis politiques et du pouvoir », ni « des pressions d’argent ».

On n’a plus à vanter les qualités journalistiques de Stéphane Paoli, qui anime cette tranche horaire avec Sandra Freeman. Le débat est clairement mené. Si les réponses ne sont pas à l’avenant, cela tient aux personnes interrogées. Là est le défaut. Sous le prétexte évident qu’il faut des interlocuteurs qualifiés, les invités sont tous des directeurs de médias, l’ont été ou vont l’être. Des gens responsables, en somme. Ils ne remettent pas en cause leur pratique, bien sûr. Résister aux pressions du pouvoir ? Cela dépend de chacun, assure l’un d’eux, comme si un journaliste pouvait s’opposer à un ministre s’il n’est pas assuré d’être soutenu par sa direction. L’authentique interpellation de Beuve-Méry à ses journalistes donne la dimension du problème : « Si un ministre vous invite à déjeuner, n’oubliez pas que vous lui faites l’honneur de venir à sa table ». On pouvait y aller tranquillement. Mais ailleurs, qu’en est-il ?

Que de sujets qui ne sont pas traités simplement parce que cela déplairait au propriétaire de l’organe de presse qui, lui-même, ne veut pas déplaire à certains partis politiques ni au pouvoir. Et encore moins aux indispensables bailleurs de fonds que sont les publicitaires. Pour savoir ce qu’il en est vraiment, mieux vaudrait interroger les petits, les obscurs, les sans grade, ceux qui arrivent le matin les mains pleines de propositions d’articles et d’enquêtes d’un intérêt évident, et qui se font retoquer pour défaut de concordance avec la direction. La direction du marketing, s’entend. Reportons-nous ici même à la vidéo de nos amis des « Incorrigibles », à la séquence « La vraie vie des journalistes en vidéo (« La chef de rubrique »). Plus vraie que nature. Pour jouer aussi bien son rôle, cette rédactrice n’a eu qu’à se mettre dans la peau de son personnage. Ce qu’elle propose à sa rédactrice en chef, c’est une enquête sur les femmes battues, une belle enquête, vraie et chaleureuse. Seulement, ce qui fait la décision, ce n’est pas l’intérêt du sujet proposé, mais la concordance avec la publicité et les études de marché.

Telle est la loi dans de nombreux magazines, voire des quotidiens attachés à ne pas heurter ceux dont ils se partagent la manne. Soucieux, même d’aller au devant de leurs désirs supposés. Telle est la loi dont souffrent quantité de fantassins qui n’ont pas les honneurs des interviews. Et qui auraient pourtant tant de choses à dire.

Pas comme les autres

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 4  février 2009

Logo Ca Presse !Le président l’a dit : « Le journalisme n’est pas une profession comme les autres ». C’était dit comme en passant, dans son discours du 23 janvier, mais c’était dit. Avec, de toute évidence, le souci de ne pas aller plus loin. Oui, il est normal « que, dans un journal, la rédaction se perçoive comme une entité particulière », a reconnu M. Sarkozy.  Mais de là à la laisser prendre le pas sur l’éditeur…Car, a-t-il averti, « si l’objectif de reconnaissance juridique de la rédaction est de mettre d’autorité l’éditeur à l’écart de projet éditorial, dont il assume pourtant le risque juridique et économique et dont il a été parfois à l’origine intellectuelle, alors les éditeurs ne peuvent l’accepter ».

Subtile rhétorique qui consiste, en premier lieu, à anoblir, en quelque sorte, le propriétaire d’un organe de presse sous le titre d’éditeur en laissant entendre qu’il endosse toutes les responsabilités. Mais non, le directeur de la publication n’est pas nécessairement le propriétaire du média. Il n’en est pas moins le responsable juridique. Il partage avec les journalistes « le droit » de se voir assigner devant les tribunaux, en cas de diffamation, par exemple.

Preuve que nous sommes dans un univers qui ne ressort pas totalement du droit commun des entreprises. Il faut continuer d’en discuter, même si les chances sont minces de voir apparaître la véritable structure qui mettrait la presse à l’abri de convoitises mercantiles. Il faut même parler idéalement. Et répéter inlassablement que si la presse n’est pas une industrie comme les autres c’est tout simplement parce qu’elle produit de la valeur et reste, quels que soient ses défauts, un élément essentiel de la démocratie.

Est-ce bien là la préoccupation des « propriétaires » de nos médias, qu’il s’agisse de groupes de presse ou d’industriels prêts à verser des millions sur des entreprises à la rentabilité incertaine ? La frilosité des membres des Etats généraux de la presse et la manière des plus soft avec laquelle le président de la République leur a répondu, montre bien que nous ne sommes pas à l’heure des grandes décisions. Continuons de rêver. Offrons le journal à tous nos jeunes, ils n’aiment que les gratuits. Ne laissons pas les journalistes se constituer en task force. Insistons bien sur la demande plutôt que sur l’offre. Que veulent nos lecteurs, voila la vraie question, n’est-ce pas ? Que veulent nos lecteurs ?

Mais rien et tout à la fois. Pour un seul quotidien, plus d’un million de lecteurs attendent chacun quelque chose. Mais quoi exactement ? C’est au média de leur offrir un contenu qui les unifie, on pourrait dire malgré eux. Un média qu’ils se donneront la peine d’aller chercher et de payer, de préférence, en un geste qui les engage. Un média contre lequel ils pesteront à l’occasion comme on peste contre un ami que l’on veut toujours plus près de nos idées, que l’on va parfois jusqu’à vitupérer, mais qui reste un ami. Pas comme les autres.

Compétent, vous avez dit compétent

  • Article publié initialement sur le site de Ça Presse ! le 28 février 2009

Logo Ca Presse !À la faveur d’une interview accordée au Monde du 17 février, Marcel Gauchet, dont on connaît les réflexions pertinentes concernant les médias, prédit un accroissement d’exigence à l’égard de la presse écrite. Ce que nous vivons actuellement dans la tornade informatisée ne serait qu’un moment, pas un modèle. Pour lui, la presse papier « est là justement pour fournir des clés, pour accroître la capacité d’exploiter toutes ces ressources désormais disponibles ». Ressources que fournit Internet principalement.Le pari de Marcel Gauchet, repose sur la compétence des journalistes, sur leur professionnalisme. A terme, affirme-t-il, « le niveau d’exigence à l’égard de la presse sera plus élevé et non plus bas ». À nous de nous y préparer en travaillant, partout où il se peut, pour cet accroissement de compétence. Tout en nous efforçant de bien voir de quoi il s’agit. Car il peut y avoir confusion.

Parfois, pour un journaliste, la tentation est grande de passer de la compétence à l’expertise. Oeuvrant, par obligation, avec certains milieux, il peut en venir à se croire médecin parmi les médecins, sélectionneur parmi les sélectionneurs, ministre parmi les ministres. Il se veut expert et cherche à parler d’égal à égal. Mais ce n’est pas ce qu’on lui demande. Car, dans ce cas, le métier s’en trouve perverti, la tentation étant plus de se montrer que de montrer. Ce que l’on demande à un journaliste, c’est d’aborder sans a priori le sujet qu’il doit traiter, mais non sans connaissance de ce sujet. Des connaissances qu’il doit acquérir et sans cesse approfondir selon sa place dans la rédaction. Une place qui peut changer, tel qui s’occupait de politique pouvant passer dans un autre service, traiter aujourd’hui d’économie et demain de politique, pourvu qu’il y consacre le temps nécessaire pour creuser ses sujets et ne pas se laisser prendre au dépourvu. Ce faisant, Il ne change pas de profession.

Car le journalisme est en lui-même un métier qu’on ne saurait confondre avec d’autres métiers. « Je préfère former des journalistes à l’économie que des économistes au journalisme », déclarait sans ambages Jean Boissonnat, résumant ainsi une situation qu’il est parfois difficile de saisir, vue de l’extérieur. Le journaliste est là pour comprendre et faire comprendre, rappelait quant à elle Françoise Giroud qui appliquait la formule aux cents façons qu’il y a d’exercer ce métier. « Un article n’est pas une thèse »1, rappelait-elle encore afin de signifier ce qui distingue la compétence de l’expertise.

Marcel Gauchet ne dit pas autre chose. Quand on lui demande comment il situe notre profession à l’heure où, grâce au Net, chacun peut se croire journaliste, il répond que, précisément, pour sortir de la confusion, « on aura de plus en plus besoin de professionnels pour s’y retrouver ». En nous enjoignant de ne pas prendre un moment difficile, celui que connaît notre profession, pour la fin de l’Histoire, il nous assigne le devoir d’apporter de la clarté dans la profusion et la confusion.

Notes

  1. Françoise Giroud, Leçons particulières, Fayard, 1990