Crise de la presse : Comment ça se passe à l'étranger ?

Article publié le 15 octobre 2008

Compte-rendu du débat « ça presse ! » du 23 mai 2007

La presse à l’étranger souffre-t-elle comme en France d’une baisse de son lectorat, d’une chute de ses ressources publicitaires, de la concurrence du gratuite et d’internet. Exemples en Allemagne, en Espagne, en Corée, aux Etats-Unis.

Avec :

Stefan Simons, correspondant à Paris de l’hebdomadaire allemand Der Spiegel

Alex Vicente, correspondant du quotidien catalan Avui

John Burke, rédacteur en chef de Editor Weblog ( www.editorsweblog.org ), la revue de l’Association mondiale des journaux ( www.wan-press.org )

Claire Ulrich, correspondante en France du site coréen Ohmynews

Stefan Simons : « La presse allemande se porte mieux qu’en France »

« Avec 350 journaux d’info générale et 25 millions d’exemplaires vendus, la situation de la presse en Allemagne (en 4ème place en densité de journaux par habitant derrière les presses japonaise, britannique et suisse) est un peu meilleure qu’en France. Cette meilleure santé s’explique notamment par le« fédéralisme » allemand (Hambourg, Berlin, Munich, Stuttgart étant des grandes villes de presse) et à une distribution plus dense qu’en France et à des coûts de fabrication moindres. »

« La presse gratuite en Allemangne n’est pas considérée comme une menace. Il y en a peu. Les quotidiens régionaux ont lancé des quotidiens pas chers pour contrer l’arrivée des gratuits et ça a fonctionné. La situation des journalistes en Allemagne se dégrade. Il n’y a pas spécialement de précarité (il n’y a pas de CDD en Allemagne, au bout de trois mois de travail, on devient salarié), mais les places deviennent très chères et il y a des pressions fortes pour baisser les salaires, surtout en PQR. Les journalistes rédacteurs sont obligés de prendre des photos, font plus d’heures, notamment pour produire sur Internet sans supplément de salaire. »

L’exemple de Der Speigel

Stefan Simons explique la bonne santé de Der Spiegel (1 million d’exemplaires/semaine devant Focus (700 000 ex), De Zeit (120000)), par l’identité du titre : « Le Spiegel est né après la seconde guerre mondiale et a été fondé par un jeune journaliste de 24 ans, sans passé nazi. Il voulait faire de ce journal « une mitrailleuse pour la démocratie ». Sa famille détient encore une partie du capital qui est aujourd’hui propriété à 49 % du groupe Springer + la famille du fondateur et à 51% de la société des rédacteurs. Le Spiegel possède une logique multimedia : c’est à la fois le magazine un hebdomadaire, des émissions de TV (diffusées sous forme de « fenêtres sur plusieurs chaînes de télévision allemandes), une boîte de production de films (diffusés sur internet et vendus à des diffuseurs) et un site (http://www.spiegel.de/) qui emploie 60 journalistes à plein temps, plus l’ensemble de la rédaction du journal. C’est aussi un groupe, qui a lancé dans les années 80 des magazines économiques et financiers. »

Der Spiegel est le premier journal à s’être lancé sur le net, en 1995. « Les correspondants et autres journalistes « papier » et « télé »  qui travaillent pour le site ne sont pas payés, si ce n’est en « bouteilles de champagne » à la fin de l’année. Il a embauché très récemment 4 à 5 journalistes anglophones pour développer le site en anglais qui marche très bien. La circulation des journalistes se fait dans les 2 sens : on peut travailler sur le papier et ensuite pour le site et réciproquement. Le site peut publier des infos avant le magazine (qui sort  le lundi), ce qui a pu provoquer des frictions au sein de la rédaction. Le site du Spiegel a été bénéficiaire cette  année pour la première fois. »

Alex Vicente : « La presse espagnole est en crise, elle a un faible crédit »

« La presse espagnole est en crise.  Sa diffusion était déjà faible avant 2000, et elle a été concurrencée par la presse gratuite. A Barcelone, quatre quotidiens gratuits tirent le double de El Pais. 20 minutes et Metro font des bénéfices depuis deux ans. Seuls deux quotidiens s’en sortent : El Pais (gauche) et El Mundo (droite) qui font chacun partie d’un grand groupe : Prisa (El Pais) et El Mundo, tous deux multimédias (TV, édition, presse). »

« La presse magazine espagnole est beaucoup moins florissante qu’en France. Seule la presse people fonctionne et il n’y a pas d’hebdo news. En Espagne, tous les journaux sont allés sur Internet en même temps, entre 1995 et 1997.Mais depuis, personne n’a évolué. Après avoir proposé un site payant qui a fait fuir les lecteurs,  El Pais est revenu à un accès gratuit. Il y a eu des efforts très timides pour passer au Web 2.0, mais on commence à expérimenter plus largement depuis 2007. »

Côté liberté de la presse, le journaliste espagnol estime que « les pressions du pouvoir sur la presse sont considérées comme normales. Il y a une  meilleure résistance en France qu’en Espagne ». Alex Vicente rappelle l’épisode Aznar après les attentats de Madrid. Le chef du gouvernement voulait faire « porter le chapeau » à l’ETA, à la veille d’élections : « El mundo refait campagne depuis quelques mois pour affirmer que ce n’est pas Al Qaida qui est à l’origine des attentats. Mais El Pais a fait une contre-enquête pour démontrer que son concurrent a payé un des mis en cause dans l’affaire pour faire un faux témoignage sur ces attentats. » En bref « la presse espagnole a un faible crédit, mais le public ne conteste pas ».

L’exemple du quotidien Avui, pour lequel Alex Vicente est le correspondant à Paris : « Ce quotidien en catalan, basé à Barcelone, diffuse à 70 000 exemplaires. Il a été racheté par le Groupe Planeta, un grand groupe d’édition, qui a misé, pour relancer le journal en septembre 2005, sur « un mélange de presse gratuite et de qualité » : grandes photos, textes courts mais avec des infos « maison » (pas de dépêches d’agence). Il a remonté ses ventes de 6,7% en 12 mois. Le gouvernement de catalogne a pris 20 % des parts, pour sauvegarder le premier quotidien en catalan. À présent, il y a trois quotidiens catalans : El Periódico (traduit avec un logiciel informatique de l’espagnol au catalan, les deux versions sont publiées) et El Punt (qui a joint un réseaux de petits journaux régionales).

John Burke : « C’est la presse mondiale qui est en perte de vitesse »

« L’association mondiale des journaux regroupe 75 syndicats ou associations de journalistes de 75 pays. Elle fait des rapports sur l’évolution de la presse, du métier de journaliste dans le monde. Selon son rapport 2007, la diffusion de la presse augmente de 2% dans le monde grâce à la Chine et à l’Inde. Partout ailleurs en Europe et aux États-Unis, les ventes diminuent de 2 à 3 % par an. Autre phénomène : les investissements  publicitaires augmentent de manière globale et migrent de plus en plus rapidement vers internet. Mais les journaux ne gagnent que 5% de leurs revenus grâce à la pub online : la pub sur le web n’est pas chère et rapporte peu. »

« Les Etats-Unis connaissent une crise particulièrement grave. Au cours de ces trois dernières années, tous les groupes de presse ont perdu 50 % de leur valeur boursière. D’où un débat qui émerge dans le pays : doit-il y avoir une presse publique ? Autre paradoxe : alors que la presse n’est plus rentable et que beaucoup de groupes vendent des journaux, des milliardaires achètent des quotidiens ou des magazines pour avoir un statut, une influence, à l’exemple de R.Murdoch qui veut racheter Dow Jones/Wall Street Journal.

« Par ailleurs, le New York Times accroît ses revenus en achetant des sites internet et en développant les petites annonces. Les groupes, comme Gannett, investissent énormément sur Internet,  mais ils sont vraiment dans une phase d’expérimentation. Le groupe Garnett, qui possède une centaine de journaux locaux, fait le pari que ce sont les nouvelles locales qui ont de l’avenir. Les infos internationales, diffusées partout, perdent de la valeur et n’intéresseraient plus le public. Le groupe mise sur une info « hyperlocale » traitée  par des journalistes mobiles, qui disposent d’une voiture, d’une caméra, d’un ordinateur portable, et se déplacent pour faire leurs reportages et leurs papiers diffusés sur les sites. La rédaction (en tant que lieu) disparaît. »

Claire Ulrich : « L’expérience Ohmynews en Corée du Sud chamboule l’info »

« La Corée du Sud a vécu une expérience particulière avec le lancement, en 2000, de OhmyNews, un site d’information alimenté par des journalistes professionnels (30%) et des citoyens (70%). Ohmynews ( english.ohmynews.com ), a été lancé en 2000 par  M. Oh. Ce journaliste venu de la presse écrite progressiste, a une idée : les lecteurs font le journal, décident de la hiérarchie et de la valeur des infos. »

« Au moment où il monte son projet, la Corée du Sud n’a  pas encore liquidé l’héritage d’une longue dictature de droite dure, avec des journalistes et des groupes de presse très liés au pouvoir, pro-américain, et une société bloquée. Mr Oh lance son site avec trois journalistes, jeunes, syndiqués, très à gauche, qui le font par militantisme. En 2002, l’élection d’un progressiste à la tête de l’Etat fait vraiment décoller la fréquentation et la crédibilité de Ohmynews, qui attire aussi la pub. Le projet a été rendu possible d’abord par la très grande familiarité des Coréens avec Internet. Le gouvernement, dès 94, décide d’équiper tous les foyers en Internet haut débit. »

« Aujourd’hui, en Corée du Sud, l’info internet/vidéo  est accessible partout (les téléphones sont tous équipés de TV, il y a des ordinateurs dans la moindre gare de bus de province, dans le métro. Dans les centres commerciaux, les dalles s’allument et diffusent des infos quand vous marchez dessus !). Un contexte favorable au développement de Ohmynews, tout comme la mentalité coréenne, très sensible à l’effort  collectif pour le bien des citoyens et du pays. »

Comme les citoyens participent ? « Les citoyens qui veulent écrire doivent donner une photocopie de leur pièce d’identité, puis envoient leur article, leur photo, leur vidéo, qu’ils mettent eux-mêmes en page depuis n’importe quel ordinateur. Les journalistes pro sélectionnent les propositions : il faut que ces « histoires de vie » apportent une information ou une opinion bien construite. La rédaction met en valeur les bonnes enquêtes sur le site. Les journaliste pro conseillent éventuellement les auteurs en leur disant : « tu devrais chercher telle source, poser telle question » ou prennent en charge l’investigation pure que le citoyen, seul, ne peut pas faire. Il y a même possibilité de prendre des cours de base de journalisme sur le site et au siège de Ohmynews. »

Le modèle économique : « Un article est payé à un volontaire 20 $ à partir d’un certain nombre de clics, ce qui est facile à atteindre. Les lecteurs peuvent rémunérer directement l’auteur d’un article qu’ils ont apprécié via leur téléphone portable. Les gains ont parfois atteint des sommes très importantes (record: 18 000€). Les lecteurs peuvent faire des commentaires sur les articles et ceux-ci (caractéristique semble-t-il du site) peuvent être très violents, mais il sont très lus, autant que les articles eux-mêmes. »

« Aujourd’hui, le site compte 40 000 rédacteurs enregistrés et 200 articles sont envoyés chaque jour. La rédaction « pro » comprend 70 journalistes jeunes, « mal payés », qui  sont là par militantisme et pour une certaine liberté qui n’existe pas dans la presse coréenne « traditionnelle ». Ce sont eux qui éditent les papiers et… comblent les trous. Il y a des correspondants dans les grandes capitales. Le chiffre d’affaire est de 6 millions de dollars par an (publicité, syndication). La production est de qualité, car dans un contexte hostile, Ohmynews n’a eu que 4 procès. »

« L’évolution du site se traduit par l’intégration d’un forum de tchat, de vidéos et d’une tv en ligne, la parution d’un gratuit distribué dans le métro dès les débuts du site (pour obtenir le statut d’entreprise de presse), la création d’un site en anglais, en japonais mais aussi l’essaimage sous d’autres formes du concept par des entrepreneurs inspirés, et parfois aidés, par Ohmynews :  Indonésie,  Danemark, Israël, Népal, Brésil, etc… »