Débat : Fin des journaux… ou début d'un nouveau journalisme?
Article publié initialement le 20 mai 2009
Débat organisé le 4 mars 2009
Révolution numérique, avec une explosion de l’offre sur le web, migration des budgets pubs de la presse écrite vers internet, culture du gratuit et désaffection du public… voilà pour les quatre principaux éléments de la crise qui bouleverse aujourd’hui la presse et tels que les rappellent Bernard Poulet, dans son livre paru en janvier dernier, La fin des journaux et l’avenir de l’information (éd. Gallimard). Invité le 4 mars dernier par Ça presse !, le rédacteur en chef deL’Expansion débat avec Philippe Couve, journaliste à RFI, notamment sur l’Atelier des médias, membre du blog collectif Médiachroniques et animateur de son propre blog de veille sur les médias, Samsa. Deux points de vue vivifiants sur le thème : La fin des journaux… ou le début d’un nouveau journalisme ?, avec le public des débats de Ca presse !….
La fin des journaux est-elle programmée ?
« L’écrit, ça durera toujours »… ces propos rassurants de confrères font réagir Bernard Poulet qui préfère adopter un « catastrophisme éclairé consistant à anticiper la catastrophe dont on est persuadé qu’elle va arriver ».
Bernard Poulet : « Certaines conclusions des Etats généraux de la presse qui consistent à dire que si l’on diminue les coûts de production ou de fabrication, la presse pourra repartir me laissent sceptique. Pour la première fois depuis le début de la presse écrite, les publicitaires n’ont pas besoin de journaux pour diffuser leurs messages. Par ailleurs, la disparition des budgets de Petites Annonces ne reviendra jamais. Même si elles passent sur des sites d’information, elles rapporteront moins. Nous n’avons plus les moyens de financer la presse comme elle l’a été historiquement. A l’avenir, impossible donc d’entretenir les équipes rédactionnelles actuelles. On pourrait alors se dire : on réduit la voilure, c’est à dire le format, le nombre de pages, les effectifs…), on augmente un peu la présence sur Internet, et on laisse passer la crise. Mais c’est un déni de la réalité ! Les journaux aux Etats-Unis savent qu’ils ne vont pas continuer comme avant (à lire l’article de Libération sur la presse américaine). Regardons par exemple la nouvelle perspective de Newsweek : ils ne visent plus un traitement exhaustif de l’information mais choisissent de couvrir un événement que s’ils y trouvent un angle original, et ils se contentent d’une diffusion plus faible (passant de 3 millions à 1,5 millions d’exemplaires), avec une audience exigeante et un doublement du prix du journal. Pas de solution miracle pour renouveler la capacité à produire une information de masse de qualité. A moyen terme, une grande partie de la presse écrite va disparaître. Le modèle des magazines fondé sur la publicité et qui pourrait paraître en meilleure santé que la presse quotidienne, me semble lui aussi, de toute façon dépassé. On connaît le système : ces derniers sont distribués au rabais, proposés en abonnement à bas prix… Sans la publicité, c’est foutu ! »
Si le modèle d’un grand journal d’information, avec un rédaction importante disparaît, quid de la presse écrite ?
Bernard Poulet : « Un journal comme le New York Times, doté d’une énorme rédaction, est sans doute condamné. Et c’est aussi la fin du modèle actuel de la presse magazine qui vend une audience qualifiée aux publicitaires (à lire l’article du Monde sur le New York Times). J’ai l’intuition que les éditeurs pensent qu’il restera toujours au moins un grand titre de presse quotidienne et chacun espère être celui-là ! C’est une sorte de bataille pour devenir le dernier survivant dans chaque pays. C’est du moins une hypothèse que je fais sur la stratégie de certains journaux de pays développés industrialisés. »
Quel modèle d’information est en train d’émerger ?
Bernard Poulet : « Les gens auront toujours besoin d’information, mais les études révèlent qu’ils veulent juste « être au courant », et pas forcément lire des articles de fond. J’avance alors l’hypothèse d’une information à deux vitesses. La première, une info « low cost » (type journaux gratuits, ou sites web alimentés par des reprises de dépêches d’agence, des communiqués de presse) pour le grand public, peu chère à produire, avec un niveau d’exigence faible. La seconde, une info payante, plus experte et pointue, « pour les riches », qui demandent une « plus-value ». C’est déjà le cas pour la presse économique et financière. L’issue peut être donc positive pour une partie des journalistes, car il faudra être bien meilleur, et pour cela gagner en expertise et en talent. La digitalisation pourrait être vue comme l’euthanasie du journalisme moyen ! »
Philippe Couve : « Depuis 1995, époque à laquelle ont émergé les premiers sites web, la génération de rédacteurs en chef qui était à la tête des médias historiques a failli par aveuglement et par rigidité, parfois pour plein de bonnes ou de mauvaises raisons. La circulation de l’information a changé. Elle ne vient plus seulement de l’AFP, de façon linéaire, mais aussi des blogs, des passants… Elle est plus que jamais en réseau. Pour exemple, la photo de l’avion qui s’est posé sur l’Hudson a été prise avec un iphone par un homme qui se trouvait sur un ferry et qui l’a envoyé sur twitter avant même la fin du sauvetage.
L’écosystème de l’information change : on peut s’informer sans les journalistes.
Il faut aussi être lucide : les lecteurs ne lisent pas tous les articles, ce qu’on a refusé d’admettre jusqu’à maintenant. Prenez l’exemple du Herald Tribune : quand il a été envisagé de supprimer les jeux de bridge dans le journal, il y a eu une levée de boucliers des lecteurs pour l’empêcher. Cela ne s’était jamais produit pour une autre rubrique !
N’y-a-t-il pas avant tout un problème de modèle économique ?
Bernard Poulet : « A part la revue XXI, il n’y a pas de nouveau modèle économique. XXI est une revue trimestrielle vendue 15 € qui fonctionne sans publicité et qui est distribuée dans les librairies et les relais H. C’est un modèle de « niche » avec une diffusion de 25 à 30 000 exemplaires. Le journal recourt beaucoup à l’iconographie. Et c’est la seule revue qui peut couvrir jusqu’à 3000 € de frais d’un journaliste pour un reportage… »
Philippe Couve : « Si nous sommes au bord du précipice, c’est parce que la publicité s’en va. Ce sont des pans entiers de kiosque qu’on retrouve sur le site Internet de l’Oréal, qui n’a plus besoin de la presse. Le modèle économique actuel est mort.
Demain, notre employeur sera peut-être Nokia, qui, par exemple, est en train de développer un service d’information par téléphone pour les agriculteurs des pays émergents. On leur donne la météo, des conseils pour les récoltes, une information sur les marchés dans le secteur, toutes ces informations étant profilées selon le destinataire. C’est une info-service, mais une info tout de même. A ce propos, il faudrait peut-être ouvrir un vrai débat sur le terme-même d’information. La messe est dite. L’information type « toute info » c’est comme l’eau du robinet. Les gens le voient comme un service. Il n’est pas sûr que beaucoup de lecteurs paient pour une info de haute qualité telle que celle dispensée par XXI »
Pierre Haski, cofondateur de rue89 intervient dans la salle : « Rue89 est doté d’une équipe qui fait un journalisme dont nous n’avons pas à rougir. A ce jour, c’est vrai, nous n’avons pas encore trouvé de modèle économique mais est-ce un problème ? Libération est né grâce à des comités de soutien et à de multiples bricolages, et a vécu pendant une bonne dizaine d’années, sans publicité, avant de trouver un équilibre. Je ne doute pas qu’on trouvera un modèle économique pour la presse avec le Web et comme pour le papier, il y aura le meilleur et le pire. »
Comment rétablir la confiance des lecteurs ?
Philippe Couve : « Le web donne une occasion inespérée de restaurer le lien de confiance, en rendant tout simplement des comptes. Par exemple, quand je diffuse une interview coupée au montage, je mets l’intégralité de l’entretien sur Internet. C’est comme la traçabilité du bœuf ! Peu importe si les gens vont voir ou pas l’intégralité du document : ils y ont accès, c’est transparent ! Autre exemple : récemment, un journaliste nous a livré un reportage pour la rubrique « Médias du monde » de notre site L’Atelier des médias.
Malgré sa qualité moyenne, nous l’avons diffusé car nous n’avions pas de marbre. Cela n’a pas manqué : les internautes, par leurs messages, ont relevé tous les points faibles du reportage. Du coup, nous avons diffusé, une semaine après, une vidéo dans laquelle nous répondions aux questions des internautes. »
Bernard Poulet : « Certes, Internet offre beaucoup de possibilités. Mais la question essentielle reste : peut-on financer une proposition d’information sous n’importe quelle forme dans les conditions économiques actuelles ? On ne le sait pas. Prétendre que l’on a bien compris ce qui se passait à Bombay grâce à Twitter, c’est du délire. Qu’est-ce qui a du sens, dans un tel flot d’infos brutes, immédiates et non décryptées ? Même Dan Gillmor, le pape du Citizen journalism, n’a pas trouvé le moyen de faire tourner sa production sur le web. Revenons à « l’info-service » : Nokia va peut-être donner la météo, mais probablement pas financer LA grande enquête sur tel ou tel aspect de la vie de la cité ou sur un problème de société qui pourrait faire sens. Et cette info-là, comment la produit-on ? »
Peut-on imaginer de créer un service public d’information ?
Philippe Couve : « Les radios et télévisions de service public de qualité tirent toujours le privé vers le haut ».
Bernard Poulet : « Nous avons besoin de l’information politique et de société pour nourrir le tissu social, pour que la société démocratique fonctionne normalement. Si cela disparaît, comment vont vivre nos sociétés ? Avez-vous entendu parler de ce grand journal local de Denver, vieux de 150 ans, menacé de fermer et de provoquer 200 licenciements ? Certaines personnes se sont demandées pourquoi elles ne se mobiliseraient pas pour le renflouer. A l’avenir, on sera contraint de tenter différentes choses pour créer le tissu d’information dont nous avons besoin. Peut-être faut-il toucher le fond pour recomposer quelque chose ! »
Philippe Couve : « Il faut lâcher nos vieilles habitudes et ne plus transposer tels quels les modèles journalistiques de la presse écrite au web. Par exemple, la question de savoir si on lira un article de cinq feuillets sur écran n’est pas la bonne. Aux débuts de la radio, dans les années 30, on demandait à des acteurs de lire des articles de presse écrite. Il a fallu du temps pour que les journalistes de radio comprennent la spécificité de ce média et qu’ils trouvent un langage adapté. Quant au tissu social, il est déjà déchiré ! Pensez que l’âge moyen des lecteurs du Monde est de 55 ans, celui des auditeurs de France Inter 59 ans. Déjà les médias ne réunissent plus toute la communauté. »
Jacques Trentesaux : « Nous sommes de plus en plus, désormais, dans l’ère de la communauté d’intérêts avec une « grammaire propre » pour chaque média qui s’adresserait à telle ou telle communauté de lecteurs ».
Bernard Poulet : « C’est vrai mais la production d’information a tout de même un effet sur l’ensemble de la société. Elle l’irrigue. »
Quelles perspectives pour un journal électronique ?
Bernard Poulet : « Le support, qu’il soit écran, e-paper, etc., ne change rien au problème, qui n’est pas technique. Prenez par exemple, le journal de l‘Agefi. Il est déjà en PDF, sur abonnement, mais c’est une information qui a une plus-value d’expertise. La question est : qui va payer pour la presse écrite ? Il y a trop d’informations gratuites pour qu’on ait envie de payer pour des informations généralistes. »
Le genre de l’enquête sera-t-il bientôt réservé qu’à l’édition ?
Témoignage dans la salle : « Il y a de moins en moins de véritable enquête journalistique. Prenez par exemple, les livres du journaliste Bertrand Gobin (cf www.leblogmulliez.com) sur le clan des Mulliez et sur Leclerc. Aucun éditeur de presse n’en a voulu parce que Auchan était annonceur chez eux. L’auteur a pourtant réussi à en vendre 20 000 exemplaires par Internet. Et quand Ariane Chemin a des informations sur Ségolène Royal, ce n’est pas dans la presse qu’elle en parle, mais dans La Femme Fatale. »
Bernard Poulet : Le problème est effectivement que nous n’avons plus de mode de financement pour les longues enquêtes.
Philippe Couve : « L’enquête journalistique permet de montrer deux types d’information : d’une part de l’information difficile à connaître, détenue par peu de personnes, que certains n’ont pas intérêt à dévoiler, et qui nécessite donc beaucoup de recherches ; d’autre part des choses visibles mais qu’on ne sait pas voir. Internet peut aider ce second type de travail d’enquête en raison du gros volume d’informations brassé. Il faut essayer ! »
En quoi le travail de hiérarchisation de l’information est-il remis en cause ?
Témoignage dans la salle : « Les journalistes ont perdu le contrôle de la hiérarchisation de l’information, qui est pourtant l’essentiel de la valeur de notre travail. Le guidage de l’information se fait par Google, ce qui n’est pas satisfaisant. Ne pourrait-on pas imaginer un outil pour hiérarchiser et guider l’internaute, conçu par des journalistes ? »
Bernard Poulet : « Effectivement, il y a une perte de contrôle, dimension peu appréhendée par beaucoup d’entre nous. C’est une délinéarisation très importante qui signifie que le consommateur choisit directement ce qu’il va lire. Ce qui a une influence sur le choix de la production. Entre un reportage sur la malaria en Afrique et un sujet sur la déprime de la new-yorkaise moyenne, le choix sera vite fait. Car le premier article est coûteux et ne rapporte pas de publicité, contrairement au second. Les acteurs d’Internet et de la téléphonie (Google, Nokia, Orange …) sont bien plus nombreux que les journalistes ou groupes de presse : ils occupent le marché rentable. Le patron d’Orange, que j’ai rencontré pour mon livre est très favorable à la production de contenus : cela fait de l’audience ! La bataille entre les mastodontes des télécoms et des moteurs de recherche va déterminer notre réaction. » – Voir le livre Le Village numérique mondial : La deuxième vie des réseaux de Didier Lombard (éd. Odile Jacob)-
Philippe Couve : « Il est très important que les journalistes remplissent ce rôle de guidage sur Internet. J’enseigne moi-même à de futurs journalistes comment identifier la nature d’une info sur le web. Le fait de proposer le guidage dans cet univers foisonnant d’informations fait partie du journalisme. Mettre des liens en commun représente une valeur. »
Va-on vers une information de plus en plus personnalisée ?
Bernard Poulet : « Quel que soit le support, des marchés hyperlocaux vont se développer à terme. »
Philippe Couve : « L’expérience m’a appris qu’on peut tout faire (web, radio, télé…) mais pas en même temps ! Le problème est que les logiques du Web sont encore très mal comprises. Et au final, la diffusion sur Internet, nous échappe. Avec ce support, l’impact réel sur le public, ce n’est plus ce que je publie, mais ce que les autres vont faire de ma publication sur d’autres sites ! Contrairement à la presse écrite, publier n’est plus diffuser ! Voyez le site Everyblock d’Adrian Holovaty qui agrège les informations et les redistribue pour de grandes villes telles que Boston, Seattle, San Francisco… »
Quelques pistes pour expérimenter ?
Pierre Haski : « Tout en partageant le « pessimisme absolu » de Bernard Poulet, je ressens un « optimisme absolu » sur notre capacité à innover et à réinventer le modèle. Par ce biais, on peut retrouver notre indépendance et le lien avec le lecteur. Car il y a une crise de la presse, mais aussi une crise du journalisme et on ne peut pas résoudre l’une sans l’autre. Avec le Web, il y a moyen de retrouver la confiance. Je peux parler par exemple de trois expériences récentes : le site Livestation, basé à Londres, permet d’accéder gratuitement à toutes les chaînes télés du monde, avec l’avantage d’un même « player » pour tout le monde ;Domotics, basé aussi à Londres, mélange journalisme « citoyen » et professionnel : ce site vend du contenu à de grands titres nationaux comme le Daily Telegraph avec lequel il partage les recettes ; et encore le site Globalpost qui rassemble 80 correspondants à l’étranger. »
Philippe Couve : « Il faut que chacun expérimente, cherche ce modèle. Il y aura des expériences dans tous les coins et c’est tant mieux. Il faut par exemple encourager les contributions des internautes, sans idées préconçues. Cela permet de mener des enquêtes participatives qu’il aurait été impossible, d’un point de vue économique, d’organiser autrement que par le web. C’est comme cela que grâce à une communauté de 2000 personnes nous avons enquêté sur les tarifs d’accès à Internet en Afrique francophone. Des personnes contribuent et une journaliste (payée par RFI) recoupe les informations. On aurait été bien incapables de réaliser cela hors du Net. »