Débat : Reconquérir les lecteurs, c'est possible!
Article publié initialement le 20 mai 2009
La presse papier peut-elle retrouver des lecteurs ? Trois expériences menées à l’étranger en Espagne, en Italie et aux Pays-Bas témoignent qu’il est possible de reconquérir un public volatile.
Un débat ça presse ! avec :
Andrés Pérez, correspondant à Paris du tout nouveau quotidien national espagnol Publico, un journal populaire et progressiste de qualité, à 50 centimes d’euros, réalisé par une équipe 100 % bi-média de 130 journalistes.
Gianpaolo Accardo, correspondant pour Internazionale, cousin italien de « Courrier International », qui a su trouver chaque semaine 50 000 acheteurs en devenant une référence sur l’actualité étrangère grâce à un traitement original
René Moerland, correspondant pour NRC Next, un nouveau quotidien hollandais payant, parvenu à séduire en six mois 70 000 lecteurs jeunes par une information exigeante mais différente (analyses, opinions, reportages d’arrière-plan…).
Andrés Perez, correspondant du quotidien espagnol Publico : « La presse quotidienne payante reste un bon créneau ! »
Le lancement : « Publico est né en septembre 2007 de la décision d’un groupe industriel qui a enregistré une hausse de son chiffre d’affaire ces cinq dernières années. C’est l’avantage du groupe média qui peut se demander : quel prochain projet vais-je pouvoir lancer ? La presse quotidienne payante reste un bon créneau. C’est un secteur porteur si l’on est novateur. Publico n’est pas un journal gratuit, mais il n’est pas trop cher non plus. C’est un journal populaire, de gauche, indépendant et progressiste. Pour le design, nous avons passé un contrat avec le cabinet El Periodico et The Independent. On a investi dans un logo peint par un artiste contemporain nommé Miguel Barcelo. »
Le contenu : « C’est le choix de la radicalité qui a été fait sur 64 pages. Il y a une rubrique Sciences et cultures, mais nous ne traitons pas des faits divers, sauf s’ils ont un sens sociologique. En ce qui concerne l’actualité nationale et internationale, nous privilégions l’approche macro-zoom, quitte à évacuer les propos politiques dans des brèves. C’est en réaction à une stratégie politique dont nous sommes conscients qui consiste à opérer une saturation de l’espace médiatique par le journaliste se dit trop souvent qu’il va rater quelque chose s’il n’en parle pas. Par ailleurs, les illustrations dans les pages d’opinion sont novatrices : ce sont des dessins, des photomontages… Pour la taille des papiers, nous adoptons des formats courts. C’est suffisant pour développer une analyse. Cela n’empêche pas qu’il y ait, tous les samedis, une double page sur l’international. »
Le public : « Notre public est jeune et urbain, mais nous nous adressons aussi aux ménagères, aux ruraux espagnols… Je suis certain qu’il y a aujourd’hui une réelle segmentation sociale entre les citadins diplômés et les classes populaires. Si nous parvenons à aller chercher ces derniers par un langage de qualité, sans paternalisme et en évitant le sensationnalisme, nous aurons fait avancer le journalisme de qualité. »
L’équipe : « Notre directeur est un blogger, ce qui a son importance. La rédaction compte 138 personnes, rémunérées selon une grille salariale correcte. La direction est assurée par d’anciens journalistes. »
Internet : « La version entière du journal est disponible en copyleft (www.publico.es/estaticos/pdf) dès 14h ou 15h. Nous utilisons Internet pour pousser les gens à nous acheter. Nous diffusons en ligne des infos instantanées comme peut le faire le nouvelobs.com, car beaucoup de jeunes cherchent toutes les informations sur Internet. Sur la version papier, notre envoyé spécial à Caracas par exemple, en dira plus long sur tel ou tel événement. Plutôt que lire le journal sur le Web ou en pdf, nous espérons que le lecteur par se dire : Je vais acheter le journal. C’est un pari. »
Quelles perspectives ? : « La première étape était de prouver que nous sommes capables de sortir ce journal. C’est réussi : nous avons vendu 50 000 exemplaires par jour et 70 000 dans le week-end. Nous avons de la publicité : 2 ou 3 pages complètes par numéro. Notre plan d’affaires est sur cinq ans. Nous sommes dans les clous pour la première année, même si j’ignore tout du modèle économique du journal. Je n’ai aucune idée du nombre de connexions sur Internet. El Païs est un journal global, El Mundo est un journal mondial. Nous sommes dans une autre catégorie : celle du petit journal. »
Gianpaolo Accardo, correspondant de l’hebdo Internazionale. « Un Courrier international à l’italienne »
Le contenu : « Notre journal, Internazionale, est un adolescent de 15 ans. Créé en 1993 et diffusé à 45 000 exemplaires, il a été fondé par quatre amis issus de la Fédération des jeunes communistes italiens qui trouvaient que la presse italienne n’était pas assez « branchée » sur l’international. Il a été conçu comme un cousin transalpin de Courrier International. En plus d’une sélection d’articles traduits (les 2/3 du journal) Internazionale contient des informations « maison » fournies par des correspondants fixes ou tournants, ainsi que le « regard » d’un correspondant de la presse étrangère et d’un invité. »
Notre politique : « Nous pratiquons la politique des petits pas. Nous ne pratiquons pas d’investissement excessif et nous ne nous endettons pas non plus. Nous ne nous lançons pas dans de gros développements non plus. La priorité est de publier un article intéressant, même cher. Nous négocions des forfaits, de 10-20 000 dollars avec Le New York Times par exemple. Internazionale a un accord avec Le Monde, mais publie aussi dans Libération… Nous avons une politique de kiosques très ciblée et nous pratiquons une politique d’abonnement agressive. Nous pratiquons une politique de bas salaires dans le cadre d’une structure coopérative. En Italie, il n’existe pas de statut de journaliste. Nous avons recours à des « cococo », c’est-à-dire des contributeurs coopérants continuatifs, c’est à dire des pigistes ! Chaque journaliste est actionnaire, ce qui est fiscalement plus intéressant et plus adapté aux petites structures (environ 40 salariés, dont une dizaine de correspondants à l’étranger). Enfin, nous avons un réseau de « signatures », des éditorialistes connus qui écrivent des livres publiés par notre maison d’édition. »
Internet : « Notre site Web est essentiel. On n’y trouve qu’une toute petite partie du journal, mais il a un contenu propre : des blogs, des conseils de voyage, un kiosque de la presse internationale… »
Notre lectorat : « Ce sont des étudiants, des chercheurs, des profs, des cadres, des expatriés, des retraités. Nous avons découvert que nous avions un bassin potentiel plus vaste de lecteurs, mais il n’en reste pas moins que les possibilités d’expansion sont limitées. »
Ligne éditoriale : « Nous faisons le journal que nous aurions aimé trouver. Il n’y a pas de filtre du type : ce n’est pas très vendeur. Pour nous démarquer, nous ne parlons pas de politique italienne et nous publions de belles photos. Nous avons aussi publié des bandes dessinées d’auteurs (tel que Art Spiegelman). Nous ne voulons pas tomber dans le glamour : dans chacun des numéros s’exposent les malheurs du monde. Le journal est à la recherche d’une reconnaissance de ses pairs. Notre but est de devenir un journal de référence, pas d’être un journal de gauche. En fait, c’en est un à la base, car le lecteur italien de droite ne s’intéresse pas à l’étranger. Dans tous nos numéros, il existe un débat gauche/droite. Dans ce journal, tout le monde peut trouver quelque chose qui excite sa curiosité. Il n’est pas nécessaire d’être particulièrement brillant pour le lire. »
Quelles perspectives ? : « Au début, il s’agissait de 40 pages en noir et blanc. Puis un typographe romain, devenu depuis le Président du MEDEF italien, est devenu notre mécène. Nous avons connu deux années très difficiles. Internet débutait. Nous avons failli fermer faute de fonds, nos ventes stagnant à 10 000 exemplaires. A la fin des années 90 , d’autres actionnaires se sont joints à nous. Le déclencheur a été le 11 septembre 2001 qui a fait comprendre aux Italiens que leur vie pouvait être influencée par l’international. Nous vendons 20 000 exemplaires par abonnement, ce qui est exceptionnel en Italie. Notre diffusion a doublé en 5 ans, sans publicité, sans affiche faisant référence au journal. Il n’y a non plus de publicité dans le journal. »
René Moerland, correspondant pour NRC Next. « Un quotidien à 1 euro pour conquérir un public jeune »
Un peu d’histoire : « Le journal Handelsblatt est né en 1970 de la fusion de deux très anciens journaux libéraux d’Amsterdam (1829) et de Rotterdam (1848) qui allaient couler. Ils ont surmonté leurs différences pour créer un journal de qualité à l’approche factuelle qui reflète la diversité d’opinion du pays. La fusion a bien fonctionné. Handelsblatt est devenu l’un des deux journaux de référence, à côté du quotidien du matin Volksland. Avec une diffusion de 270 000 exemplaires, il est devenu le 4ème journal du pays. C’est grâce aux nombreux abonnés que le journal fonctionne, car il n’est presque pas vendu en kiosques. »
Le lancement : « Handelsblatt est un journal lu quand on a plus de 30 ans. Des études de marché ont démontré que les jeunes ne connaissaient plus le journal et ne se voyaient pas comme lecteurs potentiels. C’était un vrai problème, car cela annonçait une disparition programmée ! D’autres études ont révélé qu’il fallait conserver NRC, mais le rendre accessible et payant. NRC Next est donc né de NRC Handelsblatt dans le but de conquérir un public jeune, ayant moins de 35 ans. Nous reprenons un tiers du contenu de NRC Handelsblatt. Le journal ne coûte que 1 euro. Le tirage attendu à un an est de 70 000 exemplaires et 90 000 à 18 mois. »
L’équipe : « NRC Next est fait avec des rédacteurs plus expérimentés. 300 journalistes pour les deux journaux, dont 30 nouveaux postes créés avec des journalistes débutants et jeunes. »
Le lectorat : « NRC Next est lu par 310 000 lecteurs par jour. Chaque exemplaire est lu plusieurs fois. Les lecteurs passent en moyenne 33 minutes sur le journal et lisent 80 % du contenu. Les lecteurs préfèrent le quotidien du matin, vu comme plus élitiste. NRC Handelsblatt serait passé sur ce créneau depuis longtemps si cela avait été possible. »
Internet : « Nous n’avons pas lancé de site, ce qui a été beaucoup critiqué. A présent, nous en avons un mais personne ne le sait. Il existe aussi Next TV, une émission du midi au cours de laquelle le Next du matin est lu en compagnie d’une personnalité. »
Le contenu : « On s’aperçoit que ce sont les mêmes articles présentés différemment. La nouveauté est qu’il y a en « Une » une grande photo et que les photos de NRC Next sont plus osées que celles du journal du soir. Nous avons introduit deux rythmes de lecture : le « need to know » et le « nice to know ». Le journal est une combinaison des deux. Enfin, on retrouve les articles de NRC Next dans NRC Handelsblatt. »
Quelles perspectives ? : « La rédaction de Handelsblatt a redouté qu’avec le lancement de NRC Next, nous soyons confronté à deux dead-lines. Au début, tout le monde a travaillé plus. A présent, cela ne fait pas grande différence pour moi. Je vends mes articles à deux boutiques. Il y avait aussi la crainte que le journal du matin ne cannibalise celui du soir. Cela ne s’est pas passé. »