George Orwell était un bon observateur de la presse, en particulier britannique, dont il connaissait toutes les arcanes. Passionnément attaché à la liberté de la presse, mais aussi et avant tout à la liberté d’expression, il estimera que les protections juridiques dont celles-ci bénéficient, ne valent que si l’opinion publique participe et pèse en leur faveur.
Les autres posts de la série « George Orwell »
- Une semaine avec George Orwell, journaliste
- Le voyage à Barnhill
- Le reporter de guerre
- Le critique de la critique
- La critique comme un art
- « La bonne prose est comme une vitre transparente »
L’un des premiers articles que publia celui qui signe encore E.A. Blair le fut en 1928, dans un journal aujourd’hui disparu G.K.’s Weekly. Il est consacré au succès de L’Ami du peuple, le quotidien créé six mois auparavant par le milliardaire François Coty [également alors propriétaire du Figaro, et fondateur du mouvement de la droite extrême Les Croix de feu]. Voici comment celui, qui ne signe pas encore George Orwell, décrit cette feuille, qui est vendue 10 centimes à Paris et 15 en province, soit un prix inférieur de 60% à ceux de ses concurrents Le Matin, Le Petit Parisien, Le Petit Journal, etc.:
L’Ami du Peuple est un journal parisien. Il a été créé il y a environ six mois et a réussi à faire véritablement sensation dans un monde où tout est « sensationnel » en étant mis en vente au prix de dix centimes, soit moins d’un farthing le numéro. Il s’agit d’une feuille grand format de bonne allure, qui contient des articles sur l’actualité, des dessins satiriques d’une qualité tout à fait passable, et dont les thèmes de prédilection sont le sport, les faits divers sanglants, l’exaltation du sentiment national et la propagande anti-allemande. Bref, un journal qui n’a rien d’anormal, si ce n’est son prix.
Les idées défendues par L’Ami du Peuple ne sont à l’évidence pas sa tasse de thé, « une politique antiradicale et antisocialiste, du type tout-est-affaire-de-bonne-volonté-de-part-et-d’autre, serrons-nous-la-mais-et-travaillons-ensemble », non plus que celles de son fondateur « un gros industriel capitaliste ». Ce qui l’intéresse c’est le modèle économique du journal. Il a en tête l’exemple d’un journal indien « qui était distribué gratuitement depuis un certain temps, avec une rentabilité apparemment satisfaisante pour l’équipe d’annonceurs qui le soutenaient (…) Ce journal se situait plutôt au-dessus de la moyenne indienne et ne fournissait, bien sûr, que les informations approuvées par les propriétaires, à l’exclusion de toute autre. »
Le modèle de L’Ami du Peuple est-il transposable en Grande-Bretagne ? Sans doute, estime-t-il, d’une manière totalement désabusée:
Pourquoi n’aurions-nous pas, à Londres, notre journal à un farthing, ou du moins à un demi-penny ? Quand le journaliste n’a d’autre fonction que celle d’agent de publicité du monde des affaires [souligné par moi], parvenir à une large diffusion —par des moyens honnêtes ou malhonnêtes— est le seul et unique but que puisse se fixer un journal. (…) Voici donc un exemple dont pourraient s’inspirer les magnats de notre presse nationale. Qu’ils suivent les traces de L’Ami du Peuple et qu’ils vendent leurs journaux un farthing. Même si cela ne fait aucun bien par ailleurs, les pauvres bougres de lecteurs auront au moins l’impression d’en avoir très exactement pour leur argent. (1).
Dès ce premier article, George Orwell montre qu’il est sans illusion sur le fonctionnement de la presse, que ce soit de ce côté de la Manche ou de celui de l’English Channel. Il y reviendra à plusieurs reprises. La grande presse, principalement les quotidiens —et en Grande-Bretagne, les journaux du dimanche— appartiennent à une « poignée de d’individus » et ainsi qu’il le dit dans un bel euphémisme, « cela ne laisse guère le choix ». (2)
Pour autant, il va se révéler un grand lecteur de journaux, attentif au moindre détail. Par exemple, il note dans son Journal de l’époque de guerre que « Le Daily Express a utilisé ‘blitz’ comme verbe » (3), il dénonce les tentatives de manipulation de l’opinion comme celle du Daily Herald, qui titra en manchette le 1er janvier 1947 « Des partisans de Hitler chez nous ». Il s’agissait pour ce quotidien de dénoncer la présence de d’Indiens indépendantistes à Londres (4). Par exemple encore, il analyse dans le détail la une anxiogène de son quotidien « par un jour ordinaire et tranquille de novembre 1946 », dans laquelle « on chercherait en vain (…) quelque nouvelle véritablement bonne. » (5)
La publicité n’échappe pas à son examen, comme dans cet extrait de son Journal de l’époque de guerre, où il se livre à cette « analyse sommaire des réclames contenues dans People », un journal populaire du dimanche:
Le journal a 12 pages, soit 84 colonnes. Là-dessus 26 colonnes et demie (plus du quart) sont consacrées à la réclame, ce qui donne dans le détail:
- Nourriture et boisson: 5 colonnes 3/4
- Spécialités pharmaceutiques: 9 1/3
- Tabac: 1
- Jeux et paris: 2 1/3
- Habillement: 1 1/2
- Divers 6 3/4
Sur 9 publicités concernant la nourriture et la boisson, 6 vantent des produits de luxe superflus. Sur 29 publicités pour des médicaments, 19 sont soit du style attrape-gogos (la calvitie enfin vaincue, etc.), soit pour des produits plus ou moins nocifs, soit relèvent du chantage (« l’estomac de votre enfant a besoin de… »). etc. (6)
Les journaux sont toujours présents dans les romans de George Orwell
Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la presse soit toujours présente dans les romans de George Orwell. C’est le cas dans 1984, où le héros, Winston Smith passe son temps à réécrire des informations devenues erronées parues dans le Times, avec ce résultat « qu’un numéro du Times pouvait avoir été réécrit une douzaine de fois, soit par suite de changement dans la ligne politique, soit par suite d’erreurs dans les prophéties de Big Brother. Mais il se trouvait encore dans la collection avec sa date primitive. Aucun autre exemplaire n’existait qui pût le contredire. » (7)
C’est le cas aussi dans d’autres romans moins connus, comme Une fille de Pasteur, où George Orwell, donne à son héroïne, Dorothy, la posture d’une « victime » de la presse populaire. Après avoir disparue du domicile familial dans des circonstances inexpliquées [c’est la faiblesse du roman], elle erre amnésique dans les rue de Londres avant de partir cueillir le houblon. Voici comment elle découvre que l’on parle d’elle, dans le Pippin’s Weekly, qualifié, par G. Orwell de « plus répugnant des cinq torchons du dimanche »:
C’était en première page — une photographie et trois gros titres (…)
DRAME PASSIONNEL DANS UN PRESBYTÈRE DE CAMPAGNE
LA FILLE DU PRÊTRE ET SON SÉDUCTEUR D’UN CERTAIN ÂGE
UN PÈRE CHENU ACCABLÉ DE CHAGRIN
L’article basé sur des rumeurs, des informations non recoupées accumule les poncifs. Il commence ainsi :
« J’aurais préféré la voir dans sa tombe! » s’est écrié, le cœur brisé, le révérend Charles Hare, pasteur de Knype-Hill, Suffolk, en apprenant la fugue de sa fille âgée de vingt-huit ans avec un homme célibataire d’un certain âge nommé Warburton et décrit comme un artiste. (…) une rumeur non confirmée affirme qu’elle aurait été vue récemment avec un homme dans un hôtel de mauvaise réputation à Vienne.
On sent que George Orwell s’est amusé à écrire ce pastiche d’article de faits divers à la sauce tabloïd, mais il n’oublie pas de montrer les conséquences qu’à la lecture de cet « horrible tissu de mensonges » sur son héroïne. C’est un électro-choc: elle en oublie de petit-déjeuner, elle est « incapable de se concentrer un seul instant sur autre chose. Ces phrases licencieuses tournaient sans fin dans sa tête. ‘Baisers d’une nature passionnée’, ‘vêtue très légèrement’, ‘sous l’emprise de l’alcool’… Chacune d’elles, en lui revenant en mémoire lui donnait une telle angoisse qu’elle avait envie de hurler comme si elle souffrait physiquement. » (8)
Un autre de ses héros, Gordon Comstock, le poète désargenté de Et Vive l’Aspidistra!, est lui aussi victime de la presse et de ses manchettes. Après une soirée fortement arrosée, il s’en est pris à un agent de police. Condamné à une amende [on lui laisse le choix avec une une peine de prison], il frémit à l’idée que son employeur apprenne son histoire dans la presse. Ça ne manque pas. Un petit bihebdomadaire local « qu’on prenait à la boutique parce que M. McKechnie [l’employeur] y mettait des annonces » titre « sur toute la largeur de la page du milieu »:
L’EMPLOYÉ D’UN LIBRAIRE CONDAMNÉ À UNE AMENDE,
SÉVÈRE RÉPRIMANDE DU JUGE DE PAIX
SCANDALEUX TAPAGE
Une mise en cause, qui tire à Gordon Comstock/George Orwell (9) cette amère réflexion:
Ces journaux locaux ont une curieuse conception du patriotisme. Ils sont si avides de nouvelles locales qu’un accident de bicyclette dans Harrow Road occupe plus d’espace qu’une crise européenne et des faits divers du genre « L’Homme de Hampstead accusé de meurtre » ou « un bébé coupé en morceaux dans une cave de Camberwell » sont mis en vedette avec une véritable fierté. (10)
Pour George Orwell, il y a deux types de presse, « l’intelligente » et la « populaire »
On l’aura compris, George Orwell oppose deux types de presse, la « sérieuse » à une autre qu’il qualifiera de « populaire ». Il a du mal à admettre aussi qu’un magazine puisse être de seul divertissement. Par exemple, parcourant un magazine de mode américain que lui a fait parvenir en 1946 un ami, il se désole: sur « trois cent vingt pages in-quarto, quinze seulement sont consacrées à des articles sur la politique internationale, la littérature, etc. (…) pas une référence précise, du moins je n’en ai pas vu, au fait de grossir ou de vieillir. Rien non plus sur la mort ni sur le travail, sinon sous la forme de quelques recettes pour le petit déjeuner ». (11) Mais peut-être, n’était-il pas le plus à même d’apprécier la légèreté des magazines féminins…
Dans un de ses billets À ma guise, publié dans Tribune, il formalisera cette opposition, en analysant les principaux quotidiens britanniques paraissant à l’époque. Une fracture, précise-t-il qui ne tient pas à la propriété des titres puisqu’ils « appartiennent dans leur quasi-totalité à une poignée d’individus », mais au fait que certains sont « plus intelligents que d’autres, certains plus populaires que d’autres ». Il le montre dans un tableau en deux colonnes, où les mêmes neuf quotidiens sont classés par ordre « d’intelligence » et de « popularité [voir, ci-dessous]. Par « intelligence », il entend « la volonté de présenter l’actualité avec objectivité, d’accorder de l’importance aux choses qui comptent réellement, d’aborder des questions sérieuses même si elles sont ennuyeuses, et de préconiser une politique qui soit à la fois cohérente et intelligible ». La « popularité » ressort des seuls chiffres de ventes.
C’est sans illusion qu’il tire les enseignements de ce tableau:
« Le journal qui a la meilleure réputation de véracité, le Manchester Guardian, n’est lu par presque personne, même pas par ceux qui en font grand cas. Les gens se plaignent qu’il soit « si ennuyeux ». En revanche, énormément de gens lisent le Daily Express —tout en avouant franchement qu’ils « ne croient pas un mot de ce qu’il y a dedans ».
L’amélioration du contenu de ces journaux est peine perdue. Du moins elle ne dépend pas d’un système de régulation: « Aucune commission royale (12) ne parviendra à améliorer sensiblement la presse à gros tirage, quels que soient les moyens de contrôle dont elle se dote. Nous aurons une presse populaire et sérieuse et véridique le jour où l’opinion publique l’exigera activement », car ajoute-t-il, « ce qu’on ne dit pas assez souvent, c’est qu’un pays à les journaux qu’il mérite ».(13)
Pour lui, l’opinion publique est la clé de la liberté d’expression et non la loi. Celle-ci « n’est pas une protection », assure-t-il, car « Le fait que la presse soit aux mains d’un petit nombre de personnes a des effets très semblables à ceux d’une censure étatique », écrit-il dans La Liberté de Hyde Park. Dans ce texte publié en 1945, il s’inquiète d’ailleurs du « déclin du désir de liberté intellectuelle » auquel il assiste: « L’idée se répand selon laquelle il serait dangereux de laisser s’exprimer certaines opinions ». Pour illustrer la fragilité de cette liberté, il met en exergue une anecdote: l’arrestation et la condamnation de cinq vendeurs de journaux et de revues de gauche « pour entrave à la circulation ».
Certes, dit-il l’incident est dérisoire, mais il en fait d’autant plus une question de principe, qu’il expliquera plus tard: « Nous pouvons exprimer sans crainte nos opinions véritables dans des journaux au tirage relativement restreint » (14). Si ces « petits » journaux sont menacés, c’est tout un pan de la liberté d’expression en Angleterre qui s’écroule, puisque celle-ci ne peut pas trouver à s’exprimer dans la « grande presse »:
Aucun vendeur de journaux et de brochures ne devrait en aucun cas être inquiété. Que telle ou telle minorité soit en cause —qu’il s’agisse des pacifistes, des communistes, des anarchistes, des Témoins de Jéhova ou de la Légion des réformateurs chrétiens, qui a récemment déclaré que Hitler était Jésus-Christ— est une question secondaire. » (15)
Écrire cela, à la fin de la Deuxième guerre mondiale, relevait soit du courage, soit de l’inconscience. En tout cas, cela montrait à quel point pour George Orwell la liberté était un absolu.
Notes
- Essais, Articles, Lettres, volume I, Éditions Ivrea, Paris, 1995, p. 32 et suivantes.
- Essais, Articles, Lettres, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, pp.292.
- Essais, Articles, Lettres, volume II, Éditions Ivrea, Paris, 1996, p. 466. Il reprend l’anecdote dans son essai La Langue anglaise: « En temps que verbe ce terme fit son apparition dans un texte imprimé que vers la fin des années 1940, mais il appartenait déjà au langage courant. » in, Essais, Articles, Lettres, volume III, Éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 36.
- A ma guise, in Essais, Articles, Lettres, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, pp. 325-326. Chronique initialement parue dans Tribune du 17 janvier 1947
- A ma guise, in Essais, Articles, Lettres, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 300 et suivantes. Chronique initialement parue dans Tribune du 29 novembre 1946
- Journal de l’époque de guerre, in Essais, Articles, Lettres, volume II, Éditions Ivrea, Paris, 1996, p. 417.
- extrait de 1984, par George Orwell, Gallimard, coll. Folio, Paris, 2010, pp. 58-59.
- extrait de Une Fille de pasteur, par George Orwell, Éd. du Rocher, Le Serpent à Plumes, Monaco, 2010, pp. 153-155.
- La lecture de Et vive l’aspidistra ! est particulièrement troublante tant le parcours de l’anti-héros qu’est Gordon Comstock est calqué sur celui —très difficile— que connu George Orwell avant d’accéder à la notoriété. Sur ce point, on peut se reporter utilement à la biographie de George Orwell, par Gordon Bowker [Abacus, 2009], où ce dernier dresse un parallèle parlant entre la vie de d’Orwell et celle de son héros [p. 169].
- extrait de Et vive l’aspidistra !, par George Orwell, Éditions Champ libre, Paris, 1982, pp. 260-261.
- À ma guise, in Essais, Articles, Lettres, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, pp.285-286.
- Il s’agit sans doute [sous réserve de précisions ultérieures] des travaux préparatoires de la Commission royale qui devaient conduire à l’établissement d’institutions d’auto-régulation de la presse, le General Council, créé en 1953; lui succédera le Press Council, puis l’actuelle Press Complaints Commission. [détails ici, et le rapport de cette commission est disponible ici]
- Essais, Articles, Lettres, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, pp.292.
- ibid, pp.293.
- La Liberté de Hyde Park, in Essais, Articles, Lettres, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004 , pp. 51-53.