#1 Une semaine avec George Orwell, journaliste

George Orwell a écrit des centaines de chroniques, reportages, critiques, essais. Si l’on retient aujourd’hui essentiellement le romancier prophétique de 1984 ou de La Ferme des animaux, il fut aussi un grand et excellent journaliste. C’est de ce travail qu’il sera question dans cette série de posts qui s’étalera sur une semaine.

La carte de presse de George Orwell
La carte de presse de George Orwell (DR)

George Orwell est l’un des rares auteurs, avec Kafka dont le nom soit devenu commun. Par exemple, le qualificatif « d’orwellien » ou « d’orwellienne » vient facilement pour décrire les conditions de détention du soldat Bradley Manning, accusé par l’administration américaine d’avoir fourni des documents à Wikileaks: maintien à l’isolement pendant un an, enfermé dans sa cellule 23 heures par jour, obligé de dormir nu par crainte qu’il ne se suicide, etc. C’est le cas également avec l’opération de réécriture de la vie professionnelle de Matthieu Tenenbaum, l’un des trois cadres accusés d’espionnage par Renault, tel que le raconte le Journal du Dimanche:

En quelques jours, son nom et toute trace de son travail ont été supprimés du site Internet de Renault. Il tombe sur la diffusion d’une émission de télé, tournée avant les congés de Noël. Porte-parole officiel du groupe pour le projet de véhicule électrique, il avait passé trois heures à répondre aux uestions des journalistes. Tous les plans du reportage ont été tournés à nouveau avec un autre cadre. « Renault a effacé toute ma vie professionnelle ». (1)

Maintenant, que Matthieu Tenenbaum, lavé de tous soupçons, a été réintégré dans l’entreprise, peut-être Renault, va-t-il demander à son Winston Smith [du nom du héros de 1984] de réécrire une nouvelle fois sa « vie professionnelle » de ce cadre ?

En fait, George Orwell est connu principalement pour son oeuvre de romancier et en particulier ces deux œuvres majeures que sont  La Ferme des animaux et 1984, mais moins pour son travail de journaliste. Or, l’un et l’autre sont indissociables. C’est dans ses articles, ses critiques, ses essais qu’il va roder, affiner les idées qu’il exprimera avec force dans ses romans.

C’est donc ce côté méconnu d’Eric Blair, de son vrai nom —George Orwell étant son nom de plume— que je me propose d’explorer durant une semaine dans une série de posts, qui s’étaleront sur la semaine

  • Le voyage à Barnhill. Cette ferme, sur l’île écossaise de Jura a été le dernier refuge de George Orwell. C’est dans cette retraite qu’il avait choisi isolée, qu’il a rédigé 1984, tout en continuant à rédiger des critiques et des essais. La rupture avec le journalisme ne se produira pas réellement.
  • « Un pays a les journaux qu’il mérite ». George Orwell connaissait bien la presse et ses arcanes. Foncièrement attaché à la liberté de la presse et plus encore à la liberté d’expression, il en sera un observateur attentif et engagé.
  • Le reporter de guerre. À la fin de la guerre l’Observer envoie George Orwell comme envoyé spécial afin de couvrir la Libération de la France et l’avancée des troupes alliées en Allemagne. Les reportages de ce grand essayiste allient le factuel et l’analyse.
  • Le critique de la critique. George Orwell a écrit des centaines de critiques, été responsable de pages littéraires. Cette expérience l’a conduit a avoir un regard acéré sur cet étrange métier et ses conditions d’exercice.
  • La critique comme un art. George Orwell a révélé et défendu nombre d’auteurs alors méconnus, comme Henry Miller, disséqué le travail de grands auteurs comme Dickens, Swift, croisé la réflexion de Tolstoï sur le Roi Lear avec la sienne propre. Bref, il fut un très grand critique.
  • « La bonne prose est comme une vitre transparente ». Amoureux de la langue anglaise dont il analyse avec finesse les forces et les faiblesses, les remarques de George Orwell ont une portée universelle pour tous ceux dont l’écriture est la passion ou le métier.

La vie d’Eric Blair/George Orwell ne se résume pas aisément tant elle est riche, mais voici quelques repères utiles, car elle nourrira son œuvre:

  • 1903. Naissance d’Eric Arthur Blair au Bengale. Son père, Richard, travaillait dans l’administration coloniale anglaise, au Département Opium du gouvernement de l’Inde. Eric aura deux sœurs, une aînée, Marjorie, et une cadette, Avril.
  • 1911-1916. La famille est revenue en Angleterre. Ses parents envoient Eric, dans une « prep school », St Cyprian. Pour lui ce sera une épreuve qu’il racontera beaucoup plus tard dans un essai célèbre, Tels, tels étaient nos plaisirs. Il y croisera Cecil Beaton et Cyril Connoly, qui sera plus tard responsable des pages littéraires de l’Observer et avec qui il se liera d’amitié.
  • 1917-1921. Eric entre à Eton, le fleuron des public schools britanniques, où est formé l’élite anglaise. Il y est boursier. Comme il l’exprimera dans le Quai de Wigan, « le snobisme que vous aurez acquis [dans cette école], à moins que vous ne fassiez sciemment effort pour l’arracher comme la mauvaise herbe qu’il est, vous l’emporterez dans la tombe. » (2)
  • 1922-1927. Eric Blair, ne s’inscrit pas à Cambridge ou Oxford, qui sont la continuation logique pour les Etonians, mais s’engage dans la police impériale des Indes. Il est envoyé en Birmanie. C’est sans doute à cette période que naît son anticolonialisme foncier. Elle inspirera son premier roman: Une Histoire birmane [Burmese Days], inspiré de cette expérience.
  • 1928-1933. C’est la période de rupture. Eric Blair quitte la police impériale et commence une vie difficile fait de petits métiers [notamment plongeur dans un grand hôtel parisien, ramasseur de houblon dans le Kent, etc.]. Il partage aussi la vie des vagabonds. C’est à ce moment que commence à s’élaborer les grandes lignes de sa réflexion politique. Il en résume le point de départ dans Le Quai de Wigan: « Ce à quoi je voulais échapper, ce n’était pas seulement à l’impérialisme, mais à toute forme de domination de l’homme par l’homme. Je voulais effectuer une véritable plongée, m’immerger au sein des opprimés, être l’un d’eux et lutter avec eux contre les tyrans  » (3). Cette période lui fournira la matière pour un texte »réaliste », Dans la dèche de Paris à Londres [Down and Out in Paris and London]. Il commence aussi son activité de critique littéraire et d’essayiste, en particulier pour l’Adelphi.
  • 1934-1936. C’est à cette époque qu’il rencontre Eileen O’Saughnessy, qu’il épousera le 9 juin 1936. Il accompli son « enquête » dans le Nord qui se matérialisera sous la forme d’un livre, Le Quai de Wigan [The Road to Wigan Pier], scindé en deux parties: l’enquête proprement dite suivi d’un essai où il raconte sa conversion de « petit poseur prétentieux » à celle de socialiste.  Il finalise également dans cette période deux romans, La Fille d’un pasteur [A Clergyman’s Daughter], où l’on retrouve son expérience d’enseignant dans un petite école privée, de vagabond et de cueilleur de houblon, ainsi que Et Vive l’Apidistra! [Keep the Apidistra Flying].
  • 1937. George Orwell part se battre en Espagne, aux côtés des milices du POUM. Il est grièvement blessé à la gorge. Il assiste impuissant aux tentatives d’élimination des partis révolutionnaires [anarchistes, trotskistes…] par les communistes. Lui-même est traqué. Il parvient à s’échapper avec sa femme, mais de cette épreuve il restera marqué. De cette date, il sera un farouche adversaire du communisme. Il rédige immédiatement Hommage à la Catalogne [Homage to Catalonia], compte-rendu minutieux et inspiré du drame auquel il vient de participer.
  • 1938-1939. Deux années frustrantes. Malade —déjà la tuberculose— il doit partir pour un pays à l’air sec et chaud. Ce sera le Maroc. Il en profite pour écrire Un peu d’air frais [Coming Up for Air] et une série d’essais qui seront regroupés sous le titre Dans le Ventre de la Baleine [Inside The Whale]. L’essai qui donnait son titre à l’ensemble discute, raconte son biographe Bernard Crick , »de l’absence de sens politique et de l’absence de responsabilité des intellectuels des années trente, prophétisant l’émergence de sociétés totalitaires où une littérature libre serait inenviseageable » (4). Un thème qui sera dès lors récurrent dans ses essais.
  • 1939-1942. Après une période très difficile, il trouve un emploi à la BBC. Pendant deux ans, à partir de 1941, il produira des programmes destinés au Sud-Est asiatique, principalement à destination des Indiens. Pendant ce temps, sa renommée s’élargit progressivement dans le cercle de l’intelligentsia de gauche mais aussi bien au-delà.
  • 1943-1944. Il prend la direction des pages littéraires de Tribune, quitte la BBC et se lance dans l’écriture de La Ferme des Animaux [Animal Farm]. En 1944, il adopte un enfant, Richard, qui sera, ses lettres en témoignent, l’un des grands bonheurs de sa vie.
  • 1945-1950. Ses dernières années sont marquées par le drame de la disparition d’Eileen, sa résolution, contrariée par la maladie, de vivre dans une ferme isolée sur l’île écossaise de Jura, le succès de vente de La Ferme des Animaux, et l’écriture et la publication de 1984. Il épouse Sonia Browell,qui travaillait à Horizon, l’un des journaux auquel il collabore régulièrement, trois mois avant sa mort dans la nuit du 21 janvier 1950. Il est enterré dans le petit cimetière de campagne de All Saints, à Sutton Courtenay, dans le Berkshire, à côté d’Oxford, à côté aussi de la rivière où il allait pêcher dans le golden age de son enfance.

La tombe de Eric Blair - George Orwell
La tombe de Eric Blair, plus connu sous le nom de Geogre Orwell (photo CC Lord Harris)

Pour aller plus loin

La plupart des romans de George Orwell sont disponibles, en traduction, en collection de poche. La plupart de ses essais ont été regroupés dans Écrits politiques (1928-1929), publié chez Agone dans la collection Banc d’essais en 2009. Un autre recueil, dans la même collection, mais publié en 2008, À ma guise, Chroniques 1943-1947, regroupe les chroniques qu’il écrivait régulièrement pour Tribune. Pour découvrir l’essentiel de ses oeuvres « hors littérature », il faut se tourner vers la série en quatre volumes, Essais, Articles, Lettres, publiée par les éditions Ivrea (1995-2008).

Signalons aussi deux biographies [sur lesquelles je me suis appuyé pour rédiger cette série de posts], celle de Bernard Crick, traduite en français chez Flammarion, et celle de Gordon Bowker chez Abacus, dont seule existe la version en langue anglaise [Il en existe de nombreuses autres, non disponibles en langue française]. L’ensemble des articles de George Orwell publiés par l’Observer ont été regroupé dans The Observer Years, publié par Atlantic Books (2004), qui n’est aussi disponible qu’en langue anglaise.

L’œuvre de George Orwell a suscité nombre de travaux, qui, chacun, apportent un éclairage différents. Les plus intéressants, en français, sont

  • De la décence ordinaire, par Bruce Brégout, éditions Allia, Paris, 2008
  • George Orwell, correspondance avec son traducteur René-Noël Raimbault, éditions jeanmichelplace, Paris, 2006
  • Orwell ou l’horreur de la politique, par Simon Leys, Plon, Paris, 2006.
  • Orwell, Anarchiste Tory, par Jean-Claude Michéa, Climats, Paris, 2008.
  • Orwell, entre littérature et politique, revue Agone, N°45, paru en 2011

Il existe également de nombreux sites en langue anglaise, les principaux étant:

  • The Orwell Prize, qui est le site de l’un des plus prestigieux prix britannique. Il récompense chaque année [cette année, le prix sera décerné le 17 mai] le livre, l’article de journal, le blog, qui se rapproche le plus de l’ambition de George Orwell « Faire de l’écrit politique un art. » Ce site a deux « enfants »:

The Road to Wigan Pier. Ce blog publie au jour le jour, le journal que tenait George Orwell lors de son enquête au pays des mineur

Orwell Diaries. Ce blog reprend jour pour jour à 70 ans de distance, le journal de George Orwell.

  • University College London (UCL). Cette université abrite le fond  d’archives de George Orwell, qu’il s’agisse de ses manuscrits, ses documents, sa correspondance, ses photos, etc.

Notes

  1. JDD du 6 mars 2011, p. 24.
  2. Le Quai de Wigan, Editions Ivrea, Paris, 1995, p. 154.
  3. ibid, p.167.
  4. George Orwell, par Bernard Crick, Flammarion, Paris, 2008, p.455.