#2 George Orwell journaliste : Le voyage à Barnhill
C’était par une chaude journée d’août 2010. Il avait fallu laisser la voiture, les derniers miles n’étant pas carrossables, et continuer à pied. Pas trace de ces cerfs qui abondent sur l’ile de Jura; tout juste, quelques vaches esseulées et un serpent qui se dorait au soleil. Au bout du chemin, dans un creux, face à la mer, Barnhill, une grosse ferme blanche, où George Orwell achèvera l’écriture de 1984. Une retraite qu’il choisira —entre autres— pour fuir les contraintes trop prenantes de son activité de journaliste. Illusion. Il n’abandonnera jamais cette activité, le journalisme, qui lui permettait de roder des thèmes et des thèses que l’on devait retrouver dans ses romans, et en particulier 1984.
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Plusieurs heures de marche laisse le temps de réfléchir. Pourquoi diable George Orwell avait-il décidé de s’installer à Barnhill, alors qu’il se savait gravement malade? Barnhill n’offrait qu’un confort rudimentaire. Pas de chauffage central, pas d’électricité, pas de téléphone, un équipement très sommaire. À son arrivée, George Orwell ne possédait « qu’un lit de camp, une table, une chaise ou deux, et quelques ustensiles de cuisine indispensables », se souvient Mme Nelson, sa propriétaire. Il faut ajouter: une machine à écrire. En dépit de tous les futurs aménagements, « la maison ne fût jamais confortable et plutôt glaciale, à l’exception de la cuisine dans l’âtre de laquelle, sa sœur Avril faisait un bon feu. » (1)
Et surtout Barnhill est loin de tout. Il faut parcourir 23 miles (37 kilomètres), sur la seule route de l’île, dont une partie était déjà —nous sommes en 1946-1948— peu carrossable, pour atteindre Craighouse, la « capitale » de Jura, où se trouve, la seule épicerie, le seul téléphone et le seul médecin d’une île qui ne compte plus que 200 habitants. Et encore faut-il partir ou arriver sur Jura! Il faut compter entre 24 et 48 heures pour arriver à Jura en venant de Londres. Voici à titre d’exemple les horaires et détails pratiques qu’il communique pour la partie finale du voyage à Sonia Brownell, qui sera sa seconde épouse, et… ne viendra jamais à Jura du vivant de George Orwell.
8 h, quitter Glasgow central pour Gourock/Prendre le bateau pour Tarbert (TARBERT) à Gourock/Vers 12 h, arrivée à East Tarbert. Prendre un bus pour West Tarbert (les bus assurent la correspondance avec les bateaux)/Prendre le bateau pour CRAIGHOUSE (Jura) à West Tarbert/Vers 15h 30, arrivée à Craighouse/Prendre une voiture de location pour LEALT, où nous viendrons vous chercher. (2)
Justement, c’est cet isolement qu’il était venu chercher. Depuis longtemps, il cherchait à vivre à la campagne, loin de ce Londres qu’il n’aimait guère et l’adoption d’un enfant, Richard, en juin 1944, ne fera qu’amplifier ce désir, comme le raconte, dans la biographie qu’il lui consacre, Gordon Bowker:
La raison pour laquelle il est parti à Jura n’est pas un mystère. Il haïssait de plus en plus Londres, et pensait certainement que ce n’était pas un endroit inapproprié pour Richard. À Jura, l’enfant serait libre de se promener sans avoir peur de la circulation. (3)
Mais il est en une autre, ajoute Gordon Bowker:
Son éloignement lui permettait d’espérer échapper à la guerre nucléaire (…) qui lui paraissait imminente (4)
À cela s’ajoute un autre motif. George Orwell a besoin de fuir l’agitation de la capitale britannique pour se consacrer à son œuvre d’écrivain. 1984 est commencée depuis maintenant plusieurs années, et il est trop sollicité. Il le sera encore plus avec le succès de La Ferme des animaux. Il s’en plaint dans une lettre à Arthur Koestler, peu de temps avant de s’installer à Jura:
Je viens de recevoir une lettre type de Desmond McCarthy (5) qui me demande d’adhérer [au Pen Club] (…) Même s’il me demande de participer au comité exécutif, je suis incapable de ce genre de travail. cela ne sert qu’à perdre son temps et son talent. De toute manière, comme tu le sais, je vais partir tout l’été et rompre avec tout ça. Les gens ne cessent de me rendre visite pour des conférences, pour la rédaction de brochures de commande, pour l’adhésion à ceci ou à cela, etc.— tu ne peux pas savoir à quel point j’aspire à me débarrasser de tout ça et à avoir le temps de penser à nouveau. (6)
« La prose sérieuse doit être écrite dans la solitude »
Cela signifie aussi pour lui, abandonner une grande part de son activité journalistique, car « la prose sérieuse doit être écrite dans la solitude » (7) Or, cette activité est considérablee, si l’on en croit ses livres de comptes. Pour la seule année 1945, il écrivit 109.850 mots (plus de 600.000 signes), soit dix mille de plus que l’année précédente, où il avait déjà écrit pas moins de 110 articles et critiques pour le Manchester Evening News, Tribune et l’Observer, sans compter de nombreux journaux d’importance plus modeste, comme The Adelphi (8). Et cette production couvrait toute la palette de l’expression journalistique: essais, chroniques, critiques, reportages, pour une multitude de revues, magazines et de journaux. Et cette activité lui prend trop de temps. Il s’en plaint dans une lettre à Geoffrey Gorer, qui est parti vivre aux États-Unis:
Je ne me souviens plus si j’avais déjà commencé à écrire des articles hebdomadaires pour l’Evening Standard avant ton départ. En dépit d’une rémunération considérable —selon mes critères—, cela n’améliore pas guère ma situation financière, car le surcroît de travail que représente ce seul article m’oblige à faire appel à une secrétaire. (…) Je suis bien décidé à arrêter de travailler pour l’Evening Standard et pour la plupart des autres journaux au mois de mai. (9)
C’est ici, que l’on revient à Jura et à Barnhill.
Le 22 février 1942, paraît le premier article de George Orwell, India Next, dans l’Observer. dans lequel il prend partie pour l’indépendance de l’Inde. Il l’écrit dans Forum, une rubrique, placée en première page, voulue par David Astor. Le tout jeune directeur [voir détails dans Orwell, le reporter de guerre] souhaite revitaliser le journal, après le trop long règne de J.L. Garvin [il en est le directeur depuis 1908!]. Son premier acte est donc de créer The Forum [illustration, ci-dessous] pour permettre que s’expriment « les points de vue tranchés de gens de tous horizons et de toutes (presque toutes) tendances politiques », comme le précise Bernard Crick (10).
Mais rapidement les relations entre les deux hommes vont devenir très proches, et le soutien de David Astor envers celui dont il apprécia immédiatement « son absolue franchise, son honnêteté et sa décence » (11) ne se démentira jamais. Par exemple, c’est lui qui fera venir des États-Unis, de la streptomycine, un traitement efficace contre la tuberculose, auquel malheureusement Orwell s’avérera allergique.
La famille Astor possédait des propriétés sur Jura, et tout naturellement lorsque George Orwell évoqua son projet, David Astor l’orienta vers cette île au climat moins rude qu’il n’y paraît de prime abord, en particulier pendant l’été.
L’ode au printemps et… au crapaud ordinaire
Au cours de l’hiver 1945, Orwell va partir en repérage et décider de s’installer à Barnhill, un lieu qui avait tout pour le séduire, entre autres son isolement, le fait que cette grande bâtisse abritait 5 chambres et qu’il pourrait donc accueillir facilement les amis qui feraient le déplacement, la faiblesse du loyer [en ce début d’année 1946, La Ferme des animaux n’avait pas encore été éditée]. À cela s’ajoutait le fait qu’il pourrait renouer avec les plaisirs simples du jardinage et de la nature, dont il fut un chantre, comme en témoigne la très belle chronique qu’il consacra dans Tribune au « crapaud ordinaire » et au retour du printemps:
Avant l’hirondelle, avant la jonquille et peu après le perce-neige, le crapaud ordinaire salue la venue du printemps à sa manière, qui consiste à émerger d’un trou dans le sol, où il est resté terré depuis l’automne précédent, et à se traîner le plus rapidement possible vers la flaque d’eau la plus proche. (…) À ce moment-là, après son jeûne prolongé, le crapaud a un aspect éthéré, un peu comme un catholique anglais de stricte obédience vers la fin du carême. Ses mouvements sont ralentis mais décidés, son corps est ratatiné et ses yeux, par contraste, semblent anormalement grands. Cela permet de remarquer ce qui passerait inaperçu, à un autre moment, à savoir qu’aucune créature vivante n’a d’aussi beaux yeux que le crapaud: on dirait de l’or, ou plus exactement la pierre semi-précieuse de couleur or qui orne parfois les chevalières et dont le nom est, je crois, chrysobéryl. (12)
Il ne fait aucun doute que George Orwell adora vivre à Barnhill en dépit de la rudesse des conditions de vie, qui a réduit la population de l’île à moins de trois cents habitants, alors qu’elle en comptait dix mille au XVIIIe siècle, comme il l’écrira à son ami George Woodcock, en 1946:
Ici tout est fait de manière incroyablement primitive. Même quand le champ est labouré avec un tracteur, les céréales sont encore semées à la volée, puis coupées à la faux et liées en gerbes à la main. (…) À cause de l’humidité, on ne rentre pas les foins avant la fin de septembre, voire plus tard; et comme on ne peut pas les laisser dehors, il faut les entreposer dans des granges. Une bonne partie des céréales ne parvient pas à maturité; on la donne au bétail en bottes, comme le foin. (13)
Au total, George Orwell fera trois séjours sur l’île. Le premier qui durera six mois, d’avril à octobre 1946 sera peu « productif » sur le plan littéraire. Il n’avancera pas réellement sur son manuscrit tant il y avait à faire pour rendre la ferme, qui avait été à l’abandon plusieurs années, de nouveau habitable. Il sera aussi « piégé » par son hospitalité, puisque de nombreux amis lui rendirent visite. « Je n’ai encore fait aucun travail digne de ce nom, car il semble qu’il y ait toujours quelque chose d’autre à faire, et on passe un temps incroyable à aller et à venir », écrit-il à une amie Celia Kirwan (14). Mais surtout, dans cet eden retrouvé, il retrouvera les joies simples dont il avait été trop longtemps sevré, pratiquant la chasse [sans permis], la pêche et la passion du jardinage. Des activités essentielles, car elles sont un moyen d’améliorer un ordinaire particulièrement misérable: nous sommes au sortir de la guerre, et les Britanniques sont soumis à un rationnement draconien sur le plan de la nourriture.
À Jura, Eric Blair peut abandonner son personnage de George Orwell
En fait, dans ces premiers temps à Barnhill, la personnalité d’Eric Blair [son vrai nom] semble avoir repris le dessus sur celle de l’auteur George Orwell, comme l’analyse Gordon Bowker:
À Jura, [le personnage de] George Orwell pouvait être abandonné; il pouvait revenir à son ancien rôle familial d’Eric Blair, le naturaliste et prodigieux marcheur, qui dormait sous les étoiles quand il pouvait (…) Pour être George Orwell, il devait se retirer dans sa mansarde et s’enfermer seul avec ses livres et sa machine à écrire. (15)
Il est d’ailleurs symptomatique, que sur l’île de Jura, George Orwell n’ait été connu que sous son nom d’origine, Eric Blair.
Reste qu’il tirera un premier bilan positif de son séjour, comme il l’écrit à son ami Humphrey Slater, le 13 octobre 1946, dès son retour à Londres:
Je n’ai pas vraiment fait grand chose cet été —j’ai au moins commencé mon roman sur l’avenir [1984], mais je n’ai écrit qu’une cinquantaine de pages et Dieu sait quand il sera terminé. Cependant c’est quelque chose qui a démarré, ce qui n’aurait pas été le cas si je ne m’étais pas éloigné du journalisme régulier pour un temps. Bientôt je pense, je devrais m’y remettre, mais j’en abandonnerais une bonne partie et ferais en sorte de faire surtout des trucs très bien payés, dont je n’ai jamais eu autant besoin… (16)
En fait d’activité rémunératrice de journaliste, il reprit sa chronique régulière dans Tribune, et surtout publia des essais importants dans lesquels il creusait les idées qui devaient nourrir 1984. Dans Où meurt la littérature, par exemple, il évoque ce « procédé ingénieux pour écrire des livres à l’aide de machines », préfiguration des « machines du Commissariat aux Romans qui écrivaient des romans », le département du Ministère de la Vérité, où travaille Julia, l’héroïne de 1984.
Le 11 avril 1947, il était de retour à Barnhill, bien décidé à s’y installer définitivement après l’horrible hiver qu’il avait passé à Londres, dans son appartement de Islington, où en raison des pénuries de fuel, il fut obligé de brûler les jouets de Richard pour essayer d’avoir un peu de chaleur. (16) Pour autant, la page du journalisme n’est pas définitivement tournée, même s’il abandonne son travail à Tribune.
Cette fois, sur le plan littéraire, le séjour s’avère intensément productif. Le 31 mai, il écrit à son éditeur F.J. Warburg, qu’il a « assez bien démarré le travail sur mon livre [1984], et il me semble que j’ai du écrire près du tiers du premier jet ». Optimiste, il ajoute « si je l’achève [le premier jet] vers le mois d’octobre, je pourrai terminer le livre au tout début de 1948. » Dans le même courrier, il joint ce qu’il appelle un « long récit autobiographique », qui n’est autre que Tels, tels étaient nos plaisirs, qui décrit par le détail, le traumatisme que représenta pour lui les trois ans qu’il passa dans une école préparatoire [l’équivalent du collège, en France], St Cyprian. Il ne sera publié qu’en 1952, dans Partisan Review.
Dans ses essais, il rode les thèmes qu’il développera dans 1984
On ignore la date à laquelle fut réellement écrit cet essai, si ce n’est qu’il en établit la version définitive en 1947, mais il est clair que cette expérience nourrit 1984.
Le petit garçon attendant à l’extérieur de l’étude d’être battu par Sambo [le directeur de St Cyprian] est la version enfantine de Winston Smith attendant d’être convoqué à la salle 101. La duplicité de l’autorité, le sentiment que les espions sont partout, le difficile contre-interrogatoire, l’apprentissage par cœur dans une atmosphère de menace tout cela est présent à la fois dans l’essai et dans le roman. (17)
C’est le cas aussi de cet autre essai, Vers l’unité européenne, paru dans le numéro de juillet-août 1947 de Partisan Review, dans lequel il décrit les conséquences funestes engendrées par la crainte inspirée par la bombe atomique:
Le monde partagé entre deux ou trois super-États, dont aucun ne pourrait l’emporter sur les autres et qu’aucune rébellion interne ne saurait renverser. Selon toute probabilité, leur structure serait hiérarchisée, avec une caste de demi-dieux au sommet et des esclaves à la base; l’anéantissement complet des libertés dépasserait tout ce que le monde a connu jusqu’ici. Au sein de chaque État, on créerait le conditionnement psychologique approprié en coupant toutes les relations avec le monde extérieur et en simulant une guerre permanente avec les États rivaux. Des civilisations de ce type pourraient rester statiques pendant des milliers d’années. (18)
C’est pratiquement mot pour mot, la description du monde que fait le « dissident » Emmanuel Goldstein, dans 1984.
Ce sont en fait, les rares écrits qu’il produisit, cette année-là, en dehors de son travail sur le manuscrit du roman. À l’automne, lorsque le temps se dégrada, la maladie se rappela à son bon souvenir. Difficile aujourd’hui de connaître précisément les causes de cette « inflammation des poumons » dont il souffrit, mais Gordon Bowker estime que les conditions difficiles dans lesquelles il vivait, ont aggravé les choses : « une chambre surchauffée, remplie des vapeurs du pétrole brûlé dans le poêle Valor [illustration ci-contre] et la fumée des cigarettes qu’il fumait à la chaîne ». Comble de malheur, l’île connu la sécheresse, sa machine à écrire cassa, et il n’avait plus de chaussures décentes (19)
Il du s’aliter, mais n’en continua pas moins à travailler dur… dans son lit, pour achever le premier jet. Cette fois, la maladie était très sérieuse. Il part pour un séjour de plusieurs mois dans un sanatorium proche de Glasgow, où il s’emploiera à faire quelques travaux « légers », notamment des articles pour l’Observer, dont plusieurs critiques, pour le New Yorker. Il écrivit aussi un essai Les Écrivains et le Leviathan pour la revue Politics and Letters [sur lequel je reviens, dans George Orwell, le critique]. Un travail quasi obligé, tant sa situation financière demeure tendue. « Les droits qu’il touchait de La Ferme des animaux augmentaient mais ne s’avéraient pas suffisants pour vivre sans quelques collaborations journalistiques quelques unes dans la mesure où il était en mesure d’exiger désormais les meilleurs tarifs », précise Bernard Crick (20)
Malade, vous n’avez aucun pouvoir sur le langage
Il y voit « un signe de rétablissement partiel », même si ajoute-t-il, « cela [écrire] me demande un effort d’autant que j’ai le bras droit dans le plâtre ». Il s’avoue en tout cas incapable du moindre « travail sérieux », signe que l’écriture de ses romans lui demandait une toute autre énergie que celle des articles et essais. (21) Mais pour mesurer l’état de faiblesse dans lequel il se trouve à cette période et son désarroi, il faut se reporter à ses « carnets », sorte de journal intime qu’il tiendra jusqu’à la fin de sa vie:
Quand il s’agit d’une longue maladie, lorsque vous êtes faible et sans appétit, mais pas réellement fiévreux ou souffrant, vous avez l’impression que votre cerveau fonctionne d’une manière relativement normale, que vos pensées sont aussi vives qu’elles l’ont toujours été, que vous vous intéressez toujours aux même choses, que vous semblez capable de vous exprimer normalement, et que vous pouvez lire ce que vous liriez en temps normal. Ce n’est que lorsque vous essayez d’écrire, même le plus simple et le plus stupide des articles de presse [souligné par moi], que vous prenez conscience de la détérioration qui s’est produite en vous.
Au début, il est totalement impossible de coucher quoi que ce soit sur le papier. Votre esprit s’envole vers n’importe quel autre sujet qui puisse se concevoir, plutôt que de se concentrer sur celui que vous essayez d’aborder, et même l’activité physique qu’est l’écriture est d’un insupportable ennui. Puis peut-être, vous commencez à être capable d’écrire un peu, mais tout ce que vous écrivez, une fois couché sur le papier, semble stupide et banal. Vous n’avez également aucun pouvoir sur le langage, ou plutôt, ne vous vient à l’esprit rien d’autre que des expressions plates et ordinaires; jamais une phrase vivante et bien tournée ne s’impose à vous, et même lorsque vous commencez à retrouver l’habitude d’écrire, vous semblez incapable de préserver la continuité. De temps à autre, vous êtes capable de trouver une assez bonne formule, mais il est extraordinairement difficile de faire en sorte que deux phrases qui se succèdent résonnent comme si elles entretenaient un rapport entre elles. La raison en est que vous vous trouvez dans l’impossibilité de vous concentrer plus de quelques secondes, et par conséquent dans l’incapacité de vous souvenir de ce que vous disiez un moment plus tôt. (22)
Il devait revenir une dernière fois à Barnhill. Ce séjour ne sera coupé que par une courte « visite médicale ». Suffisamment rétabli, il sera essentiellement occupé par l’établissement de la version finale de 1984, à laquelle il s’attèlera toute affaire cessante, sous la pression de son éditeur Warburg. Ce dernier lui écrira, avec un sens de la litote tout britannique, qu’il lui paraissait « plutôt important du point de vue de votre carrière littéraire qu’il [le manuscrit] soit achevé pour la fin de cette année et si possible avant ». (23)
La tâche est considérable, car George Orwell estime qu’il doit réécrire environ les deux tiers du texte. Il s’attèlera à cette tâche titanesque pour un homme désormais très affaibli. Il mettra le point final au manuscrit le 4 décembre 1948. Peu de temps après, sa santé se détériore de nouveau. Le point final de son travail de journaliste sera la chronique de La Drôle de guerre, le second volume des Mémoires de Churchill, publié par New Leader à New York en mai 1949 . Une chronique étrangement chaleureuse pour cet homme politique conservateur, auquel il entend rendre « cette justice que les souvenirs politiques qu’il a publiés de temps à autre ont toujours été, par leur franchise comme par leurs qualités littéraires, largement au-dessus de la moyenne. (…) en général, les écrits de Churchill évoquent plus ceux d’un être humain que d’un personnage public. » (24)
Auparavant, en ce début d’année 1949, il avait eu la force d’écrire sur le lit de son sanatorium, quelques chroniques pour l’Observer, dont l’une était consacré à un essai sur les caricatures anglaises (25), dans laquelle, fin connaisseur des dessinateurs et de leur histoire, il distinguait « Phiz » et Cruikshanks [illustration ci-dessous], qui tous deux illustrèrent les romans de son cher Dickens. Il n’abandonnait pas pour autant l’écriture. Il rédige l’amorce d’une « grosse » nouvelle, A Smoking Room Story, projette les plans d’un roman situé en 1945. Las, le 21 janvier 1950, une hémorragie le terrasse et il meurt laissant son œuvre inachevée.
Notes
- Jura and George Orwell, par Gordon Wright, 1993, p. 7.
- Essais, Articles, Lettres, de George Orwell, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, pp. 394-395.
- George Orwell, par Gordon Bowker, Abacus, Londres, 2009, p. 351.
- ibid
- alors président du Pen Club
- Essais, Articles, Lettres, de George Orwell, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, pp. 180.
- extrait de The Prevention of Litterature, Polemic, n°2, cité par Gordon Bowker, dans George Orwell, p. 351.
- George Orwell, par Bernard Crick, Flammarion, Paris, 2008, p. 547 et 585.
- Essais, Articles, Lettres, de George Orwell, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 111.
- George Orwell, par Bernard Crick, Flammarion, Paris, 2008, p. 501.
- ibid, p. 501.
- Essais, Articles, Lettres, de George Orwell, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 175.
- ibid, p. 248.
- George Orwell, par Bernard Crick, Flammarion, Paris, 2008, p. 605.
- George Orwell, par Gordon Bowker, Abacus, Londres, 2009, p. 357.
- George Orwell, par Bernard Crick, Flammarion, Paris, 2008, p. 608.
- George Orwell, par Gordon Bowker, Abacus, Londres, 2009, p. 371.
- Essais, Articles, Lettres, de George Orwell, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 446.
- George Orwell, par Gordon Bowker, Abacus, Londres, 2009, p. 373. La question des chaussures est problème récurrent pour George Orwell. Chaussant une grande pointure, il n’en trouvait pas à sa taille dans le Londres de l’après-guerre et chargea David Astor de lui en trouver à New York !
- George Orwell, par Bernard Crick, Flammarion, Paris, 2008, p. 629.
- Lettre à F.J. Warburg du 4 février 1948, in Essais, Articles, Lettres, de George Orwell, Vol. IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 484.
- extrait cité par Bernard Crick, p. 635.
- George Orwell, par Gordon Bowker, Abacus, Londres, 2009, p. 373
- Essais, Articles, Lettres, de George Orwell, volume IV, Éditions Ivrea, Paris, 2004, p. 588 et suivantes.
- Our Native Humour, chronique publiée dans le numéro du 2 janvier 1949 de The Observer, in Orwell, The Observer Years, Atlantic Books, Londres, 2004, pp. 232-233.
- dessin publié p. 13 de Our Native Humour, Michael Joseph, Londres, 1948.