Pigistes, c'est mieux au pluriel

“Journalistes précaires de toutes les régions, unissez-vous !” Depuis quelques années, les journalistes pigistes sont de plus en plus nombreux à se rassembler au sein de collectifs à Paris, Lyon, Rennes et ailleurs. Certains ont des noms explicites —La Rédac Nomade, Lyon Piges—, d’autres plus imagés —Les incorrigibles, Argos, Objectif Plume. Du simple partage d’un espace de travail à la réalisation de sujets en commun en passant par l’échange de contacts, la formule est à géométrie variable. Une chose demeure: la volonté de se regrouper.

  • Sophia Aït Kaci  est pour quelques semaines encore en formation Journalisme Multimédia à l’Emi-Cfd. Au cours de cette formation, elle a enquêté sur les collectifs de pigistes, interviewant plusieurs de leurs acteurs. C’est cette enquête qui est publiée ici [les vidéos ont été réalisées avec une autre stagiaire, Caroline Chabir].

Ils sont Incorrigibles. Créé il y a une dizaine d’années, ce collectif compte une vingtaine de membres. Il regroupe plutôt des journalistes avec de l’expérience; plutôt spécialisés dans le secteur des ressources humaines, mais pas que. Les Incorrigibles sont une association. Chaque adhérent participe aux frais de fonctionnement: 200€ par mois chacun pour le loyer. Les locaux sont à Montreuil; sous-loués à un autre collectif, mais de photographes, Tendance-Floue. Sur le papier, les liens entre adhérents se limitent donc à une colocation de bureau. Mais pas que.

« Ces espaces offrent (…) à leurs membres de nouvelles perspectives d’interactions entre pigistes, de même que la naissance d’un réseau de solidarité considérable”, explique Faïza Naït-Bouda, chercheure en Sciences de l’information et de la communication. Plusieurs membres des Incorrigibles le disent à leur manière dans cette vidéo tournée dans leurs locaux:

Les Incorrigibles from Sophia A on Vimeo.

Au delà de l’engouement médiatique autour des collectifs de pigistes, quelle est l’ampleur du phénomène? « Impossible de donner un chiffre », selon Faïza Naït-Bouda. Entre les co-locataires qui partagent des bureaux et les pauses-café qui vont avec, les associations qui proposent des sujets à quatre mains aux rédactions, les sociétés par actions simplifiées qui font presque de la concurrence aux agences de presse et les anciens camarades d’école de journalisme qui se retrouvent une fois par mois autour d’une bière, la bannière « collectif de pigiste » rassemble une faune plutôt hétéroclite. Et pour compliquer le tout, le regroupement peut-être virtuel.

Autre collectif parisien que les Incorrigibles, autre approche. Le collectif Argos existe depuis dix ans. Cédric Faimali l’a créé en 2001 avec  Hélène David et Guillaume Collanges, deux autres photojournalistes. Si chaque membre a ses commandes et ses travaux personnels, le groupe se retrouve sur le long terme autour de quelques projets. L’idée de créer un collectif  mûrissait depuis 1993. Cédric Faimali était alors photographe d’actualité. Il s’est souvent retrouvé avec « pleins de jeunes photographes à couvrir la même manifestation ». Il pense à les fédérer  “plutôt que de se battre pour vendre au Parisien une photo 200 francs [30 euros]”. Argos nait ainsi en 2001, s’inspirant des collectifs de photographes qui existent depuis une vingtaine d’années comme Tendance floue ou Le bar Floréal, mais comme Cédric Faimali l’explique dans la vidéo ci-dessous, ce collectif à la particularité de regrouper d’emblée des photographes et des rédacteurs:

Le collectif Argos from Sophia A on Vimeo.

Quand on dit « pigiste », on pense souvent précarité, solitude, faibles revenus. Cette impression est confirmée par les chiffres de la commission de la Carte d’Identité des Journalistes (CCIJP). Selon une étude de l’Observatoire des métiers de la Presse (1), basée sur les statistiques de la CCIJP, « en euros constants, le montant brut mensuel moyen des piges a diminué de 2000 à 2008, passant de 2.200,94 à 2.059,25 euros ». Pas de quoi faire rêver. Dès 1998, le sociologue Alain Accardo alertait sur “la nouvelle prolétarisation” des journalistes que l’on désigne “sous l’appellation de “pigistes” (2).

Taïna Tervonen des Incorrigibles est plus optimiste. Elle préfère insister sur le statut d’indépendant des pigistes. Plus qu’un statut, elle explique qu’il s’agit d’une « façon de concevoir le métier de journaliste et de l’exercer ». La différence avec les rédacteurs « en poste » est évidente pour Cédric Faimali. Selon lui, il faut être « plus réactif, plus créatif » et se comporter « comme un véritable entrepreneur ». Cela signifie jouer tour à tour le rôle de commercial, comptable et… photographe à l’occasion. Le mythe du photojournaliste parcourant le monde en permanence est bien écorné dans cette autre vidéo:

« Photojournaliste, c’est à peine 10% de temps sur le terrain » from Sophia A on Vimeo.

Sans se dire militant, Julien Vitry des Incorrigibles revendique le fait de “défendre le statut de pigistes”. Le blog des Incorrigibles traite de sujets spécifiques comme: Comment déclarer ses impôts, Combien vaut une photo? Etc. Animation d’un blog, participation aux Assises du journalisme ou encore intervention dans des écoles sont des actions qu’il est plus facile de mener à plusieurs. Les collectifs favorisent naturellement les échanges et la réflexion sur la pratique du métier. C’est aussi un moyen d’agir plutôt que de subir.

“Alors qu’il est devenu courant de procéder au raccourci «pigiste = précaire» (…) force est de constater que les discours des concernés sont davantage tournés vers l’action” remarque Faïza Naït-Bouda. Le collectif Argos en livre un exemple concret au travers de ses travaux collectifs. “Les réfugiés climatiques”, « Qui sème l’espoir », ou tout récemment « Gueule d’hexagone » sont les aventures qui rassemblent le groupe.

Argos la joue collectif from Sophia A on Vimeo.

Plus informel, les échanges de contacts au sein des Incorrigibles illustrent la force du groupe:

Les Incorrigibles – L’efficacité des échanges informels from Sophia A on Vimeo.

Rompre l’isolement, accélérer la mise en relation et créer de la solidarité entre pigistes, c’est déjà pas mal. Mais les collectifs ont une autre utilité pour Faïza Nait-Bouda. Et de taille. C’est le transfert de toutes les compétences « que l’on n’apprend pas à l’école ». Elle écrit:

Des para-compétences sont ainsi relevées (…) allant de la proposition d’un synopsis aux entreprises de presse jusqu’à la publication effective de l’article, en passant par le repérage du titre susceptible d’y intégrer la pige soumise, ou encore la création d’un press book. (…) Des para-compétences de nature entrepreneuriale (prospection, gestion et comptabilité, droit du travail, etc.) intègrent également cet apprentissage.”

Si cet apprentissage ne se fait pas à l’école, selon la chercheuse, c’est que « ce n’est pas le modèle de journalisme qu[e les écoles] ont envie de vanter ». Thierry Butzbach confirme que « la pige, ça fait peur aux gens ». Président de l’association Profession pigiste, il organise des modules de formation sur la pige à l’ESJ-Lille notamment. Depuis cinq ans, il sent que les écoles sont réceptives à la nécessité de former les élèves.

Eric Nahon, responsable pédagogique de la première année d’études à l’Institut Pratique de Journalisme (IPJ) avance une autre raison: « Les programmes ne changent qu’une fois par an et ils sont déposés auprès du Rectorat », explique-t-il. Cela limite la réactivité.À l’IPJ, si la pige ne fait pas (encore?) l’objet d’un cours dédié, elle s’est invitée petit à petit dans quelques modules: Comment rédiger un synopsis pour une enquête, Comment obtenir sa carte de presse, etc…

Diplômés ou non, les jeunes journalistes hors rédaction se retrouvent démunis pour mener leur « petite entreprise ». Dans les collectifs, ce manque est palié par « une forme de compagnonnage », comme dans les metiers d’artisanat, analyse Faïza Naït-Bouda. Les pigistes les plus expérimentés ou les plus militants prennent les novices sous leur aile. Elle tempère toutefois:

Le monde de la pige est un monde concurrentiel avant tout. Le collectif n’élimine pas la concurrence. Il l’atténue. Au sein d’un collectif, on cherche à reproduire une rédaction idéale. Les membres sont solidaires parce qu’ils se voient tous les jours.

Pas un remède miracle donc, le collectif est une formule qui convient aux journalistes ayant fait le choix de la pige. Et même si ce n’est pas le cas, comme le dit Isabelle Maradant des Incorrigibles: « Que la pige soit choisie ou subie, on a tout intérêt à ne pas rester seul. »

Les principaux collectifs de pigistes

Impossible à quantifier, donc. Chiche ? Nous avons comptabilisé quinze collectifs. Ami(e)s pigistes, n’hésitez pas à compléter cette liste :

Sans oublier l’atelier Pigistes tenter le collectif qui s’est tenu aux Assises du journalisme 2011, au cours duquel toutes ces questions ont été évoquées par des représentants des principaux collectifs.

Notes

  1. Photographie de la profession des journalistes entre 2000 et 2008, Observatoire des métiers de la presse [.pdf]
  2. Journalistes précaires, journalistes au quotidien, Alain Accardo, Gilles Balbastre et al., Agone, 2007.
  3. Le « pigisme » en apprentissage: les collectifs de pigistes comme lieux d’apprentissage d’une identité para-journalistique, par Faïza Naït-Bouda, in Cahiers du Journalisme, n° 21, automne 2010 [.pdf]

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