Débat : Des experts pour quoi faire ?
Article publié le 12 juin 2009
Débat Ça Presse ! du 29 janvier 2008
Les experts en tous genres occupent une place de choix dans les médias. Pourquoi ce recours systématique à la parole « experte »? Est-elle toujours justifiée ? Quel usage en font les journalistes? Ça presse ! en débattu avec :
Philippe Grimbert, psychanalyste et écrivain.
Cyril Lemieux, sociologue de la presse et auteur de « Mauvaise presse » (Editions Métailié, 2000).
Yves Miserey, journaliste scientifique au Figaro, auteur de « L’expertise pluraliste en pratique – L’impact des rejets radioactifs dans le Nord-Cotentin sur les risques de leucémie », Ed. La Documentation, un ouvrage qui raconte la façon dont un groupe pluraliste d’experts a pu rendre compte des risques liés aux rejets radioactifs de l’usine Cogema de la Hague et la façon dont il a travaillé avec les médias.
Philippe Grimbert : « On a parfois l’impression d’être utilisé par certains journalistes »
Pour Philippe Grimbert, dans les relations journalistes-psy, l’expert est mis sur un piédestal, ce qui n’est pas forcément désagréable pour le narcissime de ce dernier… même s’il est utilisé en dehors de ses compétences précises :
« Aux yeux des journalistes, je suis un expert, mais pas seulement sur la question des enfants psychotiques, qui m’occupe d’un point de vue clinique et sur laquelle je publie dans des revues qui ne sont pas grand public. On m’appelle pour m’interroger sur des sujets de société. » Mais c’est « excitant d’avoir à se pencher sur un sujet auquel je n’avais pas réfléchi. C’est une chatouille intellectuelle que j’apprécie. »
Mais en tant qu’expert, il estime que sa confiance a été malmenée, à cause de procédés par forcément très déontologiques de certains confrères : « Récemment, j’ai été très sollicité pour m’exprimer sur la vie amoureuse du Président et j’ai refusé. D’abord parce qu’il m’est déjà arrivé de brosser de manière humoristique, des portraits psychologiques de personnalités politiques. Je ne souhaitais pas réitérer l’expérience, qui m’avait amusée, car on est vite catalogué par les journalistes. Ensuite, parce que certaines choses nous échappent parfois. Au moment où Jean-Pierre Chevènement est sorti du coma après une opération qui avait mal tourné et où il tenait des discours un peu illuminés, j’ai tenu des propos devant des journalistes dont je ne pensais pas qu’ils seraient repris. J’ai dit que M. Chevènement s’exprimait de façon paranoïaque et, la semaine suivante, dans Libération, était écrit, en rouge : » Jean-Pierre Chevènement est paranoïaque, ça ne se soigne pas. » Il se trouve que l’intéressé, interrogé à ce propos dans une émission de Michel Drucker, l’a pris avec humour et cela n’a pas porté à conséquence. »
« On a parfois l’impression d’être utilisé par certains journalistes. Il m’est arrivé de lire un article pour lequel j’avais donné une interview, qui ne me citait pas, mais dans lequel tous mes propos étaient reproduits ! Là, j’ai eu le sentiment d’avoir fait l’article à la place du journaliste. Dans ce cas-là, on est frustré et en colère. »
Du coup, l’expert cherche à mieux maîtriser sa parole : « Je me suis vite aperçu qu’un journaliste pouvait me faire parler pendant des heures et, finalement, ne citer qu’une seule de mes phrases. Donc, je demande assez rapidement au journaliste si je suis le seul interrogé, ou s’il y a plusieurs spécialistes qui parleront. Et si c’est le cas, je demande à ce qu’on réduise l’entretien à mes deux ou trois idées originales sur la question. C’est ma liberté de m’informer de ce que le journaliste veut faire de moi et de limiter, éventuellement, mon propos. »
« La psychanalyse a été malmenée par les médias, ces dernières années. Je suis le représentant d’une profession attaquée, en danger. L’impact des neurosciences a mis à mal la psychanalyse, laquelle a aussi commis des péchés de jeunesse, dont nous payons le prix actuellement. Mais les journalistes jouent un rôle dans ce règlement de compte, souvent par ignorance des subtilités de ce débat : Quand on m’appelle, les journalistes ne me demandent jamais de me situer, de dire si je suis ou non lacanien, et pourtant cela a son importance », observe Philippe Grimber qui regrette que nos confrères se soient contentés d’interviewer les stars du métier, et de le traiter sur le mode du scandale (cf le traitement du « Livre noir de la psychanalyse »), au lieu d’aller interviewer les « sans-grades » ou de véritables experts du débat entre psychanlayse et neurosciences.
Philippe Grimbert regrette que la psy envahisse les pages des magazines : « S’il s’agit de donner à entendre le regard d’un psychanalyste sur un événement, pourquoi pas ? Mais nous n’avons pas à asséner une prétendue vérité sur ce dernier. Le risque du « tout psy », c’est de ne plus laisser aux gens le temps de faire une démarche personnelle, et dans le cas de ces « cellules d’aide psychologique » dépêchées sur le lieu d’un accident, de ne plus laisser aux victimes le temps de faire leur deuil… »
Un conseil aux journalistes : « En interrogeant un expert, ils doivent se souvenir qu’ils n’interrogent pas la Science, mais un expérimentateur qui a ses propres désirs. »
Yves Miserey : « Il faut rencontrer des experts d’horizons différents »
Pour le journaliste scientifique du Figaro, les journalistes devraient mieux choisir les experts auxquels ils recourent, afin de ne pas être dans un rapport révérencieux envers les experts. En respectant les règles :
Savoir d’où ils parlent : « C’est très différent de s’adresser à un expert qui travaille dans un organisme et à un expert qui dispose de sa liberté de parole. Les premiers ne peuvent pas parler en leur nom. Ils sont censés pouvoir nous parler mais, quand on est français, ils nous renvoient aux services de communication. »
Ne pas les prendre au mot ! « Il y a quand même eu le précédent de Tchernobyl, où les experts ont tenu des propos rassurants, qui étaient mensongers ! C’est tout de même la faillite totale de l’expertise ! Comment peut-on, aujourd’hui, après cet événement, téléphoner à un expert pour lui demander ce qu’il se passe ? Quand un expert me répond, je cherche à savoir comment il a fait pour parvenir à cette conclusion. »
Confronter : « Il faut être conscient qu’il y a des polémiques au sein des expertises. Je m’efforce de rencontrer les personnes qui ne sont pas d’accord entre elles. Les journalistes s’adressent aux experts connus : Axel Kahn pour la génétique, Yves Coppens pour la paléontologie… Mais les publications anglaises ne parlent pas d’eux ! Il existe des « experts masqués »… S’ils ne sont pas cités dans la presse française, c’est, a priori, positif. Je suis à la recherche d’experts qui font de la recherche, d’interlocuteurs nouveaux qui me disent des choses différentes. »
Garder en tête que l’expertise est le produit d’un rapport de forces. Il y a distorsion entre une production d’expertises parcellaires, peu transparentes et le journaliste qui veut des résultats tangibles. Mais c’est au journaliste de se faire décoder et de synthétiser les avis des experts d’horizons différents.
C’est ce qu’a fait Yves Miserey avec le groupe radio-écologie du Nord-Cotentin, qui travaillait sur la question sensible des cas de leucémies autour de La Hague : « Un chercheur s’était saisi de cette question et avait publié dans le British Medical Journal. La grande originalité de la démarche de ce groupe est d’avoir introduit des experts non institutionnels. C’est une expérience intéressante mais critiquée, même par les experts écolos. Je n’avais rien d’autre que ce que disaient d’eux-mêmes les experts. Ce groupe s’est réuni pendant trois ans, ce qui a donné lieu à des verbatim. J’ai lu ces discussions : les experts ne partagent pas le même point de vue et en discutent. Si on ne possède pas l’appareil intellectuel, ni les journalistes, ni le public ne peuvent comprendre. Il m’a fallu 15 jours pour obtenir que l’on me dise comment fonctionne le système de surveillance des dioxines ! Il y a une forte segmentation des connaissances, et pas de synthèse.»
Un espoir pour sortir de la langue de bois des experts scientifiques institutionnels : « Des chercheurs avec des financements autres émergent. Apparaissent des experts globalisés ou cosmopolites. Tout cela devrait modifier le fonctionnement de l’expertise. »
Cyril Lemieux : « Les relations entre experts et journalistes selon Durkheim, Marx et Weber »
Le sociologue propose de décoder les relations entre journalistes et experts selon trois grilles sociologiques. Accroche-vous. C’est passionnant :
« Si on se réfère à Durkheim, c’est un problème de division du travail. Il y a une spécialisation des tâches qui crée une solidarité organique entre journalistes et experts. Les premiers se spécialisent dans le compte-rendu des faits et les seconds dans leur analyse. Les premiers dépendent des seconds et inversement, par le biais de la reconnaissance. Le mouvement même de la modernité est la professionnalisation. La division du travail ne pose pas de problème en soi, sauf quand cela va trop vite. Et certains problèmes ne sont pas réglés. Le problème aujourd’hui, dans cette division du travail, c’est que les critères de choix des experts ne sont pas clairs. D’autre part, les travaux des experts concurrents ne sont pas cités. »
« Si on se place du point de vue de Karl Marx, les modèles de production journalistique privilégient l’interchangeabilité des journalistes et l’amélioration de la productivité par la sous-traitance. Les experts sont des producteurs de contenu gratuits, payés en monnaie symbolique sous forme de flatterie. Cette situation a des effets sur les contenus des articles, dont le fameux « 3 questions à… » qui aboutit à un formatage des réponses. Les experts sont pliés aux contraintes de production et ils sont exploités, même s’ils en tirent des avantages. »
« Sous l’angle de Max Weber, il y a eu longtemps un rapport de domination des intellectuels sur les journalistes, mais cela a changé. Dans certains cas, les journalistes élisent les experts, et pas forcément les meilleurs de leur disciplines. Cela crée des stratégies, au sein des chercheurs, pour être adoubés par la presse. On a ainsi vu apparaître, dans certaines grilles d’estimation de chercheurs, une case « visibilité dans les médias ». Il y a aussi des stratégies scandaleuses pour se faire remarquer par des journalistes. Car l’expertise devient un modèle important dans l’évaluation scientifique. De ce fait, on incite moins à la recherche fondamentale qui est moins médiatisée. »
De leur côté, les journalistes utilisent l’expertise pour faire dire à un autre ce qu’ils pensent et voir ainsi leur opinion légitimée. »
« Quelles sont les solutions possibles pour amériorer les relations entre experts et journalistes, à partir de ces trois points de vue ? On peut mettre en place des règles déontologiques pour encadrer la division du travail. On peut aussi instaurer d’autres modalités d’échange entre journalistes et experts. Prenons l’exemple des chercheurs en sciences sociales. Ils sont utilisés comme experts, mais pas comme ressources. Ils font des enquêtes qui ne sont pas lues. On peut imaginer une médiation pour que ces sciences soient utilisées comme ressources. C’est au journaliste de faire son chemin. Personnellement, quand je suis interviewé, je donne mon opinion au journaliste, mais aussi les coordonnées de mes « adversaires ». Nous pourrions faire, ensemble, des séminaires pour échanger sur des angles d’articles. La condition, c’est qu’il y ait égalité entre les partenaires de ces séminaires. Ce sont des spécialistes d’un domaine qui échangent, lancent des enquêtes ensemble. Cela peut donner lieu à la fois à des articles co-signés et des publications en sciences sociales. Nous pouvons échanger sur nos méthodes. Prenons l’exemple de l’école de sociologie créée par des journalistes. Elle a inventé des pratiques, comme celle qui a consisté à donner des carnets de bord à des prostituées pour recueillir leurs propos. La plupart du temps, les journalistes n’ont pas la culture de leur domaine. Ils sont manipulables par les directions de la communication. Il faudrait plus de spécialistes et de nouvelles relations entre experts et journalistes. Ces derniers devraient atteindre un niveau technique qui ne permette de ne pas se laisser embobiner. Il faut toujours trouver des contre sources. »
Débat avec la salle :
Dans la salle : Peut-on admettre la relecture des articles par les experts ?
Cyril Lemieux : Cela pose de gros problèmes, mais cela n’est pas étonnant quand on a été déçu deux ou trois fois par des articles. Il faut trouver des mécanismes de régulation car nous manquons de repères communs. Faut-il finir par recourir à une certification ? L’interview, en sociologie, répond à un critère bien précis, à savoir la retranscription exacte des propos.
Philippe Grimbert : Le besoin de relire ne m’est venu que parce ma confiance avait été trahie. Et quand je relis, je me demande toujours si j’ai bien expliqué.
Cyril Lemieux : Il y a une sous-estimation de la frustration des interviewés. La plupart du temps, ils ne se plaignent pas.
Dans la salle : Il existe tout de même une différence qui sépare l’oralité de l’écriture. Lorsqu’on se relit, ce n’est pas du tout la même chose.
Cyril Lemieux : Oui, mais si cela continue, les relations entre journalistes et experts vont finir par se judiciariser. Il faudrait de bonnes pratiques et que le contrat entre eux soit clair
Dans la salle : L’interview est un rapport de confiance. Expliquer quel en est le cadre, la longueur…, il me semble que c’est la moindre des choses. Quant à la question du magnétophone qui enregistre, il me semble que c’est un faux problème. Il s’agit juste d’un support pour vérifier ce qu’on a noté. On peut tout aussi bien tronquer l’information en montant certaines phrases qui sont exactes.
Dans la salle : La question de la relecture traduit une vision appauvrie du journalisme. Comme s’il fallait que l’expert maîtrise la relation avec la presse.
Cyril Lemieux : Pourquoi ne pas faire disparaître l’interview ?
Dans la salle : Je ne suis ni expert, ni journaliste, mais économiste. Il me semble que si le journaliste présente la parole de l’expert, il est normal qu’il relise l’interview. Mais pourquoi les experts apparaissent-ils si expressément ? Les experts sont choisis à cause de leur notoriété. Mon interprétation, c’est que les journalistes veulent s’abriter derrière leur opinion, plutôt que d’informer.
Dans la salle : Les formats courts ont tendance à binariser les problèmes, d’où la préférence au pour/contre. Il faut avoir de l’espace pour expliquer. La parole de l’expert domine parce que la parole journalistique n’a plus de place.
Cyril Lemieux : Il faut que les journalistes apprennent à penser les choses de manière dissensuelle. Nos instituts de recherche ne sont pas nos alliés. Il faut trouver des points d’alliance avec les chercheurs.