Débat : Une Société des Journalistes, à quoi ça sert ?
Article publié le 19 octobre 2010
Débat Ça Presse ! du 25 septembre 2007
À quoi servent les Sociétés de journalistes (SdJ) dans les entreprises de presse ? Comment ça marche ? Comment en créer une ? Voilà quelques-unes des questions posées lors d’un débat ça presse avec :
Vincent de Féligonde, président de la société des journalistes des Echos, explique comment les journalistes du quotidien économique se sont organisés pour tenter de bloquer le projet de vente au groupe LVMH et s’imposer comme interlocuteurs incontournables.
François Malye, journaliste au Point, président du Forum permanent des sociétés de journalistes qui regroupe une trentaine de SdJ, décrit les revendications portées par le Forum auprès des pouvoirs publics (création d’une SdJ dans chaque entreprise de presse, droit de veto sur la nomination du directeur de la rédaction, etc.)
Malika Elkord, membre de la SdJ du Nouvel Observateur, explique le rôle et le mode de fonctionnement d’une SDJ en dehors d’un contexte de crise.
Isabelle Repiton, membre de la SdJ de La Tribune, explique le rôle de la SdJ lors du rachat par LVMH
Vincent De Feligonde : « Nous n’avions aucun pouvoir juridique, mais nous pouvions user de celui de la dissuasion »
Vincent de Féligonde raconte l’aventure de la création de la SDJ des Echos dans un contexte de vente possible du journal, avant que ne soit connue la négociation exclusive avec Bernard Arnault (LVMH). Il insiste sur le fait que l’idée est venue de certains membres du CE (syndicats), conscients que dans la période à venir, les problèmes touchant à la déontologie et à l’exercice du métier en général seraient mieux affrontés si les journalistes se dotaient de cette instance.
La SDJ fut initiée fin 2006 par une assemblée générale. La machine s’est mise en route lentement, les statuts ont été copiés-collés sur ceux de la SDR de La Tribune, et l’élection du président n’est intervenue que quelques jours avant le début de la lutte. « Nous n’avions aucun pouvoir juridique, reconnaît Vincent, mais nous pouvions user de celui de la dissuasion : si vous ne nous écoutez pas, vous aurez une grève. Nous avons bénéficié d’une très forte adhésion, chacun reconnaissant l’urgence d’organiser une riposte, alors même que notre rédaction était réputée calme et peu concernée par la vie collective. Pearson ayant annoncé que les garanties en matière d’indépendance étaient une condition de la vente, nous avons tout de suite voulu les négocier avec le groupe Pearson, propriétaire des Echos. Son responsable a accepté, alors qu’il n’y était pas contraint. »
Il a fallu organiser une riposte très rapidement. La rédaction s’est très largement mobilisée contre Bernard Arnault et LVMH, dont la réputation était détestable. Vincent raconte : « Aux journalistes de la Tribune, sous la coupe de LVMH depuis 13 ans, nous étions soucieux de faire passer l’idée suivante : en critiquant LVMH, ce n’est pas vous que nous critiquons. Nous savons que vous avez chèrement défendu votre liberté de journalistes. »
Avec l’aide de ses avocats, la SDJ a demandé un conseil de surveillance avec un représentant de la SDJ.
Alors que la clause de négociation exclusive entre Pearson et LVMH arrive à échéance fin novembre, est apparu mi-juillet un chevalier blanc en la personne de Marc Ladreit de Lacharrière, président du groupe Fimalac. Ce qui a permis à la SDJ de développer un autre argument : en raison des conflits d’intérêts, il ne faut pas qu’un groupe industriel détienne un média. Ce n’est pas concevable dans un pays comme la France. Un journal économique comme Les Echos est un outil de travail qui doit diffuser une information pure et parfaite.
« Marc de Lacharrière est un patron, nous le savons bien. Mais nous avons des moyens de pression, car son seul actif est le groupe de notation Fitch, dont la pérénité repose sur l’indépendance absolue. Nous ne voulons pas rentrer dans le débat « choisir ou pas son employeur ». Nous souhaitons juste être indépendants ».
En novembre 2007, le groupe LVMH est devenue propriétaire des Echos.
François Malye, président de la sdj du Point et membre du Forum des SDJ : « Il faut une reconnaissance juridique des SDJ »
« Nous travaillons tous dans des journaux très différents, avec des structures très différentes. Mais c’est toujours la publicité qui fait les journaux. Et si nous ne faisons pas de sociétés des rédacteurs, les publicitaires finiront par diriger les rédactions. Nous les ennuyons ! Notre véritable force, c’est de pouvoir publier un article dans le journal. Les journalistes râlent beaucoup mais, quand il s’agit de se mobiliser, c’est plutôt « Courage, fuyons ! » Il faut rappeler que les membres de SDJ ne sont pas des salariés protégés. Armelle Héliot, du Figaro, le sait bien, qui est en train de se faire licencier. Ce qu’il faut obtenir, c’est notre reconnaissance juridique. Notre seul boulot, c’est faire respecter la déontologie. Or, 80% des chartes sont violées de façon hebdomadaire. »
« Les SdJ sont des remparts internes. Mais nous ne connaissons rien au combat collectif, nous ne communiquons pas sur nos pratiques et nous finissons par le payer. Au Point, il n’y a pas de force syndicale, juste le CE. Nous avons deux délégués du personnel, dont l’une est syndiquée. Elle s’occupe déjà de l’essentiel d’un point de vue social. Les deux combats sont nécessaires et il y a du boulot pour les syndicats, les CE et les SdJ. »
Malika Elkord, membre de la SdJ du Nouvel Observateur : « Nous avons un droit de véto sur la nomination du directeur de la rédaction »
« En 2004, nous avons établi et signé une charte selon laquelle toute désignation d’un directeur de la rédaction est suspendu à l’approbation des sociétaires de la SDR. La rédaction vote sur cette nomination, sur la question suivante : « Estimez-vous que la nomination de ce directeur est susceptible de modifier l’orientation rédactionnelle et éditoriale de l’Observateur ». Si deux tiers des inscrits votent oui, le véto est acquis, il doit y avoir alors une nouvelle nomination. Par ailleurs, nous avons demandé à être co-actionnaire mais Claude Perdriel s’y oppose pour l’instant. Nous sommes membres du conseil d’administration, le président de la SDR y participe de plein droit, avec un mandat d’administrateur. La mobilisation de la rédaction n’est pas très forte. Quand la frontière entre la publicité et le rédactionnel s’effrite, nous prenons rendez-vous avec la direction de la rédaction et Claude Perdriel et organisons une réunion avec les publicitaires. Généralement, on obtient gain de cause, mais il faut souvent recommencer! »
Isabelle Repiton, membre de la SdJ de La Tribune : « Notre SDJ agace, mais elle a peu de pouvoir »
Isabelle Repiton intervient pour expliquer que leur SDJ existe depuis 1993, au moment du rachat du quotidien par LVMH. Il s’agissait d’éviter l’ingérence du patron dans le contenu des papiers. « Mais cela n’a pas empêché des pressions ou interventions sur les articles concernant le secteur d’activité de notre actionnaire LVMH. La SDJ alerte, s’élève contre ces ingérences mais ces avertissements restent souvent insuffisants pour faire changer l’attitude d’une direction de la rédaction. Une fois, la seule riposte que nous avons pu avoir a été la démission collective du bureau de la SDJ, après des interventions sur un papier sur l’industrie du luxe. »
« La SDJ jouit d’une reconnaissance polie de la direction. Elle agace, même si en réalité, elle a peu de pouvoir. Nous avons cependant une forte légitimité : aux élections, on obtient une participation proche de 100 %. »
« Le seul pouvoir dissuasif, pour une rédaction, c’est la grève ou la motion de défiance contre la direction. Notre SDJ l’a fait une fois, mais cette motion de défiance est restée lettre morte. Elle a quand même installé un climat de défiance, où la direction était sous surveillance. »
Trois conditions, selon Isabelle Repiton, pour que le pouvoir d’une SDJ soit efficient : « faire un travail pédagogique auprès de la rédaction pour vaincre la peur des salariés, avoir pour but, non pas la cogestion, mais de pouvoir dire non et pouvoir user d’un droit de veto. »
Propos échangés avec la salle
François Malye (Forum des SDJ) :
« Il faut privilégier soit la reconnaissance juridique des rédactions, soit les SDJ. Le problème, c’est la volonté d’hégémonie des syndicats.
Les SDJ n’ont pas envie d’être asséchées. Les SDJ sont plus proches de la réalité des journalistes. Les syndicats défendent l’ensemble du personnel, ils n’ont pas toujours le temps de se préoccuper des questions propres aux journalistes.
Il est plus facile pour les SDJ de fédérer parce qu’elles sont récentes, ne sont pas encombrées de références au passé. Il y a de l’anti-syndicalisme chez les journalistes, qui se méfient de leurs visées politiques, de leurs luttes de pouvoir. Ils ont peur aussi de s’engager. »
Jérôme Bouvier (Assises du journalisme) :
« Les SDJ sont comme des éponges. Elles absorbent quand il y a des tensions, elles se dessèchent quand c’est calme. Alors que les syndicats sont tenus par le calendrier social. Ils ne sont pas en mesure de réunir tout le monde sans l’émulation des SDJ. Les SDJ, comme d’autres formes de coordinations, ont la jeunesse, la virginité pour elles, mais elles vont gagner en professionnalisme.
Nous sommes à un moment historique : il est possible de porter la question de la qualité de l’info sur le devant de la scène. Il est dommage que le 4 octobre (date du meeting organisé par l’intersyndicale pour défendre le droit à une information indépendante), les syndicats soient seuls. Ils pourraient inviter le Forum des SDJ. Discutons ensemble, par exemple à une charte de la qualité de l’info, plutôt que de risquer que les pouvoirs politiques jouent la division. »
Dominique Pradalié (SNJ) :
« Les syndicats pensent au statut juridique des rédactions depuis des années. Ce n’est pas leur volonté de détruire les SDJ. Le problème des SDJ, c’est qu’elles n’ont aucun statut et que leurs élus ne sont pas protégés. Elles n’ont donc aucun pouvoir. »
Vincent de Féligonde (Les Echos) :
« Le problème du financement des SDJ se pose. Il faut pouvoir se payer un avocat. Les syndicats en ont de très bons. C’est pourquoi être présent au conseil de surveillance est intéressant : ça permet d’avoir des jetons de présence, donc des financements. »
François Simon (membre SDR du Monde) et François Malye :
« Le modèle idéal est la SDR du Monde, qui possède des parts. Cela permet de voter pour des orientations stratégiques. Elle a pu révoquer Colombani est Minc : c’est ce pouvoir qu’il faut aux SDJ. Il devient nécessaire aussi que les élus des SDJ soient formés à la compta, la gestion, etc. »
René Moerland, correspondant pour le quotidien néerlandais NRC Next :
« Vous recherchez des garanties d’indépendance. Mais pourquoi vous pensez tout en rapports de forces ? Je suis étonné que vous proposiez tout cela : le droit à une information honnête et de qualité n’est-elle pas dans la constitution, avec la liberté de la presse ?
Si les Echos refusent d’avoir pour propriétaire un industriel, ce qui est relativement nouveau en France, n’est-ce pas parce que vous avez eu, jusqu’ici, un propriétaire étranger, anglo-saxon, qui pensait l’indépendance de la presse de façon différente ?
Aux Pays-Bas, il n’y a pas de groupe industriel propriétaire de presse. Les règles de déontologie sont inscrites dans le fonctionnement même du groupe de presse.
Quatre des cinq grands quotidiens appartiennent à un seul groupe dont le capital est détenu par un fonds d’investissement, qui possède une charte de fonctionnement permettant que les journaux qui gagnent de l’argent financent ceux qui en perdent.
Dans chaque rédaction, les journalistes appartiennent à un conseil de rédaction, qui propose des noms de directeurs de rédaction. Un pouvoir que certains groupes voudraient réduire. »