Pour Leonard Downie et Michael Schudson, la messe est dite: le journalisme américain est à réinventer. Son modèle économique ancien, celui où « Wall Mart finançait le bureau du New York Times de Bagdad, en Irak », n’existe plus. Il faut reconstruire, d’où le titre de leur essai The Reconstruction of American Journalism, publié dans la Columbia Journalism Review,
Le journaliste Leonard Downie, ancien directeur du Washington Post et l’universitaire Michael Schudson ont en commun d’observer et d’analyser depuis longtemps les mutations que connaissent le monde des médias. Le premier a, par exemple, publié en 2002, The News About the News: American Journalism in Peril, tandis que M. Schudson est l’auteur d’un essai resté célèbre, The Power of News (1995).
Dans leur essai pour la Columbia Journalism Review (CJR), nos deux auteurs se concentrent pour l’essentiel sur les aspects économiques et leurs conséquences sur la qualité de l’information. Je n’en ai pas retenu les points trop spécifiques au système médiatique américain et qui de ce fait ne pouvaient pas faire écho avec ce qui se passe en France. Que disent-ils?
1- Des pans entiers du journalisme américain se sont -ou vont- effondrés.
Des groupes de journaux, comme The Tribune, qui possède le Los Angeles Times, le Chicago Tribune, etc, sont en faillite, plus d’une centaine de quotidiens dans le pays ont supprimés leur édition dominicale et les salles de rédactions se vident: The Baltimore Sun’s n’emploie plus que 150 journalistes contre plus de 400 autrefois, le LA Times, moins de 600 contre 1.100, il y a encore peu [ajoutons que le New York Times, vient d’annoncer la suppression de 100 postes de journalistes sur un total de 1.250].
Moins de journalistes cela veut dire une couverture moins exhaustive de l’information locale, moins de journalisme d’investigation et la disparition d’un grand nombre de correspondants à l’étranger.
2- Le reportage est menacé
Pour les auteurs, l’évolution actuelle menace le « reportage indépendant », celui qui « non seulement révèle ce que le gouvernement ou des intérêts privés sont en train de faire, mais aussi ce qui se cache derrière leurs actions ». Dit autrement, c’est la fonction de « watchdog » [chien de garde] qu’exerce la presse [une partie d’entre elle] qui est menacée.
Ils voient aussi une menace plus subtile. Bien sûr, écrivent-ils, ce n’est pas l’ensemble des organismes qui produisent de l’information qui va disparaître, mais ce qui va être perdu c’est un « quelque chose » qui se mesure plus difficilement, mais qui n’est autre que ce collectif que constitue une « rédaction ». Pour eux, c’est un outil indispensable pour avoir une bonne qualité d’information or, il est menacé:
« Il y a un gain lorsque les reportages, les analyses et l’investigation sont réalisées de manière collaborative dans des organisations stables, qui peuvent faciliter des reportages effectués de manière régulière par des journalistes d’expérience, les aider financièrement, logistiquement et légalement, afin d’offrir leur travail à un large public. Cette autorité institutionnelle, son poids, offre la garantie que le travail des rédactions ne peut pas être ignoré ».
3- Des solutions de financement innovantes sont recherchées
Pour la plupart, après avoir mis leur contenu gratuitement sur le web, les médias souhaitent revenir à un mode payant, que ce soit sur internet ou sur les mobiles. Des systèmes sont inventés [lire: AP, comment faire payer les contenus] pour « suivre » les contenus sur le web et partager les éventuels revenus publicitaires générés sur d’autres pages que l’originelle. Une proposition de loi du sénateur Ben Cardin, ferait —si elle était adoptée— des journaux des sortes de fondations à but non lucratif.
Côté coûts, l’heure est aussi à l’innovation. Par exemple, dans l’Ohio, huit journaux ont formé la Ohio News Organization [lire ici le pdf], au sein de laquelle ils partagent, les informations nationales, économiques, sportives, mais aussi des articles magazines, des éditoriaux, des photos… D’autres, comme le Star Ledger de Newark, ont créé un service d’information avec « trois-douzaine de journalistes mal payés qui travaillent sur les villes environnantes du New Jersey » [cela ressemble étrangement aux système des correspondants des quotidiens et hebdomadaires régionaux français]
Cela c’est pour le constat. Pour autant, nos deux auteurs ne voient pas le reportage [tel que définit auparavant] disparaître.
4- Des pistes prometteuses
Ils explorent d’ailleurs des pistes qu’ils jugent intéressantes comme Voice of San Diego. Ce site à but non lucratif [« nonprofit », un peu l’équivalent d’un site associatif en France] emploie une douzaine de journalistes seulement et limite son champ d’investigation à un nombre réduit de sujets centrés sur « la qualité de vie dans la région ». Pour l’instant, le site —dont le budget annuel est d’environ 1 million de dollars (0,66 millions d’euros)— n’enregistre qu’une audience de 100.000 visiteurs uniques par mois. En revanche, ses enquêtes sur le fond de pension de la ville ou les statistiques trompeuses sur la criminalité ont conduit à des réformes voire à des poursuites judiciaires.
Autre exemple, celui du San Diego News Netwok, qui est construit sur un modèle économique plus classique . Son modèle rédactionnel l’est moins, puisqu’il agrège les informations de son équipe de journalistes et de pigistes, mais aussi de journaux communautaires, de radios et de télévisions locales ainsi que de blogueurs. Les investisseurs, Chris Jennewein, ancien rédacteur en chef du site du journal local, Union-Tribune, et des entrepreneurs locaux, ont mis environ 2 millions de dollars [1,3 millions d’euros] dans l’affaire. Ch. Jennewein estime que c’est l’amorce d’un nouveau système d’information « fragmentée », ou de nombreuses entités se substitueront au seul —et dominant— journal local.
Cette mixité entre journalistes professionnels et amateurs semblent d’ailleurs une voie prometteuse à L. Downie et M. Schudson, qui analysent l’exemple de ProPublica, pour lequel travaillent une trentaine de journalistes mais aussi un réseau de reporters-citoyens volontaires, qui possèdent une expertise sur des sujets précis. C’est le cas aussi à l’international avec des blogs comme le Tehran Bureau, qui fédère le travail de journalistes en Iran, mais aussi exilés.
5- Combiner le travail des journalistes avec les apports des internautes
La blogsphere leur semble un autre champ d’expérimentation prometteur pour le journalisme de demain. Ils citent, par exemple, aux côtés des célèbres Huffington Post, ou Daily Best (créé par Tina Brown, ancienne rédactrice en chef du New Yorker), Talking Point Memo (TPM). Ce qui était un simple blog à l’origine créé par un journaliste « papier » Josh Marshall, emploie maintenant des journalistes rémunérés à New York et Washington, et génère un chiffre d’affaires annuel d’environ 600.000 dollars (400.000 euros environ). Il combine, un peu sur le principe adopté par Rue89, les reportages, analyses et commentaires des journalistes professionnels avec ceux « participatifs » d’internautes.
L. Downie et M. Schudson explore aussi tout le pan émergent du journalisme « universitaire » aux États-Unis. Les étudiants en journalisme réalisent des enquêtes qui sont ensuite publiées par les journaux des universités [par exemple, le Columbia Missourian, pour l’Université du Missouri], mais aussi par les médias locaux [The Miami Herald, Sun Sentinel et The Palm Beach Post, pour la Florida International University].
6- Les fondations ont déjà apporté 128 millions de dollars aux sites « sans but lucratif »
Toutefois, le financement demeure la pierre d’achoppement. Les grandes fondations américaines [Knight, Carnegie, Ford, Hewlett, Mac Arthur, Pew, Rockfeller…] auraient selon une étude du J-Lab [financé par la Knight foundation] apporté environ 128 million de dollars aux sites d’information sans but lucratif, de 2005 à 2009.
Une vingtaine de ces derniers, dont Voice of San Diego, se sont regroupés dans un réseau, Investigate News Network, pour entre autres, collecter des fonds auprès de fondations.
A côté des sites, des blogs, les deux auteurs notent aussi l’émergence de nouvelles sources d’information, que sont les « bases de données », quelles soient l’œuvre de ministères et autres institutions officielles ou d’organisations non gouvernementales. Il ne s’agit pas à proprement parler de journalisme notent-ils, mais « de plus en plus une forme de journalisme sophistiqué dépend de données fiables, exploitables et… téléchargeables.
7- Les recommandations de L. Downie et M. Schudson
Pour conclure, Leornard Downie et Michael Schudson font des recommandations dont voici les principales:
• Le Congrès doit autoriser explicitement, toute organisation indépendante d’information [independant news organization] qui travaille sur les « affaires publiques », à devenir une entreprise sans but lucratif [non profit], quelque soit ses sources de financement, y compris la publicité.
• Les fondations et autres philantropes doivent augmenter leur soutien financier à tous les organismes d’informations générales
• La mission des universités, quelles soient publiques ou privées, doit maintenant s’étendre à la couverture des informations locales, nationales mais aussi spécialisées. Elles doivent créer leur propre site d’information, abriter des plateformes pour d’autres organismes d’informations à but non lucratif, offrir des postes à des journalistes en activité et être des laboratoires pour les innovations en terme de collecte et de partage des informations.
• Un fond national pour l’information locale doit être créé, abondé par la Federal Communications Commission (FCC), à partir d’une taxe prélevée sur les opérateurs de télécom, de radio et les fournisseurs d’accès Internet (FAI).
8- De nombreuses réactions
Cet essai a suscité nombre de réactions, dont j’ai sélectionné celles qui me paraissaient les plus importantes, notamment sur des points peu développés, si ce n’est ignorés, par Leonard Downie et Michael Schudson:
• Martin Langeveld : rechercher des solutions en réseau
Martin C. Langeveld [lire ici son blog News after Newspapers] s’avoue sceptique sur les solutions proposées, notamment sur un soutien massif —et rapide— de la part du gouvernement ou des universités, car ici dit-il « c’est le règne de l’inertie ». Mais surtout, écrit-il, le web fonctionne selon des principes différents que ceux qui gouvernent les journaux papier, en particulier « la fidélité des internautes vis-à-vis des sites d’information est minimale. Sur les sites de journaux, la durée moyenne d’une visite est d’une minute ». En fait, les internautes confectionnent, en utilisant les bookmarks, des sites agrégateurs, des agrégateurs de flux, etc., leur propre information. Pour lui, cet « environnement » fracturé nécessite de chercher des solutions en réseau et non site par site.
• Alan Rusbridger: « Nos lecteurs deviennent partie prenante de ce que nous faisons »
Alan Rusbridger, directeur du Guardian, à la lumière de l’expérience que vient de connaître son journal [lire ici : Trafigura vs Guardian], estime que « nos lecteurs deviennent partie prenante de ce que nous faisons (…) Nous avons réalisé des choses qui auraient été impossible sans eux « . Cela dit, ajoute-t-il, le Guardian, est financé par un trust [Scott Trust] alors qu’il perd de l’argent. La question donc est de savoir « comment financer quelque chose de nécessaire à la société, mais pour cela le marché n’apporte par la solution ».
• Jan Schaffer: Il faut s’intéresser à la demande du public
Jan Schaffer, directrice du Pew Center for Civic Journalism, après avoir souligné que nombre des initiatives citées par les L. Dowrnie et M. Schudson ont déjà été lancées depuis longtemps, souligne, qu’il ne faut pas s’intéresser seulement à « l’offre » mais aussi à la « demande ». Elle rappelle que les médias aux États-Unis sont largement décrédibilisés aux yeux du public américain: « Seuls 29% des personnes interrogées par le Pew Center Research estiment que la presse rapporte les faits correctement ». Pour elle, la question n’est donc pas: « Comment trouver de l’argent », mais: « Comment proposer un contenu suffisamment intéressant pour que quelqu’un accepte de l’acheter ».
Derrière, les interrogations sont en cascade:
• qu’en est-il des faux équilibres présentés par les médias traditionnels, alors que pour les nouveaux acteurs, l’information est « conflictuelle »?
• le public se satisfait-il encore du « journalisme », proprement dit? Ne souhaite-t-il pas plutôt des « contenus » [« news work » comme les appelle Chris Anderson] qui mêlent des liens, des réseaux sociaux, du crowdsourcing, de l’infographie, etc.?
• Comment le public définit-il le « bon » journalisme?
• Paul Starr: faire face à l’émiettement du lectorat
Pour Paul Starr, enseignant à Princeton et auteur de The Creation of The Media [Basic Books, 2005], L. Downie et M. Schudson sous-estiment un élément: « Sur Internet, celui qui est intéressé en sports, en finances, en cuisine, en mots croisés, en offres d’emploi, etc. peut trouver des sites spécialisés, qui sont souvent supérieurs à ce que peuvent offrir les rubriques de leur journal local. » Et donc, pour lui, la crise actuelle ne tient pas seulement à des raisons financières, mais aussi à un « émiettement » du lectorat.
• La Columbia Journalisme Review a créé un fil twitter [#columbiajreport] qui permet de suivre en direct les commentaires sur cet essai