[the] media trend

"Personne ne pense un seul instant qu'il devrait payer pour son journal"

2010, l’année du payant? La réponse est positive, si l’on en croit les annonces de bon nombre de groupes de presse, avec en tête celles de Rupert Murdoch, le Pdg de News Corp., le plus grand groupe de média mondial. Mais cette volonté affichée ne doit pas masquer le fait, qu’il ne s’agit que de trouver des revenus complémentaires. Rappel de quelques faits, mais aussi regard sur des évolutions déjà largement amorcées et qui dessinent le futur des médias.

Mais pour commencer, les prévisions « médias » pour 2010 [rapport payant ici, et extraits ici]de deux analystes spécialisés de l’agence de notation Fitch, Mike Simonton et Jamie Rizzoqui. Ils écrivent que:

• si effectivement des « murs payants » [pay walls] seront érigés à titre expérimental, en 2010 par des groupes médias et en particulier par ceux éditant des journaux imprimés, ils seront rapidement démantelés en raison des mauvais résultats.

• en dehors du Wall Street Journal, du New York Times, de petits quotidiens (qui souffrent d’une moindre concurrence cross-media) et des journaux « Business to Business« , la plupart des groupes médias ont trop de concurrents dans leur « niche » pour espérer faire payer les utilisateurs.

• toute tentative pour faire payer le prix réel [de l’information] aux utilisateurs risque d’accélérer leur départ vers des alternatives gratuites, et cette perte ne sera pas compensée en raison d’une diminution des revenus publicitaires provoquée par une plus faible audience.

• les groupes chercheront alors à sortir de cette spirale mortelle en réouvrant la plupart de leurs contenus et consacrant leurs efforts à une amélioration de l’expérience utilisateur et en établissant des partenariats avec des fournisseurs de contenus.

Faire payer l’information à son « juste prix » est un combat perdu d’avance

En effet, prétendre faire payer l’information « à son juste prix » est un combat perdu d’avance, car jamais personne ne l’a jamais payée… à son juste prix. C’est en tout cas, ce qu’affirme Nikki Usher, sur le site de la Online Journalism Review. Pour étayer sa démonstration, il a exhumé une longue citation tirée de Public Opinion, un livre de Walter Lippmann, publié en 1922 [cet ouvrage n’a jamais été traduit en français…].

Que dit Walter Lippmann ?

« Nous espérons que le journal sera au service de la vérité bien que celle-ci ne soit pas rentable. Pour rendre ce service difficile et souvent dangereux, que nous reconnaissons comme étant fondamental, nous nous attendions à payer jusqu’à peu à payer une petite pièce [W. Lippmann, dit précisément: « la plus petite pièce possible]. Nous nous sommes habitués à payer 2, voire 3 cents en semaine et le dimanche, et pour l’encyclopédie ou le vaudeville qui sont joints, 5 cents [nickel] ou 10 cents [dime]. Personne ne pense un seul instant qu’il devrait payer pour son journal. (…) Il paiera un prix symbolique quand cela lui convient, cessera de payer ou changera de journal chaque fois que cela l’arrangera ».

[l’extrait complet ici. Public Opinion, Walter Lippmann, Chapitre XXI – réédité en 1997 par Free Press Paperbacks – Simon & Schuster, New York. On trouve de larges extraits sur Google Livres de cet ouvrage qui n’a jamais été traduit en français…]

L’impôt et la publicité, deux sources de financement essentielles pour la presse

Dit autrement, il est totalement irréaliste de penser que les lecteurs/internautes paieront leur information « plein pot », car depuis qu’existent les médias de masse —depuis la première moitié du XIXe siècle— ils ne l’ont jamais fait. Celle-ci a soit été subventionnée par l’impôt [la redevance TV, ou les innombrables subventions et aides dont bénéficie la presse en France  lesquelles représentent pratiquement 10% de ses revenus], soit par la publicité, selon le modèle mis au point par les Penny papers américains [New York Sun, New York Herald…] ou par Émile de Girardin en France, avec son quotidien La Presse lancé en 1835.

Les groupes médias ont développé leurs activités sur le web dans la continuité de ce raisonnement, et ils ont compté pour se financer sur la publicité et… l’accès payant [et en France par des subventions comme l’a montré Philippe Couve dans un très instructif post sur son blog Samsa News…]. C’est le cas par exemple de Slate, lancé en 1996 (par Microsoft), qui deviendra payant en 1998. Le prix de l’abonnement annuel était modeste: 19,95$. L’aventure durera moins d’un an. Début 1999, le site redevient gratuit.

Son concurrent Salon.com, qui avait commencé avec un accès gratuit tentera la même expérience en 2001, avec une offre Premium qui attirera jusqu’à 130.000 abonnés. Ces derniers avaient 20% du contenu environ qui leur était réservé. Le système sera abandonné… Le Los Angeles Times a tenté la même aventure avec Calendar Live [aujourd’hui The Guide]. Le New York Times tentera aussi l’expérience avec ses pages « édito » [Op-Ed] qui seront payantes quelques années, avant que l’expérience ne soit abandonnée.

Aujourd’hui, les sites payants les plus importants sont le Financial Times et le Wall Street Journal, deux sites spécialisés dans l’information économique et financière.

Payant et hypertexte, deux notions antinomiques

Cette « incompatibilité » entre l’information sur le web et le payant tient à une autre raison: le web repose tout entier sur l’hypertexte, et sur la circulation qu’il permet entre les pages et les sites. Établir des « murs payants » va  à l’encontre de cette philosophie profonde, dont les réseaux sociaux [qui sont fondamentalement des réseaux de partage] sont la continuité.

Sur le web, les groupes médias n’ont donc pas commis un « péché original », comme l’écrit, le spécialiste des nouvelles technologies, Alain Mutter, sur son blog Reflections of a Newsosaur, lorsqu’ils ont mis en ligne gratuitement leurs contenus. En fait, ils le faisaient déjà pour leurs journaux papier (même si cette gratuité était partielle), depuis… un siècle et demi, et qu’ils ont continué à le faire pour les médias émergents que furent la radio dans les années 1930 et la télévision dans les années 1950, qui sont rappelons-le soit financés par l’impôt [la redevance est un impôt], soit par la publicité, soit par un mix des deux. La seule notable exception est la télévision par câble et en France, Canal+ (nous y reviendrons).

Sortir à tout prix du modèle ouvert et hyper-concurrentiel du web

C’est ce modèle où « WallMart finançait le bureau du New York Times de Bagdad », où —pour nous en France— Logic Immo, un gratuit de petites annonces, payait les rotatives d’Ouest France, qui est en train de se disloquer. Mais là-dessus tout a été dit.

Aujourd’hui, donc les groupes de média se lancent dans la recherche de nouvelles solutions pour se financer, ce qui explique leur engouement pour les applications pour  le téléphone mobile, les « liseuses » de type Kindle, ou encore les tablettes électroniques.

Très prosaïquement, il s’agit pour eux de sortir d’un modèle totalement « ouvert » et hyper-compétitif, ou le « gratuit » est dominant, pour se construire des refuges, des niches, où ils pourront contrôler l’accès et le mode de paiement (modalités et montant).

Il est d’ailleurs fascinant de regarder ces modèles se mettre en place avec pour seul discours celui tenu par Mark Ford, le directeur [publisher] de l’hebdomadaire américain Time. Dans le Financial Times du 7 décembre 2009, il disait, à propos de l’Independant digital consortium, que Time Inc. veut créer avec d’autres poids lourds des médias américains comme Hearst, Conde Nast, Merdeith et le soutien de News Corp: « Pour la première fois, la presse est en avance sur la tendance ». La raison de cet optimisme? Les nouveaux e-Readers [tablettes], que développe ce consortium,  « nous donne une plateforme naturelle pour introduire le contenu payant ».

Faire payer l’accès d’un site se fera inévitablement au détriment de la publicité

« Payant », le mot est lâché. Mais avant d’aller plus loin peut-être faut-il savoir si cela est possible et efficace. Paul Fahri, dans l’American Journalism Review explique parfaitement les données du problèmes:

Faire payer l’accès d’un site aux internautes ne règle pas réellement le problème, et d’un certain point de vue, cela fera empirer les choses. Quelque soit les revenus qu’un journal engrange en faisant payer ses visiteurs, cela se fera inévitablement au détriment de ses revenus publicitaires (…). Vous estimez que les tarifs de la publicité online sont bas actuellement? Attendez que les annonceurs découvrent que le journal possède une audience bien plus faible depuis qu’il a commencé à en faire payer l’accès. »

À cela il faut ajouter que l’internaute ne peut plus trouver —en théorie— le contenu qu’il recherche derrière les « murs payants », celui-ci devenant « invisible » aux moteurs de recherche. Or, une récente étude d’Experian’s Hitwise Service [via MediaPost] montre que plus de 25% du trafic du site du Wall Street Journal vient de Google et Google News. Un chiffre d’autant plus significatif que 44% de ces « visiteurs via Google », sont « nouveaux », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas visité le site dans les 30 derniers jours.

In n’y a pas de consensus sur le payant chez les éditeurs américains

En dépit de cela, une étude de l’American Press Institute, auprès des éditeurs américains, montre que ceux-ci réfléchissent à des modes payants pour leurs sites [une étude seulement indicative, car 118 éditeurs ont répondu sur les quelque 1500 sollicités]:

L’étude révèle aussi un hiatus entre les éditeurs et les internautes. Alors que 54% des premiers estiment que leurs contenus sont « de grande valeur », seuls 44% des internautes le pensent, par exemple.

Les principaux enseignements de l’étude de l’American Presse Institute

Online Rev2009 Final

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Encore faudrait-il que les contenus soient suffisamment attractifs

Mais qu’en est-il des contenus? Michael Shapiro explique dans Open for Business [publié dans le numéro de juillet/août 2009 de la Columbia Journalism Review], s’appuyant sur l’expertise d’un consultant Gordon Borell, « les journaux pensent pouvoir continuer à vendre sur un nouveau média, quelque chose qui est considéré comme un produit fatigué et ennuyeux, simplement parce qu’ils ont réussi à bien le vendre sur un ancien média ».

G. Borell dans une étude sur 1.900 journaux, qu’il a conduite peu de temps après les attentats du 11 septembre, montre que si les internautes acceptent de s’enregistrer sur les sites « et acceptent de payer pour quelques informations, ils ne sont pas du tout décidés à payer pour les informations générales, qu’ils sont habitués à obtenir gratuitement ».

On le voit, l’équation est difficile. Pourtant, les éditeurs vont se lancer dans l’aventure du payant, mais ce serait une erreur de penser que chacun adoptera un modèle standard et simpliste.

À suivre…

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