2010, l’année de la tablette? C’est très probable avec la sortie prochaine de l' »iSlate » (nom de code) par Apple, qui envisagerait d’en vendre la première année… 10 millions d’exemplaires. Très probable aussi, si l’on en juge par le nombre de groupes de presse, et non des moindres (Time, Hearst, Bonnier…) qui travaillent sur des projets similaires. Bref, la tablette est parée de toutes les vertus. Mais…
Seize ans. C’est le laps de temps qu’il aura fallu pour passer du laboratoire à la réalité. En 1994, en effet, les laboratoires du groupe de presse Knight Ridder [Knight Ridder a fermé le laboratoire en 1995 après 3 ans d’existence et, en 2006, a lui-même été absorbé par McClatchy, un autre groupe de presse américain] travaillait sur un projet de tablette très abouti.
À lire l’argumentaire, on se dit que les chercheurs de l’époque avait une sacré vista, car tout ce qu’ils disaient alors pourrait être repris pratiquement textuellement aujourd’hui. Par exemple:
« Le monde devient rapidement numérique et les journaux se transforment en produits électroniques. Mais l’affichage des journaux sur un ordinateur présente un certain nombre de limitations qui empêche une adoption généralisée. La tablette peut offrir une solution, à cette question d’affichage »
Une qualité d’écran égale « celle de l’imprimé »
Et de poursuivre en décrivant un produit qui pèserait moins d’un kilo, dont l’écran aurait une résolution « égale à celle de l’imprimé », qui ne nécessiterait pas de mode d’emploi et qui fonctionnerait sur batteries. Il pourrait gérer textes, images, sons et « images animées », l’ensemble apparaissant sur l’écran sous la forme d’un quotidien (photo ci-dessus), mais aussi de livres, de magazines, de rapports financiers, etc. Cerise sur le gâteau, la tablette permettrait aussi de recevoir et d’envoyer des e-mails, faire des réservations de train, par exemple. Enfin, elle était interactive grâce à un stylet.
Seuls éléments qui « datent » le projet, le fait que ses concepteurs ne prévoyaient qu’une « orientation verticale », avec cet argument: « ce format a été développé depuis des milliers d’années, et a été parfaitement optimisé pour afficher des documents textes. »
Ce projet très abouti, si l’on en juge par la démonstration qu’a exhumée le site Mashable, ne se concrétisera pas, essentiellement en raison de la trop faible autonomie qu’autorisaient les batteries de l’époque, d’autant que l’écran couleur se montrait particulièrement gourmand en énergie.
La voie du succès a été ouverte par le Kindle, les netbooks et les smartphones
Seize ans plus tard, voici donc le grand retour de la tablette. Désormais, les problèmes d’autonomie ont été (à peu près) résolus, les écrans sont devenus tactiles et la wifi autorise toutes les libertés en terme de téléchargement et d’échange de données. Surtout, le succès du Kindle [même si l’on doit se contenter des seules affirmations d’Amazon, qui se garde de diffuser des données précises], mais aussi ceux des netbooks et des smartphones semblent montrer que le grand public est toujours prêt à adhérer à une nouveau produit technologique, pour peu qu’il apporte de réelles innovations.
En tout cas, le terrain est soigneusement préparé. Il existe actuellement plusieurs projets, certains étant d’ores et déjà concrétisés. En voici, un aperçu non exhaustif, avec en filigrane trois questions:
– tous ces appareils trouveront-ils leur marché?
– sur quel modèle économique s’appuient-ils, et les éditeurs y trouvent-ils leur intérêt?
– quels contenus proposeront-ils ?
1- Amazon a pris une longueur d’avance avec son Kindle et en particulier le modèle grand format DX, pour l’instant réservé au seul marché américain. Cet appareil dispose en effet d’un écran de 9,7 pouces de diagonale, il est équipée de la wifi pour les téléchargements, dispose d’une système de rotation qui permet de lire les documents en largeur et en hauteur. Son format a d’ailleurs intéressé des éditeurs de presse, puisque l’on peut trouver sur le Kindle des journaux comme le New York Time, par exemple, mais aussi plus de 2000 blogs… En revanche, sa technologie « d’encre électronique », si elle offre une qualité de lecture quasi équivalente avec le papier, ne l’autorise pas à accueillir les documents en couleur et les vidéos.
Mais peut-être ne faut-il pas trop s’attacher à l’appareil et peut-être surtout retenir qu’il existe désormais un « format » Kindle pour les livres et autres documents imprimés et que ce « format » est décliné sur toutes sortes d’appareils, de l’iPhone, en passant par le Blackberry, sans oublier les PC. Un système qui permet comme le note Matt Phillips sur le blog Marketbeat du Wall Street Journal, à Amazon d’ambitionner de devenir uen sorte « iTunes pour pour livres ».
Cette notion de format est d’autant plus importante qu’elle est attachée à un écosystème technologique et économique fermé. Chez Kindle « tout est sous contrôle » serait-on tenté de dire. Amazon en fait, ne vend qu’une « copie » (et à un seul exemplaire!) de l’ouvrage, qu’il est impossible de partager… [lire, Je n’achèterai pas le Kindle. Depuis, ce billet Amazon s’est engagé à ne pas supprimer d’ouvrage sans prévenir, mais les conditions pour l’utilisateur sont toujours aussi draconiennes.]
Le consommateur, y trouve son intérêt en raison du bas prix des ouvrages, puisqu’une nouveauté sera vendue moins de 10 dollars en version numérique contre 20 à 25 dollars en version papier. Les éditeurs (livres et presse) de leur côté se trouvent dans une situation difficile: Amazon leur apporte certes la sécurité notamment vis-à-vis des questions de copyright, mais il vend les livres et les magazines à un prix bas et donc moins rémunérateur, et par ailleurs, ils ne sont plus maître de leur distribution. Cela a conduit un certain nombre d’éditeurs à refuser de passer sous les fourches caudines d’Amazon, comme le groupe Fairfax Media en Australie, car explique Robert Withehead, son directeur marketing, « leur [d’Amazon] ‘business model‘ est très peu attractif pour un éditeur de journaux », Amazon réclamant 70% des revenus générés. Et comme News Corp. de Rupert Murdoch, fait la même analyse, Amazon se trouve « sorti » du marché australien, laissant le champ libre à Sony et à Apple.
• La tablette d’Apple est sans doute celle qui fait couler le plus d’encre alors qu’elle n’est même pas sortie. Elle a un nom de code « iSlate » et des « photos volées » apparaissent çà et là. En fait, avec cette tablette la question n’est pas tant technologique —Apple a montré avec l’iPhone qu’il maîtrisait le développement de ce type d’appareil— qu’économique… en particulier pour les éditeurs.
Depuis des mois, il semble [la notion de secret est constitutive de cette entreprise] qu’Apple ait approché de grands groupes médias. C’est le cas en Australie, comme l’explique le Sydney Morning Herald, mais aussi aux États-Unis. Bill Keller, le directeur du New York Times, n’a pas fait mystère, lors d’un meeting interne [voir sur le compte-rendu sur le site du NiemanJournalismLab]de l’approche désormais multiplateforme du journal, citant nommément 4 types d’applications: l’une qui est un standart pour les téléphones mobiles, le WAP, pour Wireless Application Protocol [ce protocole de communication pour appareils mobiles est désormais géré par l’Open Mobile Alliance –OMA], une autre, le Times Reader, qui est application multiplateformes (PC, Mac et Linux) pour les ordinateurs, et enfin l’iPhone et le « slate », deux produits Apple.
Dit autrement, la stratégie d’Apple est claire: il s’agit d’étendre le modèle mis au point pour la musique avec l’iTunes et les applications avec l’iPhone à d’autres types de contenus. Cette stratégie rencontre à l’évidence l’intérêt des groupes de médias, car elle leur permet de sortir du « modèle gratuit » d’Internet et de faire payer leurs contenus, selon un mode de partage plus équitable, 70% revenant à l’éditeur et 30% au distributeur, en l’occurrence, Apple.
Reste bien sûr à déterminer de quel type de contenu il s’agira.
Ici, on peut en avoir une idée grâce à la démo que propose le suédois Bonnier sur son site.
En regardant cette vidéo, on se demande bien ce qu’apporte la tablette, par rapport à un magazine papier? Sans doute peut-on changer la position de la tablette, la taille des images est facilement modifiable, la navigation est souple, le texte défile d’un simple « coup de doigt »… Mais on reste dans une logique de magazine papier simplement transposé sur le papier avec comme seuls « plus » pouvoir partager un contenu et envoyer des e-mails. C’est peu.
Dit autrement, il n’y a là qu’une réflexion sur le graphisme et aucune sur le contenu ou, comme le dit plus brutalement, dans un commentaire, Stephen Carr [lire ici, l’ensemble des commentaires, sur la « tablette Bonnier »]:
« Un magazine n’est pas un livre. Je peux comprendre les e-readers qui vous permettent d’avoir avec vous des milliers de contenus stockés dans un ‘paquet’ pratique. Un livre est une fin en soi, entièrement entièrement consacré au contenu. Un ‘magazine reader‘ comme celui-ci ne porte pas sur le contenu mais sur le graphisme, et seuls les graphistes et les artistes ont suffisament d’intérêt pour le graphisme pour en faire une fin en soi. »
On peut avoir la même réflexion lorsque l’on regarde la démo que propose Time Inc. sur une base Sports Illustrated, avec cette curieuse proposition qui est faite à l’utilisateur de pouvoir déconstruire le déroulé du magazine en manipulant les doubles pages. Or, la force d’un magazine tient justement à l’ordonnancement des pages!
• Les tablettes alternatives. Elles sont pour l’instant encore au stade du développement, mais début octobre lors d’un voyage en Asie, Rupert Murdoch a eu des entretiens avec des dirigeants d’entreprises japonaises (Toshiba, Fujitsu et Sony) et sud coréennes (Samsung et LG), pour « faire son marché », comme l’indique une dépêche de Reuters. Il est encore d’autres projets comme le XO3. Cette tablette à 75$, qui verrait le jour en 2012, est dans le prolongement de l' »ordinateur pour tous promu » par Nicholas Negroponte, dont déjà 1 million d’exemplaires a été distribué dans le monde.
• Les tablettes propriétaires. Le groupe Hearst travaille sur un tel projet qui devrait bientôt voir le jour, si l’on en croit Fortune [Hearst to launch a wireless e-reader]. un projet d’autant plus avancé, que ce groupe de médias investit depuis dix ans ans une entreprise de recherche sur l’encre électronique E-ink, installée à Cambridge (Massachussetts). C’est sur cette technologie que sont basées les liseuses d’Amazon (Kindle) et de Sony (e-Reader). Le modèle développé par Hearst aurait un format proche du A4, très proche du format standart des magazines actuels, mais pour l’instant la technologie E-ink n’existe qu’en noir et blanc.
Aujourd’hui donc, on ignore si Hearst va lancer sa propre tablette, s’il le fera seul ou en association avec d’autres éditeurs. En effet, Time Inc. a approché d’autres éditeurs de magazines comme Condé Nast et… Hearst pour créer une joint venture destinée à utiliser une tablette commune comme plateforme de distribution, qui serait un peut l’équivalent de ce qu’est Hulu, dans la vidéo pour des groupes comme Disney, News Corp et NBC.
En tout cas, les dirigeants des groupes de médias croient fermement au potentiel de ces tablettes à l’image de Kenneth Brofin, directeur numérique de Hearst. Il estime, « que ces appareils seront un élément important pour notre avenir ».