La déontologie intéresse-t-elle les journalistes? Un petit mois après la publication du projet de « code » élaboré par la « commission des sages » réunie par Bruno Frappat, le moins que l’on puisse dire est que l’on ne croule pas sous les articles ou billets consacrés au sujet. Seul acte « déontologique remarqué », si l’on peut dire, le passage de la journaliste politique de France Inter, Françoise Degois, au cabinet de Ségolène Royal. Un passage avec armes et bagages, puisqu’elle était chargée de suivre le Parti socialiste et plus particulièrement Ségolène Royal, qu’elle avait d’ailleurs accompagnée lors de la campagne présidentielle. Un départ qui interroge sur son travail journalistique.
L’histoire de Françoise Degois, qui rappelle celle de Catherine Pégard, rédactrice en chef politique du Point, entrée à l’Élysée, comme conseillère politique et culturelle de Nicolas Sarkozy, et de tant d’autres [lire ici, un article de telerama.fr qui recense ces reconversions, et un autre de Rue89] , comme celle plus ancienne de Thierry Pfister, qui journaliste politique au Nouvel Observateur entrera en 1981 au cabinet de Pierre Mauroy comme conseiller technique, fonctionne comme une piqure de rappel sur l’urgence d’établir un code de déontologie pour les journalistes.
« Très peu de reporters (…), pas de radios ni de cameras »
Étant en déplacement à l’étranger ces quinze derniers jours, je n’ai pu lire ce que la presse écrite lui a consacré et dois donc me contenter de ma veille sur le web, mais il a du y avoir bien peu d’articles si j’en crois Nicolas Thierry. Présent à la conférence de presse de présentation, il en a fait le compte-rendu pour le syndicat des journalistes CFDT, et relève: « Très peu de reporters chargés de couvrir (La Croix, Marianne et Libération.fr), pas de radios ni de cameras ».
Seule trace publique de la présentation du code, une dépêche de l’AFP (datée du 30 octobre 2009) qui a été reprise sur plusieurs sites [par exemple en version raccourcie sur ceux du Monde ou du Figaro]. La Croix se contente de publier un plaidoyer pro domo de Bruno Frappat [le 27 octobre], président honoraire du groupe Bayard, et d’une présentation sans commentaires du projet, trois jours plus tard. À côté de ces points de vue neutres, seule L’Humanité tranche avec une présentation très critique, dont le titre résume le contenu: « du déjà-vu décevant ».
Côtés membres de cette commission, guère de passion non plus pour défendre ce projet. Sur le site de Journalisme.com, on se contente de signaler que « La parole [est] aux partenaires sociaux« , tandis que Bruno Frappat présente ainsi le projet sur son blog:
Entre deux provinces, le blogueur [B. Frappat] a présenté à la presse le document rédigé avec un Comité de « sages » désigné par lui proposant un « Code de déontologie des journalistes », qui est maintenant soumis à la discussion des partenaires sociaux (éditeurs et syndicats de journalistes). Les personnes que cela intéresse peuvent lire ce document sur le site de la Croix, qui l’a publié intégralement, ainsi que sur celui des Etats généraux de la presse écrite. C’est avec un peu de fatigue mais beaucoup de soulagement et le sentiment du devoir accompli que le blogueur disparaît quelques jours…
La balle est dans le camp des partenaires sociaux
Sobriété… Heureusement, une blogueuse-journaliste, Aliocha, a pris la plume [ici et ici] pour défendre avec vigueur ce projet, suscitant sur son blog, La Plume d’Aliocha, un intéressant débat. Il faut ajouter un article de Paul Villach, [lire sa biographie ici] publié sur Agoravox, à la tonalité fortement critique.
On conviendra que c’est peu. Maintenant la balle est dans le camp des partenaires sociaux, donc. Mais à lire la Lettre ouverte au Président de la République, rédigée par 3 syndicats de journalistes (SNJ, USJ-CFDT et SNJ-CGT), et rendue publique le 5 novembre, les obstacles à l’adoption de ce code sont nombreux. Extrait de cette « Lettre ouverte »:
« Un projet de code de déontologie vient d’être rendu public. Permettra-t-il enfin d’engager la discussion entre représentants des journalistes et des patrons ? C’est une question ! Cette discussion sera-t-elle ouverte et sincère ? C’en est une autre. »
Bref, les discussions et négociations s’annoncent particulièrement difficiles. Il est vrai que la méthode adoptée pour élaborer ce texte est pour le moins atypique. Elle est ainsi expliquée par Bruno Frappat dans La Croix :
« Devant le peu d’empressement de certains représentants de la profession [après les États généraux de la presse écrite], et pour éviter que l’État ne s’en occupe, j’ai donc décidé de constituer un groupe d’une dizaine de sages pour élaborer ce projet de code de déontologie. Ma seule légitimité provient de mon rôle dans les états généraux de la presse et de ma longue carrière dans la profession »
Un acte de pur volontarisme, donc. La composition du groupe lui-même relève d’un curieux axiome: s’il est vrai que s’y sont côtoyés des personnalités d’horizons différents, comme Jean-Pierre Caffin, directeur général du groupe Prisma Presse, ou Olivier da Lage et des spécialistes du droit de la presse comme Me Basile Ader, etc., il est pour autant difficile d’affirmer que ces personnalités -quelques soient leurs qualités et compétences- étaient, comme affirmé, de « tous horizons et de toutes sensibilités ».
L’absence d’un cadre plus large de réforme du journalisme
Ce mode de travail a deux conséquences inquiétantes quant au devenir du texte:
1- Le texte ayant été forgé par un panel de personnalités qui ne s’exprimaient pas au nom d’organisations, ces dernières ne peuvent réellement s’en sentir parties prenantes.
2- Le projet ne porte que sur le seul code de déontologie, et ne s’intègre pas dans un cadre plus large de réforme du journalisme en France.
Le deuxième point est particulièrement gênant, car cela a pesé sur la rédaction du texte. Par exemple, un des « sages », m’a indiqué que la notion « d’éditeur » n’a pu être mentionnée, les « éditeurs » en faisant un casus belli. Mais surtout, dans le droit de la presse actuel, il existe déjà un responsable « éditeur », qui n’est autre que le directeur de la publication. Faire entrer la notion d' »éditeur », c’est-à-dire impliquer les groupes de presse, implique donc une refonte législative. C’est pour cette raison, que l’article 1-2 du projet de code est rédigé de la sorte:
1-2 Il [le journaliste] le fait [rechercher et traiter l’information], au sein d’une équipe rédactionnelle, sous l’autorité de la direction de la rédaction et la responsabilité du directeur de la publication, dans le cadre d’une politique éditoriale définie.
Ce faisant, on est très loin de l’esprit de la Charte Qualité de l’information [.pdf], fruit d’un long et patient travail collectif, auquel avaient participé des représentants des syndicats de journalistes, des sociétés de rédacteurs, d’associations, des universitaires… Cette Charte associait explicitement les éditeurs et les journalistes comme porteurs des valeurs permettant une information de qualité, les « éditeurs » étant définis ainsi:
« L’éditeur désigne toute personne physique ou morale qui édite une publication de presse quel que soit le support »
Mais il est un autre point particulièrement gênant, sur lequel il importe de réfléchir. Le passage d’une « Charte », à laquelle on adhère librement, à un « code » annexé à une convention collective, change radicalement la lecture que l’on peut avoir du texte. En effet, un code est contraignant, et l’enfreindre peut avoir, pour celui qui le fait de lourdes conséquences.
C’est ici que l’adoption de ce code sans une refonte plus globale du cadre législatif et juridique dans lequel s’exerce la profession de journaliste me semble difficile.
1- La nécessité de la reconnaissance de l’équipe rédactionnelle.
En effet, le journalisme s’exerce dans un cadre collectif. Certes, on peut rétorquer qu’il est précisé à l’article 1-2 du projet de code, « Il [le journaliste] le fait au sein d’une équipe rédactionnelle, sous l’autorité de la direction de la rédaction… », et à l’article 1-3 que « Les journalistes et les responsables éditoriaux placent au cœur de leur métier le droit du public à une information de qualité. À cette fin, ils veillent avec la même exigence au respect des règles déontologiques énoncées dans ce code. » Mais ici se pose deux questions:
– de quel « journaliste » parle-t-on? Visiblement du seul journaliste « écrivant » mais non de tous ceux qui font partie de l’équipe, et notamment des secrétaires de rédaction.
– qu’appelle-t-on « équipe rédactionnelle, cette notion n’existant pas juridiquement parlant. Certes, depuis longtemps les Sociétés de journalistes, mais aussi les organisations syndicales de journalistes,[trois d’entre elles l’ont de nouveau demandé dans leur Lettre ouverte au Président de la République du 5 novembre], réclament la reconnaissance de cette notion. Celle-ci deviendrait impérative au cas où le code de déontologie entrerait dans les faits.
2- La nécessité d’un organisme de régulation
Dans le journalisme, il est un tabou: celui de la création d’un Conseil de l’Ordre. Lors du XXVe congrès des Clubs de la Presse Française et Francophone [lire le compte-rendu ici] le sujet avait été abordé et les diverses raisons de s’y opposer de la part des journalistes avaient été ainsi résumées:
« accent vichyssois, incertitudes quant aux personnes chargées de faire respecter des règles multiples donc floues avec des sanctions inconnues, désaccord sur les tickets d’entrée des participants, méconnaissance du droit en vigueur, possible enjeu de pouvoir, crainte de voir une déontologie collective se substituer à la déontologie individuelle, etc. »
Mais, dès lors qu’un « code » est institué se pose la question de savoir devant qui rendre des comptes en cas de faute. Pour l’instant, il n’existe qu’une possibilité pour la personne qui s’estime lésée, la justice, et pour le journaliste qui estime ne pouvoir travailler dans des conditions déontologiques correctes, la clause de conscience. À l’issue des États Généraux de la presse écrite, le Rassemblement des Associations de Journalistes (RAJ) avait pointé que c’était insuffisant et « qu’une instance de contrôle indépendante sembl[ait] donc indispensable ». La question est donc sur la table. Il existe le projet de création d’une « instance d’éthique et de médiation » [lire le blog de l’Association de préfiguration d’un Conseil de Presse], qui, s’il était institué, pourrait jouer ce rôle.
Pour le texte lui-même, il est sans nul doute amendable, mais ici aussi, le glissement de « Charte » à « Code » implique une lecture -et une rédaction- différente. Il semble difficile de poser des principes généraux et généreux (comme « le journaliste veille à ne pas nourrir la haine, les discriminations ou les préjugés à l’égard de personnes et de groupes« , « le journaliste veille à ne faire preuve d’aucune complaisance dans la représentation de la violence et dans l’exploitation des émotions« ), qui risqueraient d’ouvrir le champ à de nouveaux contentieux juridiques alors qu’existe déjà une législation abondante et précise (diffamation, etc.), et risquerait de brider la liberté de la presse.
Mais il va de soit que l’article 4-1 du projet mérite d’être conservé et… médité :
« Le journaliste garde recul et distance avec toutes les sources d’information et les services de communication, publics ou privés. Il se méfie de toute démarche susceptible d’instaurer entre lui-même et ses sources un rapport de dépendance, de connivence, de séduction ou de gratitude. »
En guise de clin d’œil la chronique de Stéphane Guillon sur France Inter à propos du départ de Françoise Degois chez Ségolène Royal.
Stéphane Guillon – Malaise à France Inter
envoyé par franceinter. – Gag, sketch et parodie humouristique en video.