Six articles par numéro, des photos ou des illustrations fortes, des titres sobres, une édition impeccable, un prix bas… Marco Arment a-t-il trouvé les clés du succès avec The Magazine, une publication destinée en premier lieu à l’iPad ? Peut-être, mais s’il fait pour l’instant la course en tête sur le marché des « publications minimalistes », déjà la concurrence s’organise.
Le titre, par sa fausse évidence, est trompeur : The Magazine ; comme si l’on avait à faire à l’un de ses innombrables ePubs mal fagotés qui encombrent les kiosques des smartphones et des tablettes. La couverture l’est tout autant. Dans le [Newsstand] de l’iPad ou de l’iPhone rien ne distingue réellement la publication de ses concurrents. Pourtant, The Magazine est le résultat de choix radicaux et suffisamment séduisants pour revendiquer après mois de six mois d’existence 25.000 abonnés, ce qui lui permet de dégager des bénéfices.
1 – La simplicité
L’homme derrière The Magazine s’appelle Marco Arment. Il est le concepteur d’Instapaper, un système d’archivage en ligne, dont la simplicité d’usage fait le succès. Pour autant, comme il le reconnaît lui-même rien ne le prédestinait à lancer un magazine, qui plus est sur tablette. D’ailleurs, à écouter les augures, tout aurait du le décourager : rentabilité impossible, complexité —et coût— de la conception et du développement, difficulté à trouver des abonnés, etc. L’illustration parfaite de cette « mission impossible » était symbolisée par l’échec de The Daily, un quotidien sur l’iPad lancé à grands frais par Rupert Murdoch et qui semblait avoir tous les atouts pour s’imposer : l’appui du plus grand groupe media mondial, News Corp, une équipe rédactionnelle imposante… Pourtant, c’est au moment même où The Daily vacillait [le dernier numéro sera publié en décembre 2012] que Marco Arment lançait, en octobre 2012, le premier exemplaire de son nouveau-né.
The Magazine a été conçu autour de quelques principes simples :
- être une publication de qualité, et pour cela Marco Arment a fait appel à un rédacteur en chef expérimenté, Glenn Fleishman [il écrit pour Babbage Blog, le blog technologie/science de The Economist, mais fait aussi bien d’autres choses] et à des bons auteurs rémunérés relativement correctement (800$ la pige, soit environ 600€), des photos et des illustrations de qualité;
- ne publier qu’entre cinq et six articles par numéro, ce qui est peu, et en choisissant une forme d’épure, puisque ne sont publiés que —quelques— articles longs; il n’y a dans The Magazine aucune brève, article court ou éditorial;
- ne pas succomber à la mode du multimédia, car explique-t-il une tablet-native ne l’exige absolument pas. Au contraire, c’est le domaine de la liberté, et il n’existe pas de modèle
- une parution bimensuelle;
- une publication sur les seuls iPhone et iPad qui tournent sous la version iOS 6. Un choix radical mais qui simplifie le développement technique;
- le choix d’être publié dans le Newsstand, alors qu’il pourrait sembler plus intéressant de développer une application propre, s’explique par un soucis de visibilité: l’app. n’est pas noyée parmi des centaines de milliers d’autres;
- un modèle économique simplissime : pas de publicité [donc, pas de frais de régie, pour une rentabilité très aléatoire] et un tarif unique d’abonnement : 1,99 $ [1,52] mensuel, qui inclue donc l’achat de deux numéros et l’accès à l’ensemble des archives.
L’affaire est-elle rentable ? Jacob Goldstein de PlanetMoney [NPR] a fait les calculs:
- Côté recettes : 25.000 abonnés [chiffre fourni par Marco Arment] payent mensuellement 1,99$. Ils génèrent un chiffre d’affaires mensuel d’environ 50.000$ [38.000€], desquels il faut retrancher les 30% ponctionnés par Apple. Cela laisse à l’éditeur environ 35.000$ par mois [27.000€].
- Côté dépenses : chaque numéro coûte environ 10.000$ [7.700€], dont 4.000$ [3.000€] aux auteurs et le solde aux photographes, illustrateurs, secrétaires de rédaction, etc.
Le solde bénéficiaire mensuel serait donc d’environ 15.000$ par mois [11.000€]. Pas mal, pour un magazine qui, rappelons-le, n’existe que depuis six mois.
Mais bien sûr tout n’est pas aussi simple.
2 – l’ouverture
Il ne faut pas se fier à la simplicité apparente de The Magazine. Sans doute Marco Arment se défend-il de vouloir réinventer le journalisme, n’étant pas lui-même journaliste et affirmant ne pas connaître très bien les médias. Il n’empêche. Il montre qu’il est encore possible d’inventer en terme d’éditorial, de technique et de modèle économique. Il est vrai qu’il bénéficie de l’avantage de l’outsider, dont l’imagination n’est pas bridée par le poids du passé.
Mais chevau-léger de l’édition, il est malgré tout rattrapé par quelques pesanteurs, dont l’une des plus importante est la question de l’ouverture sur le web.
En théorie, The Magazine n’est publié que sur le Newsstand des iPad, iPhone et autres iPod. « N’était » serait plus juste, car désormais il existe un site web, que je qualifierai de « minimaliste », mais qu’importe, le pont est désormais établi entre les deux univers. Parallèlement, Marco Arment a modifié légèrement son paywall. Désormais il est possible de lire —sans être abonné et sans s’inscrire sur le site— un article par mois et cet article peut même être sauvegardé sur… Instapaper. Ensuite, apparaît le bulletin d’abonnement.
Cette évolution a été provoquée par le fait que Marco Arment s’est rendu compte qu’il était impossible de ne pas « faire partie de la conversation » et qu’à cet égard un mur payant étanche était contreproductif. Un article de Jamelle Bouie devait servir de déclencheur.
Les auteurs de The Magazine peuvent publier leurs articles sur leur blog après un délai de 30 jours. C’est ce que fit Jamelle Bouie, un journaliste afro-américain, avec son article And Read All Over. Il y soulignait que le journalisme high tech aux États-Unis restait l’affaire d’hommes blancs, ce qui provoqua une vive et publique discussion [on peut en trouver trace dans ce Storify réalisé par Wired]. Or, remarque Marco Arment « The Magazine n’en fit pas partie » et d’analyser:
Je pense que la principale raison pour laquelle la discussion ne s’est pas produite lorsque nous avons publié [cet article] tient au fait que le partage de liens sur les articles du Magazine n’est pas réellement attractif. Si vous partagez un lien, ceux qui cliqueront dessus ne verront qu’un teaser tronqué. Quelques uns souscriront et liront la suite, mais la plupart seront bloqués et abandonneront, comme nous, internautes, avons tendance à faire. Nombre de ceux qui suivent de nombreuses personnes [claire allusion aux « curateurs » qui ont une importance déterminante dans le web aujourd’hui] s’en rendront rapidement compte, et, tout naturellement, éviteront de mettre des liens renvoyant à nos articles.
On pourra remarquer au passage le pragmatisme de Marco Arment ainsi que sa rapidité de réaction: il ne s’est écoulé que quelques semaines entre le constat de cette faiblesse dans le modèle du Magazine et l’élaboration et la mise en place d’une solution technique.
3 – Concurrents ou copieurs ?
The Magazine s’inscrit dans un courant minimaliste dont la figure de proue en terme de graphisme est Craig Mod [auteur entre autres de Hack the Cover et de Books in the Age of the iPad] dont le post Subcompact Publishing est sans doute l’une des réflexions les plus abouties à l’heure actuelle sur ce que cela signifie publier sur une tablette. Dans ce cadre, The Magazine bénéficie sans aucune doute de la « prime au premier entrant », comme le fait remarquer Hamish McKenzie dans PandoDaily. Or, il se trouve que The Magazine n’est plus seul sur son marché. Des sociétés comme 29th Street Publishing propose déjà de créer des applications pour iOS [par exemple, Maura Magazine, créé par Maura Johnston une ancienne de Gawker et de Village Voice] ou encore TypeEngine, qui semble s’inspirer très étroitement de The Magazine, comme on peut en juger ci-dessous :
La ressemblance a en tout cas fait bouillir Marco Arment. Sous le titre explicite Did we just rip off Marco Arment and The Magazine? [grosso modo : « Avons-nous arnaqué Marco Arment et The Magazine] il écrit dans son blog que ceux qui pensent qu’il suffit de copier l’apparence [les notes sous forme de pop-up, les titres centrés, les liens marqués en rouge, etc.] ou la technologie utilisée [on apprend au passage que The Magazine utilise Markdown, et que le processus d’édition continue après la publication] se trompent. L’app n’est que le contenant, et tout se jouerait sur le contenu.
Peut-être… Mais il est certain que The Magazine va voir apparaître de nombreux concurrents. TypeEngine ambitionne en effet d’être le WordPress de ce type de publications minimalistes [très proches du micropublishing]. Rien de moins.