Pour quelles raisons la hiérarchie de l’information adoptée par AgoraVox, un site participatif, ressemble-t-elle à celle d’un site de presse traditionnelle ? Les « experts » qui interviennent sur ce site ou sur d’autres comme Rue89 le sont-ils vraiment ? Autant de questions, sur lesquelles les réponses des chercheurs en sciences de l’information sont rares. Aurélie Aubert, chercheuse au laboratoire Communication-Information-Médias à Paris 3, travaille sur ces questions. Je l’ai rencontrée à l’occasion de la publication de l’ouvrage, L’information mondialisée, qu’elle a coordonné avec Michael Palmer, directeur du CIM.
L’information mondialisée reprend les principales interventions d’un colloque organisé par le CIM à la Sorbonne en mars 2007. Dans ce livre particulièrement riche, en raison de la qualité des contributions d’universitaires mais aussi de journalistes, Aurélie Aubert s’est intéressée à « L’actualité internationale à l’heure des médias participatifs », et pour cela a travaillé notamment sur Agoravox, mais aussi sur des blogs spécialisés sur l’international. L’occasion, pour cette chercheuse en science de l’information, de poursuivre et d’approfondir un champ de recherche, qui porte sur l’information citoyenne (*).
Le web est utilisé pour véhiculer les informations non fiables
Premier constat : « On utilise le site web [du journal] pour faire passer des informations que l’on n’ose pas faire passer dans le journal papier, par exemple le faux SMS [publié sur le site du Nouvel Obs et attribué soit-disant à Nicolas Sarkozy à destination de Cécilia]. De même, on fait prendre en charge une rumeur par Internet avant qu’elle soit reprise par les journaux papier ». Là encore, l’exemple de la rumeur persistante du divorce de Nicolas Sarkozy, avant son officialisation, est une bonne illustration de ce type de pratique.
Les sites participatifs ou les blogs pourraient constituer une réponse à ce genre de situation, par la qualité des informations apportées par les blogueurs, les experts ou les journalistes citoyens. Las, il n’en est rien car, dit Aurélie Aubert, « les contributeurs sur Agoravox vont d’abord regarder les médias traditionnels, vérifieront l’information [dans le cas d’une information internationale] dans des médias locaux puis sur le web. » Autrement dit, les médias traditionnels sont une source première pour une information, qui est ensuite retravaillée.
Mais surtout déplore A. Aubert, « il y a un réel déficit de sources humaines », ne serait-ce qu’un coup de téléphone pour vérifier une information. Elle écrit : « Du point de vue de la teneur de l’information proprement dite, il faut parler de circulation plutôt que de véritable création ».
Beaucoup de commentaires et peu d’informations nouvelles
Résultat, les contributeurs donnent plutôt une « opinion », « commentent », mais ne livrent pas une information nouvelle ou différente. A. Aubert, explique dans son article (son étude porte sur le mois de février 2007) que « sur l’ensemble des sujets traités [sur Agoravox], la posture informative concerne seulement 38,1 % des articles analysés, tandis que 17,2 % des rédacteurs se situent dans l’analyse et le décryptage et 10,4 % (près de 1 article sur 5) dans le point de vue ».
D’ailleurs, le « contributeur » n’est pas un « personnage lambda ». A. Aubert a poursuivi son travail par une enquête qualitative portant sur 15 personnes. « Le rapport à l’écriture est très important. Pratiquement tous ceux que j’ai rencontré ont déjà publié soit des essais, soit de la littérature, ou écrivent pour eux-mêmes. La moitié d’entre eux a déjà publié des tribunes libres. » Conséquence —ou explication— ces contributeurs appartiennent aux catégories sociales supérieures, ou ont un rapport étroit avec les nouvelles technologies.
Avec des sources très proches des médias traditionnels et un profil également proche de celui des journalistes, la hiérarchie de l’information adoptée par les contributeurs ne peut qu’être assez voisine de celle des médias traditionnels. Une proximité encore réduite par l’intervention des modérateurs.
Les modérateurs se font une certaine idée de l’information
Ceux-ci sont bénévoles sur AgoraVox et leur modération s’exerce a posteriori [Rectification le 9-11-2008 : en revanche les modérateurs qui lisent les articles soumis et donnent leur avis sur leur pertinence s’expriment a priori, avant la publication] . Si les barrières à la publication sont faibles, le site interdisant seulement les »articles qui expriment uniquement des opinions personnelles, subjectives ou non vérifiables » (politique éditoriale), il existe des limites non-dites. En fait, explique Aurélie Aubert, « on ne peut pas faire d’auto-référencement [Rectification le 9-11-2008 : citer seulement son propre blog, il faut d’autres sources] et les papiers qui utilisent l’ironie sont très souvent recalés. »
Mais l’intervention des modérateurs renforce encore la proximité de la hiérarchie de l’information du site de celle des sites de médias traditionnels. « Les modérateurs se font une certaine idée de l’information. Résultat, en ce moment, par exemple, les informations sur l’élection américaine seront privilégiés ». Dans ces conditions, il faudra que quelqu’un ait un lien très fort avec un pays d’une zone comme l’Afrique, par exemple, pour que l’article soit publié.
Les experts n’en sont pas
Mais autre découverte, les experts n’en sont pas, ou plus exactement, explique Aurélie Aubert, qui s’est intéressée notamment à ceux qui interviennent sur Rue89. « Ils n’écrivent pas dans leur domaine d’expertise réel, mais plutôt dans celui auquel ils s’intéressent. Les plus experts écrivent peu et uniquement sur leur domaine de compétence, et encore auront-ils tendance à exprimer une opinion sur un site comme Rue89, réservant leur analyse à froid pour leur blog ».
[Précision apportée par Aurélie Aubert le 9-11-2008 : les internautes qui écrivent beaucoup et sur beaucoup de sujets différents ne sont pas réellement « experts », ils s’intéressent de près à un sujet et enquêtent dessus. Ceux qui écrivent réellement sur le domaine de compétence lié à leur métier seront moins prolixes et se cantonneront à des sujets moins larges, parfois en ne publiant que des tribunes libres exprimant une opinion et réservant leur analyse à froid à leur blog spécialisé, s’ils en ont un.]
Autant d’idées et d’analyses qui méritent sans nul doute d’être étoffées et réactualisées : le système de modération d’AgoraVox évolue et le site a lancé des enquêtes participatives, et de son côté Rue89 travaille sur son modèle « à trois voix », journalistes, experts et internautes, etc. Mais sur le fond, la réflexion sur l’information sur le web et son articulation avec les autres médias, la production d’information par des journalistes citoyens est loin d’être aboutie.
• L’information mondialisée, sous la direction de Michael Palmer et Aurélie Aubert, (Paris, L’Harmattan, 298 pages, 28,50 euros)
Notes :
(*) Les recherches d’Aurélie Aubert portent précisément sur la « sociologie des publics et des productions médiatiques ». Elle travaille actuellement sur les archives de l’Agence France Presse.