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Photographes et journalistes: la douleur muette

Dans Sans blessures apparentes, Jean-Paul Mari, grand reporter au Nouvel Observateur, met la plume dans cette plaie que les journalistes —mais aussi leurs rédactions en chef et leurs directions— ne veulent pas voir, la blessure psychique, ce que les Américains appellent le Posttraumatic Stress Disorder (PTSD). La Columbia Journalism Review dressent un constat identique dans une enquête sur les souffrances endurées en silence par les journalistes et les photographes qui ont couvert les attentats du 11 septembre 2001 à New York. 

Pour Sorj, la vie de reporter s’est arrêtée dans le camp palestinien de Baddaoui, au Nord Liban. C’était en 1983. Il avait réussit  à entrer dans ce camp où « depuis des jours, les obus syriens sèment la mort », raconte Jean-Paul Mari, dans Sans Blessures apparentes. « Sorj ne voit rien, sinon un petit camion frigorifique, en panne. Quelqu’un ouvre les battants arrière du véhicule, un autre pousse le reporter vers l’intérieur,(…) Sorj se retrouve plaqué contre un tas de housses de plastiques, une trentaine de cadavres empilés. À la hauteur de ses yeux, dans les trois premiers sacs, il devine deux pieds nus, encore deux autres pieds et le sommet d’un crâne. Des enfants. »  Il suffira, un peu plus tard d’un rideau de douche blanc qui s’enroule comme un linceul autour du corps du journaliste pour qu’il craque…

« Un hurlement terrible sort du fond »

Jean-Paul Mari est grand reporter au Nouvel Observateur, il a reçu le prix Albert Londres en 1987, le prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre… Au cours de sa longue carrière, il a été confronté aux mêmes horreurs  que tous les journalistes  qui couvrent les conflits. Comme tous, comme Sorj, il a souffert de la « névrose post-traumatique« , autrement appelée Posttraumatic Stress Disorder (PTSD) par les Américains.

Ce mal n’épargne personne. Le photographe Patrick Chauvel, dans Rapporteur de guerre, raconte: en reportage en Erythrée, en 1975, il suit des « rebelles ». L’un d’eux a été grièvement blessé, « il a un énorme trou dans la tête et râle, l’œil vitreux ». C’est alors que l’armée éthiopienne arrive. Il faut fuir. « Un petit groupe transporte le blessé vers de gros rochers (…) Ils descendent le mourant dans un trou, doucement mais définitivement. Ce visage qui rentre dans la nuit, où s’amenuise le reflet du ciel dans ses yeux, jusqu’au noir. Le néant. Enterré vivant. Les hommes sortent du trou et se regardent. Un hurlement terrible sort du fond. » 

« Une rencontre avec le réel de la mort »

Depuis ce jour, Patrick Chauvel subit les conséquences de ce traumatisme: « Chaque fois que je plonge en mer avec des bouteilles ou que je vois quelqu’un partir vers le fond, je ressens la détresse de l’homme au trou. Comme si cet homme dont le temps était terminé, empruntait le mien en y venant de temps en temps. »

Pour comprendre, Jean-Paul Mari a rencontré un psychiatre militaire. Pour ce dernier, le traumatisme est d’abord « une rencontre avec le réel de la mort (…) L’humain voit ce qui lui est interdit, le tabou: la mort en face. Cela peut passer par le regard de l’ami qui meurt, l’image du canon de l’arme de l’ennemi, une odeur de corps en putréfaction, la sensation d’ensevelissement, le cri d’un enfant qui appelle au secours. C’est un moment foudroyant qui prend le cerveau par surprise ». 

Deux catégories de patients

Pour autant, il ne faudrait pas croire que tout le monde en soit automatiquement atteint, et que chacun le soit également: « Le trauma est affaire de rencontre. Entre un objet de l’extérieur et quelque chose qui résonne dans la vie du patient ». Et d’ailleurs, la guérison est tout à fait envisageable. Ici, le psychiatre cité par Jean-Paul Mari, décrit deux grandes catégories de patients:

• ceux (les névrotico-normal), chez qui les syndromes du mal (revivre l’événement déclencheur, angoisses, dépression…) se déclarent rapidement et s’effacent en quelques semaines ne laissant subsister que de brefs cicatrices qui se réveillent de temps en temps, mais « ne perturbent pas la vie du sujet ». La guérison en quelque sorte est spontanée.

• ceux (les névrotiques), chez qui « la phase de latence peut durer des semaines, des mois, des années. » Lorsque surgira l’image traumatique, il ne pourra plus vivre « transformé [qu’il sera] en papillon de nuit tremblant, qui s’enfuit, paniqué, fou de douleur, mais continue à revenir, encore et encore, vers cette flamme du passé. » La guérison passe par une thérapie qui peut prendre [à condition qu’elle soit acceptée par le malade] « quelques séances, des mois, voire de longues années. »

L’Horreur? Personne ne veut l’entendre, c’est tabou

Mais pour que l’on puisse parler de soins encore faudrait-il qu’il y ait prise en charge. Or sur ce point, il n’existe quasiment rien comme le raconte Jean-Paul Mari:

« Le reporter qui revient d’un pays dévasté par la guerre, la famine ou un tsunami n’a pas droit au débriefing. (…) L’Horreur? Personne ne veut l’entendre. D’ailleurs, les reporters n’en parlent pas. Indécent. Tabou. Obscène! Une blessure, une gueule cassée, une jambe arrachée, un ventre troué par une rafale donne matière à des récits épiques. Un trauma, une blessure psychique est invisible: c’est une faiblesse coupable, une faute professionnelle. » Et il ajoute: « Quand un reporter  met fin, brusquement, à son métier, il serait bon d’en savoir la raison. »

Une enquête de la Columbia Journalism Review (CJR) sobrement titrée Suffering in Silence [Souffrir en silence] fait écho au livre de Jean-Paul Mari. Elle porte sur ces victimes ignorées du 11 septembre 2001 que sont les très nombreux photographes et journalistes, qui ont eu couvert cet événement. « Etre suffisamment proche de la tragédie pour en capturer l’horreur, a fait qu’ils étaient suffisamment proche pour respirer la poussière qui a surgi avec la force d’un cyclone des tours qui s’effondraient. Suffisamment proche pour que la poussière fasse son chemin dans leur corps tout comme les images de cette journée devaient faire leur chemin dans leur esprit et leur cœur. »

Une culture du déni ?

Bien sûr les journalistes ne sont pas les seules victimes, mais ils se distinguent , souligne la CJR, en ce sens « qu’ils n’ont pas été traités comme des victimes, d’une part en raison de leur propre déni, d’autre part parce que le système ne les considèrent pas comme des intervenants, même si —à l’instar des policiers et des pompiers— ils  se sont précipités vers les buildings condamnés alors que tout le monde s’en éloignait. »

En effet, de nombreux journalistes et photographes n’ont tout simplement pas informé leurs responsables. La psychologue Elena Newman, dirige le Dart Center for Journalism & Trauma, un centre de ressources pour les journalistes qui couvrent les situations de violence. Elle avoue avoir été stupéfaite « d’apprendre que la stigmatisation et la honte attachées au fait de reconnaître le moindre stress du à l’émotion sont plus fortes chez les journalistes que chez les policiers, les pompiers et tous autre sintervenants de ce type ». Bref, les « journalistes se voient eux-mêmes comme différents. »

La réalité est qu’ils ne le sont pas, mais qu’ils manquent d’interlocuteurs, ou qu’ils craignent de parler de leurs souffrances. Témoin le photojournaliste Bolivar Arellano. Originaire d’Équateur, il  y a couvert des massacres d’étudiants, ainsi que la guerre civile du Salvador. Mais ce dur à cuire souffre de « problèmes émotionnels » depuis le 11 septembre. « Je ne pouvais dire à personne que je pleurais jour et nuit en pensant à ces gens qui sautaient. On aurait pensé que j’étais une personne instable sur le plan émotionnel. »

« Un traumatisme c’est une faute professionnelle », écrit si bien Jean-Paul Mari…

Bibliographie

• Jean-Paul Mari, Sans Blessures apparentes, Robert Laffont, Paris, 2008, 299 pages, 20 euros
À signaler que Jean-Paul Mari a créé un blog associé sansblessuresapparentes.

Patrick Chauvel, Rapporteur de guerre, J’ai lu, Paris, 2003.

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