Les Américains adorent les listes, et Ken Doctor ne déroge pas à la règle pour son livre Newsonomics, sous-titré Twelve New Trends That Will Shape The News You Get [Douze nouvelles tendances qui vont façonner vos informations]. En 240 pages, ce spécialiste des médias livre une analyse clinique des mutations que connaissent les médias et que vivent les journalistes. Et le scalpel de Ken Doctor est terriblement tranchant, car pour lui l’économie prime.
Et tout d’abord, combien de groupes vont dominer le nouveau paysage médiatique ? Ken Doctors en voit une douzaine, tous anglo-saxons.
- 3 agences: Bloomberg, Thomson-Reuters et Associated Press; il prédit que cette dernière pourrait décider de devenir indépendante « pour rester un joueur majeur »;
- 4 quotidiens américains: le New York Times, le Wall Street Journal propriété de Rupert Murdoch, USA Today du groupe Gannett, ainsi que le Washington Post dont « 70% des visiteurs ne sont pas locaux » et dont la moitié du chiffre d’affaires [du groupe] provient de l’éducation [Kaplan Education];
- 3 quotidiens britanniques: The Guardian, le Daily Telegraph et… le Times (propriété de Rupert Murdoch à l’instar du WSJ); tous trois ont pour caractéristique commune d’avoir un tiers de leurs visiteurs uniques originaires des États-Unis. Une performance qui ne se traduit pas sur le plan financier, puisque cette « audience » contribue pour moins de 5% au chiffre d’affaires. Le New York Times est dans une situation similaire mais inverse: un tiers de son audience se trouve hors des États-Unis, mais cela ne représente qu’environ 4% de ses ressources.
- les grands réseaux TV américains, ABC, CBS et surtout NBC, qui s’est démultipliée avec la création de MSNBC, NBC, CNBC et qui possède un réseau de chaînes locales. Il faut ajouter CNN, qui s’appuie sur le groupe Time-Warner, et qui s’est transformé en une agence mondiale;
- 2 radios de service public : National Public Radio (NPR) aux États-Unis et la BBC.
Pour quelles raisons « big » est-il « so beautiful » ? Tout d’abord, parce qu’il faut être capable de fournir de l’information 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, mais aussi parce que ces « géants » offrent un « effet multiplicateur » aux contenus qu’ils produisent, en terme de diffusion mais aussi et surtout de revenus publicitaires. Ken Doctor prend l’exemple d’un journaliste spécialisé dans la high tech du New York Times, David Pogue [son blog ici]. Du simple fait qu’il publie sur le site du NYT, son « travail » bénéficie d’une large exposition, via le site lui même, mais aussi les applications mobiles, ses passages à la télévision, ses conférences… De quoi générer environ 2 millions de pages vues par mois, ce qui produit des revenus publicitaires à hauteur de 72.000 dollars [K. Doctor se base sur une moyenne de 3 publicités sur une page, avec un CPM -coût par millier- de 12 $].
Un autre journaliste spécialisé travaillant sur le site d’un journal plus modeste comme le Chicago Tribune ou le Miami Herald, générera tout au plus 200.000 pages vues dans le mois et comme le CPM est plus bas [de l’ordre de 8 $ estime K. Doctor], les recettes publicitaires ne dépasseront guère 4.800 $. Mécanique redoutable.
« Les journaux papiers sont un anachronisme »
Tout simplement explique Ken Doctor pour une question « d’attention »: un lecteur moyen d’un journal papier consacre un bonne heure par semaine à son quotidien, auquel il faut ajouter le temps de lecture de l’édition du dimanche, soit en moyen dix minutes par jour. Sur le site du même quotidien, un internaute passera de 8 huit à douze minutes par mois! [seule exception, le New York Times qui bénéficie d’un temps de lecture moyen de 40 minutes par mois]. Au final, le rapport est vite fait: « Pour l’immense majorité des journaux, plus de 90% du temps de lecture est consacré au papier », et le ratio publicitaire web/papier en est la stricte conséquence.
Il ne faudrait pas croire, à lire le paragraphe précèdent que Ken Doctor accorde la moindre chance de survie aux journaux papier, pour lui la messe est dite. « Demandez à quelqu’un de moins de trente ans ce qu’il pense des journaux; vous n’entendrez pas une féroce dénonciation. Simplement, [il vous dira que] les journaux sont un anachronisme ». Dans ce monde qui disparaît rapidement, tout le monde doit réinventer de nouveaux modes de travail et de nouveaux modèles économiques [sachant qu’aux États-Unis, jusqu’au tout début des années 2000, les groupes de presse dégageaient des marges bénéficiaires de l’ordre de 20%!].
Pour le business model, en lieu et place du couple classique « publicité et produits des ventes », il propose un « tabouret » reposant sur « six pieds », à savoir:
- publicité et sponsoring
- financement par des fondations
- investisseurs de type « business angels »
- cotisations annuelles de membres [sur le modèle de nos associations, par exemple]
- événementiels, organisation de conférences [orientées levées de fonds]
- syndication de contenus
Ajoutons que le web broie les « intermédiaires » classiques, comme l’illustre l’évolution récente de la musique, où les majors se voient progressivement « sorties du jeu ». Ce processus à un nom: la désintermédiation. En clair: pour toucher son public, un chanteur n’a plus besoin de passer par une maison de disque. Il peut le faire directement, à moindre coût.
Yahoo! propose un système d’agrégation « gagnant-gagnant » pour les sites de journaux
Le même processus est en œuvre dans l’information. Mais en même temps que se déroule ce processus de destruction des mécanismes anciens, un autre —inverse— se construit: l’agrégation. C’est lui qui fait la fortune de Google, mais aussi d’autres agrégateurs comme Yahoo! Or, ce dernier, explique Ken Doctor, travaille d’une manière fondamentalement différente avec les journaux à travers le Yahoo Newspaper Consortium, qui regroupe environ la moitié des quotidiens américains.
Si Yahoo! est clairement le « pilote » de ce consortium, « pour la première fois, précise Ken Doctor, réellement, les [journaux] ont accès à la technologie la plus pointue en matière de publicité, or en manière de vente de publicité [sur le web], la technologie est primordiale ». Tout cela se traduit en millions de dollars de publicité supplémentaire, en une augmentation du nombre de visiteurs et à un meilleur référencement pour les membres dans les pages de Yahoo!
Une autre mutation traverse l’univers médiatique que l’on peut résumer ainsi: autrefois, les journaux et les télévisions abordaient une grande variété de sujets, mais ceux-ci étaient peu creusés. Cela expliquait l’existence de « journalistes généralistes » capables de traiter n’importe quel sujet (sans préparation!) et de le faire rapidement et de manière assez brillante. C’est ce vernis qui craque avec l’émergence de « l’information de niche » ou « spécialisée », que favorise Internet.
Or, cette mutation rencontre l’intérêt bien compris des éditeurs, car l’information de niche génère plus de publicités que l’information généraliste. Ken Doctor décrit même la pyramide des « niches » classées selon les revenus qu’elles génèrent: en tête on trouve l’info économique [business], suivie de la technologie, de la santé et des voyages/tourisme. L’information générale est bonne dernière, sachant —dernier clou— que l’info « business » génère 4 à 5 fois plus de revenus qu’elle.
La révolution silencieuse —et rentable— du journalisme de blog
Pour les journalistes, le bouleversement est tout aussi considérable. Dans les rédactions, les « reporters sont devenus blogueurs ». Une révolution silencieuse, sur laquelle il n’y a guère de réflexions. Par exemple, analyse Ken Doctor, « alors que tout le monde peut écrire un blog, un journaliste peut écrire un article ou un blog. Mais alors qu’est-ce qu’un article? » En quoi se distingue-t-il d’un post de blog?
La question mérite d’autant plus d’être posée, que l’auteur estime —a minima— le nombre de posts rédigés par des journalistes pour des blogs de sites de presse américains à environ 2 millions chaque année. Cette « production » ne cesse d’augmenter alors que dans le même temps les journaux, diminuant de taille, publient de moins en moins d’articles. Une baisse que Ken Doctor chiffre à 20% sur 5 ans. Un jour, les lignes se croiseront et les journalistes travailleront plus pour alimenter leurs blogs que pour écrire des articles destinés à alimenter le site ou le papier.
Cette tendance ne peut que s’accentuer car les blogs drainent de l’audience, donc de la publicité, et cela à … un coût moindre. En effet, sur un blog, un journaliste produit plus de contenus [environ 2 à 3 fois plus] que lorsqu’il travaille pour un site.
Pour les journalistes, c’est Back to the Future
Pour les journalistes, comme l’exprime crûment Ken Doctor, c’est « Back to the Future« . Leur avenir s’écrit dans les mêmes termes qu’au début du XXe siècle, à une époque « où vous n’auriez pas donné votre fille en mariage à un reporter. Les modes de rémunérations —au mot, à la pièce— étaient plus proches de Dickens que de celui des [actuels] salariés. Il n’était pas question d’entendre parler d’une semaine de 40 heures, comprises entre le lundi et le vendredi ». Dit autrement, la période dorée d’une cinquantaine d’années, qui couvre grosso modo l’après seconde guerre mondiale, vient de se refermer.
Pour illustrer ce « Back to the Future » , Ken Doctor cite l’exemple de Dave Beale, qui fut éditorialiste « business » au Saint Paul Pioneer Press, et qui désormais fait partie de l’équipe de 10 journalistes MinnPost.com, [un site « non commercial »], où chacun d’eux gagne environ 600$ par mois [je vous laisse faire le déprimant calcul en euros].
Plus compliqué encore, dans ce monde des médias devenu « pro-am » [c’est-à-dire où « amateurs » et « professionnels » travaillent ensemble] , dans cette « économie freelance » qui émerge, « les journalistes doivent se distinguer et se différencier de, ironiquement, la masse sans cesse croissante des amateurs. Plusieurs milliers de personnes sont experts sur certains sujets, et d’autres sont passionnés et [tous] veulent écrire pour pratiquement rien ».
Or, de grands groupes comme Hearst ont déjà noué des partenariat avec des entreprises comme Helium. Sur ce site n’importe qui peut collaborer et les articles sont évalués sur une place de marché et rétribués selon une fourchette allant de 20 à 200$. Comme le note Ken Doctor, « pour Hearst, il est de plus en plus tentant ‘d’acheter‘ des contenus peu coûteux auprès d’entreprises comme Helium, et cela ose un problème aux journalistes pigistes. »
Comment traverser ce précipice qui semble infranchissable?
Les difficultés sont donc redoutables. Mais Ken Doctor se veut optimiste sur le long terme. Le problème explique-t-il est que nous nous trouvons actuellement au bord d’un précipice qui nous semble infranchissable, mais que de l’autre côté « nous pouvons voir un magnifique ciel bleu ». Voici quelques unes de ces propositions pour réussir à « passer de l’autre côté »:
- le financement. Certes, il existe toutes les solutions déjà évoquées précédemment (sponsoring, fondations, etc…), mais Ken Doctor avoue ignorer laquelle (ou lesquelles) sera féconde. Surtout, pour lui, il faut passer à la vitesse supérieure: « Nous avons besoin d’une proposition forte. Elle peut embrasser nombre de ces idées, mais elle doit être importante, des centaines de millions de fois plus importante. Nous ne pouvons nous contenter d’y arriver doucement en empilant les centimes et les pots en étain. »
- la dévalorisation. Pourquoi payer un journal, alors que l’information sur le web est gratuite? Cette question induit une forme de dévalorisation de l’information, puisque l’on ne veut plus payer pour elle. Ken Doctor propose donc d’inverser la proposition. Après tout dit-il, on paye pour des chaînes à péage pour son accès à Internet, alors pourquoi ne pas faire la même chose pour l’information? Cela signifie pour le public affirmer « fièrement » son intérêt pour l’information et accepter de s’engager financièrement [non pour quelles centimes!], en particulier pour soutenir le journalisme d’investigation.
- les compétences des journalistes. Ce n’est pas compliqué, dit Ken Doctor: soit les journalistes en activité se mettent à niveau, soit ils quittent un métier où ils n’ont plus leur place. De toutes façons, dit-il, la relève est là, il n’y a jamais eu autant d’étudiants en journalisme aux États-Unis. [C’est d’ailleurs aussi le cas en France, lire « Pourquoi les jeunes veulent-ils tous être journalistes? » sur Slate.fr]
- les faux débats. Depuis que le web bouscule les médias les faux débats se sont multipliés: qu’est-ce qui doit être publié sur le web ou sur le papier et quand et dans quel ordre? Quelle est l’autorité des gens du « papier » sur ceux du web? Les supposées dérives de l’information online; etc. À se déchirer sur ces faux débats tous ceux qui travaillent dans les « vieux médias » n’ont pas vu « que le monde se développait en dehors d’eux. »
- les biais. Aujourd’hui, tout un chacun peut publier de « l’information », des particulier mais aussi des entreprises (laboratoires pharmaceutiques comme Pfizer, marques automobiles, etc. ) ou des institutions comme la CIA. C’est un changement profond, car désormais ces dernières touchent directement les consommateurs et les citoyens. Il n’y a plus d’intermédiaire. Or, il ne s’agit pas d’information, ce dont des milliards d’individus dans le monde n’ont pas conscience. Le challenge ici, est énorme, puisqu’il s’agit de récréer des standarts, des normes, de redéfinir ce qu’est une « information impartiale ».
- le mélange des genres. L’information traditionnelle est guindée, formatée, rubriquée: la politique n’est pas mélangée avec la météo et encore moins avec l’humour. Aujourd’hui, —changement culturel du public oblige— ces frontières éclatent, mais bien peu de journaux, d’émissions de radios ou de télévision ont franchi le pas. [en France Canal+ a été pionnier dans cette évolution]. Le risque en est l’infotaitment, c’est-à-dire le mélange des genres, l’absence de hiérarchisation, la perte de repères. En fait, dit Ken Doctor, cette crainte n’a guère de sens aujourd’hui: « Internet a brisé les chaînes du monopole du journalisme [sur l’information] pour nous tous. Il a fait de nous notre propre « éditeur » . Nous n’avons plus l’obligation de nous « abonner » à des produits uniques pour être informé. » Désormais le choix est immense, et chacun peut se construire son information.
Notes
Newsonomics, Twelve New Trends That Will Shape the News You Get, par Ken Doctor, ST. Martin Press, New York, 2010, 220 pages.
Ken Doctor tient le blog Content Bridges