Tous deux sont issus des meilleures écoles, dont le CFJ. Tous deux ont accédé à d’importants postes de responsabilités, l’un à la tête de Libération, l’autre comme présentateur du 20h de France 2. Tous deux viennent d’écrire un livre, dont la caractéristique commune est d’ignorer Internet et son impact sur l’univers médiatique. Première lecture: Média-paranoïa, par Laurent Joffrin. À suivre: « Vous subissez des pressions? », par David Pujadas.
Laurent Joffrin entend s’attaquer dès la première ligne de Média-paranoïa à ce « mal qui mine les démocraties modernes », la critique des médias, « mise en question légitime [qui] a souvent dégénéré depuis une dizaine d’années en rejet indistinct de l’ensemble des organes d’information, en défiance systématique à l’égard des télévisions, des radios, des journaux, en un credo complotiste et agressif, en une nouvelle forme de poujadisme sémiologique et branché, bref en média-paranoïa ».
Qui sont ces journalistes, universitaires et militants qui dénigrent le journalisme?
Bigre, un « rejet », un « complot », un « poujadisme »… Peut-être pourrait-on suivre Laurent Joffrin dans son analyse et dans sa volonté de « défendre le journalisme », s’il donnait quelques biscuits à son lecteur. Or, les rations sont maigrelettes.
En effet, alors que l’on pourrait s’attendre à une analyse fine, chiffrée et documentée expliquant pourquoi le journalisme souffre d’une « réprobation générale », l’auteur n’offre en retour que des généralités. Quant aux « rédacteurs d’articles réguliers de dénigrement de leur propre métier », aux « auteurs universitaires décidés à discréditer une profession concurrente, le journalisme », aux « militants qui usent de la critique des médias pour faire avancer leurs thèses », bref tous ceux qui alimenteraient la paranoïa, ils restent plongés dans un profond anonymat.
L’objectivité, un débat que l’on pensait dépassé
Entraîné dans sa défense et illustration du journalisme, Laurent Joffrin nous replonge dans des débats que l’on pensait dépassés comme celui sur l’objectivité. Par exemple, écrit-il, on peut critiquer, analyser le discours journalistique « à condition de ne pas faire prendre un compte-rendu honnête des événements pour un morceau d’idéologie pure, comme s’il n’y avait aucun critère de vérité possible, comme si la traduction candide et sans arrière-pensée du ‘morceau du réel‘ que constitue un événement était impossible. »
Or, ce type d’objectivité « candide et sans arrière-pensée » n’existe évidemment pas, car le journaliste est à un niveau à un autre toujours impliqué dans un événement, qu’il possède sa propre grille d’analyse et de décryptage, sa culture, etc. Sa prise de distance pour réelle qu’elle soit sera donc toujours relative.
Dans le même ordre d’idée, se contenter de relater les faits, de « coller les morceaux du réel », comme dit L. Joffrin, est insuffisant comme l’écrit si bien Ryszard Kapuscinski, dans Autoportrait d’un reporter : « En me préparant à écrire Imperium, j’ai relu tous les livres de nos anciens reporters [polonais]. À l’exception de quatre exactement (…) ils m’ont déçu, car ils ne proposent aucune analyse, aucune réflexion. Ils se contentent de décrire les événements : le garçon de café est sale, la voiture est tombée en panne. Pourtant, toute description factuelle engendre la réflexion. »
Deux propositions sur trois méritent discussion
Si l’on ne peut que saluer, la proposition de Laurent Joffrin de voir les journalistes prendre « eux-mêmes leurs affaires en main », deux des trois propositions qu’il avance à la fin de son ouvrage méritent discussion.
• La première, non contestable, est l’adjonction d’une Charte déontologique dans la convention collective, une proposition qui a été en quelque sorte « actée » par Nicolas Sarkozy le 23 janvier 2009, à la suite des États Généraux de la Presse Écrite, mais qui fait aussi partie des 14 propositions des Assises du Journalisme qui se sont tenues le 20 janvier 2009 à Paris
• La deuxième porte sur un « resserrement des critères d’attribution » des aides à la presse, pour en « exclure la presse de pure distraction ou très spécialisée ». La question avait été évoquée lors des États Généraux de la Presse Écrite (par le biais de taux de TVA différenciés) et la proposition écartée, car difficile à mettre en œuvre: comment définir la presse de pure distraction ou très spécialisée? Quels en seraient les critères précis, juridiques ? Et puis plus fondamentalement, cela signifierait qu’il existe une presse « noble », seule digne d’être aidée par l’argent public [ce qui soulève encore d’autres questions sur l’indépendance, etc.] et une presse « vulgaire », « commerciale ».
• La troisième porte sur l’idée d’étendre « les pouvoirs de la Commission de la Carte [CCIJP] en lui donnant un droit d’expression publique et (peut-être) un droit de sanction sur les manquements les plus criants ». Cette proposition est en net recul sur le consensus qui s’était dessiné lors des Assises du journalisme en faveur « d’une instance de médiation tripartite, comprenant des représentants du public ». Cette instance, un Conseil de Presse pour l’appeler par son nom, permettrait notamment que les conflits d’ordre déontologique ne se règlent plus au sein de la profession.
• Média-Paranoïa, par Laurent Joffrin, Paris, Seuil/Presses de Sciences Po, 2009, 132 pages, 14 euros.