[the] media trend

Live Magazine n°1, les journalistes montent sur scène

live-magazine-numero-1Hier soir, donc le mardi 29 avril 2014, à la Gaité Lyrique, à Paris, j’ai assisté à une première : le numéro 1 de Live Magazine, la revue d’histoires vraies. Ami(e)s lecteurs(trices), je vous demande d’avance de pardonner les imprécisions que contient cette chronique d’un spectacle de journalisme vivant, car je me suis conformé aux désirs des organisateurs de cette soirée : pas de photo, pas de vidéo-captation, et pour ma part pas de notes. Donc, tout ici est mémoire vive d’un événement, par définition éphémère, auquel ne purent assister que 300 personnes.

Mais d’abord de quoi s’agissait-il ? D’un spectacle avec ses composantes : une scénographie minimaliste, un plateau nu, avec à gauche et à droite sagement assis sur d’épais coussins gris les acteurs, et à droite toujours, un peu en avant, l’habilleur sonore de la soirée [Michael Wookey, impeccable] et au fond un grand écran. Pas d’effet ou peu. Ce sera soit un simple micro planté au milieu de la scène, soit un pupitre, soit une table habillée de noir. Bref, tout s’efface pour laisser place à l’histoire, où plutôt aux histoires que nous racontent, chacun à sa manière, des journalistes. Au total, vingt saynètes courtes, qui s’enchaînent pendant deux petites heures, sans coupure ni entracte.

Ce spectacle se voulait aussi un magazine. Et il en avait les attributs :

Le spectacle lui-même était organisé selon le principe simple du stand up, chaque journaliste venant à tour de rôle raconter son sujet. Dit ainsi, on pourrait croire cela mortellement ennuyeux, un tunnel sans fin de déclamations et de récitations. Or, il n’en fut rien, car chacun s’attachera à « mettre en scène » son histoire vraie.

Certains joueront la carte du conteur, comme Pascale Robert-Diard, chroniqueuse judiciaire au Monde. Elle tiendra en haleine le public par le seul récit de son gendarme, témoin de l’attentat du RER à Saint Michel qui ne sait s’il doit raconter ce qu’il a vu au risque de briser son ménage, ou se taire [en définitive, il se décidera à témoigner, en connaissance de cause]. Thierry Cruvellier lui contera a cappella le procès de Douch le tortionnaire de S-21. D’autres préféreront interpréter un texte soigneusement rédigé, comme Laurent Valdiguié rédacteur en chef du JDD, pour le récit de sa rocambolesque interview de Kadhafi, au début de la guerre en Libye, et du « million et demi [d’euros] en petites coupures » que ramènera de l’expédition le sulfureux homme d’affaires Ziad Takieddine qui l’accompagnait.

Cette force du récit « nu », deux journalistes radio Aurélie Charon et Caroline Gillet en joueront habilement en relatant à deux voix la terrible histoire de Khaled Ahmed Taleb, ce jeune militant travailliste, originaire de Djibouti, survivant du massacre de l’île d’Utoya, au cours duquel il vit périr son jeune frère. Depuis, il s’est reconstruit, changeant son prénom pour celui de Benaim…

Comme au théâtre, certains joueront de petites saynètes soigneusement mises en scène. Ce sera le cas de Marie Doezema, une « Américaine à Paris », qui retracera l’histoire de Julia Morgan, l’architecte du Hearst Castle [nous ne sommes jamais loin du journalisme], ou encore du journaliste gastronomique Emmanuel Giraud, qui relatera avec la complicité d’Émilie Moaligou, à quel point manger de l’ours ne satisfait pas le gastronome mais peut réjouir le séducteur [pour simplifier, disons que c’est similaire à l’effet Axe].

D’autres encore préféreront pour donner plus de force à leur histoire s’appuyer sur les possibilités qu’offre la technique, comme Caroline Goulard. Sa visualisation en relief du vol MH370 de Malaysia Airlines qui s’abîma dans l’Océan Indien au large de l’Australie continuera longtemps de hanter les mémoires, ou dans un registre plus léger la manière dont Guillaume Kosmicki fit partager à la salle le « bon son » d’une rave party du côté d’Aix-en-Provence.

Car il y eut de très forts moments. La séquence photo de Jérôme Delay sur le lynchage d’un musulman en Centreafrique fut l’un d’eux. L’enchaînement rapide des photos, rythmé par un timecode montrait l’incroyable rapidité avec laquelle une cérémonie somme toute banale avait d’un coup basculé dans l’horreur. Il sera difficile d’oublier ces lames de coutelas brandies, ces coups de botte assénés sur un homme sans doute déjà mort, ce corps sanglant traîné dans la rue au milieu d’un public au mieux indifférent. Le récit analytique et descriptif de Jérôme Delay ne faisait que renforcer la violence glaciale des images que nous regardions.

Le portrait dessiné de Marcelino Truong fut aussi un autre de ces moments forts. Il avait décidé de croquer son père qui, dans les années 1960, était « l’interprète du président » du Vietnam du Sud, Ngo Dinh Diem. Coup de crayon sûr, couleurs appliquées délicatement au pinceau, nous voyions progressivement le dessin s’achever pendant que doucement, au même rythme que sa main, Marcelino Truong nous racontait l’histoire de ce père « qui croyait à un Vietnam qui ne soit pas français, qui ne soit pas américain, qui ne soit pas russe ou chinois, mais qui soit simplement le Vietnam », de sa mère, de la rue Catinat qui changea trois fois de nom, de Saigon qui changea aussi de nom pour s’appeler maintenant Ho Chi Minh Ville. Et dans le grain du papier, dans l’épaisseur du trait, dans le travail du pinceau, bercé par la voix tranquille et rassurante, à travers cette histoire personnelle sans pathos ni drame sanglant, nous nous rendions compte d’un coup que l’histoire pouvait broyer les hommes, tuer leurs rêves et leurs espoirs.

De ce passage sur la scène, il faut sans doute retenir aussi que la force des récits tenait au fait que les journalistes étaient parties prenantes des histoires qu’ils racontaient. Ils en étaient à la fois les spectateurs et les narrateurs mais aussi les acteurs. « Nous avons rencontré Khaled Ahmed Taleb », disaient Aurélie Charon et Caroline Gillet, « il est venu nous voir à Paris il y a quinze jours », « nous lui avons demandé une photo, il nous a donné cette vidéo tournée avec son smartphone »; « j’étais là », expliquait Jérôme Delay; « je me suis mis dans la peau de Julia Morgan », s’amusait Marie Doezema; « je me suis demandé ce que j’aurai fait à la place du gendarme », s’interrogeait Pascale Robert-Diard. Il n’y avait pas là d’artifice de narration, mais simplement le fait que cette distance que les journalistes « devraient » installer pour raconter, pour être « objectif » ou « honnête », n’avait pas lieu d’être, elle était inutile.

Seul restait  pour ces journalistes le plaisir de dire ce qu’ils avaient vu, entendu et compris. Ils avaient fait éclater les murs de papier ou virtuels qui d’habitude les enferment et trop souvent derrière lesquels certains s’abritent. Mais ainsi, armés de la seule force de leur récit, ils ont su montrer que le journalisme était vivant.

PS : je n’ai pas cité certaines histoires qui étaient pourtant très fortes comme celle de Charlotte Buchen sur un Boys Band pakistanais, ou encore celle de Nicolas Daniel sur « Les poèmes perdus de Mélanie », et d’autres encore.

Je n’ai pas cité non plus les initiateurs de cette soirée Thomas Baumgartner, Sébastien Deurdilly et Florence Martin-Kessler. Ils imaginèrent et furent les chevilles ouvrières de cet événement, qui il faut l’espérer ne restera pas un one shot. Car des soirées comme celle-là, on en redemande.

Quitter la version mobile