C’est une passionnante expérimentation qu’a mené le site américain Slate.com. Pendant 3 jours (les 21, 22 et 23 juillet 2009), deux journalistes installés à Seattle, Timothy Egan et Sam Howe Verhovek, se sont informés exclusivement avec des journaux papier, tandis que deux autres journalistes, Emily Yoffe et Seth Stevenson, devaient se contenter des seuls sites web. L’objet de cette recherche [non scientifique] n’était pas tant de savoir si les lecteurs de journaux sont mieux informés que les internautes —et réciproquement— mais, comme le précise Michael Newman, l’un de ses initiateurs, de connaître « quel média est le meilleur pour organiser l’information ».
Côté « papier », le choix en journaux quotidiens se limitait, pour les informations locales, au seul Seattle Times, (le Seattle Post-Intelligencer s’étant replié sur son seul site web), et pour les informations nationales et internationales au New York Times, au Wall Street Journal et à USA Today. Des journaux comme le Washington Post ne disposent pas d’un système de distribution couvrant l’ensemble des États-Unis. Interdiction était faite aux deux journalistes concernés d’utiliser le web et en particulier les sites des journaux. Reste qu’à avaler quatre quotidiens de cette taille en une heure, on risque l’indigestion: « Je me sens un peu surchargé », dira avec humour Timothy Egan, à la suite d’un de ces roboratifs banquets d’information.
Côté « web », les critères de choix étaient plus difficiles à appliquer, car quel site ne publie pas de contenu « publié originellement sur le papier »? Michael Kinsley, l’initiateur de cette expérience, explique: « Politico sera OK. The Huffington Post, du moins une grande part, ne le sera pas. Dans le site de Slate.com, John Dickerson sur les questions politiques, et Fred Kaplan sur les questions militaires apportent vraiment des contenus originaux. »
Les enseignements que tirent les participants de cette expérience sont particulièrement intéressants. En voici, quelques uns, en rappelant que l’actualité américaine fut dominée pendant ces trois jours par la présentation du plan de santé d’Obama, l’affaire Gates, du nom de cet universitaire noir arrêté par méprise par la police de sa ville Cambridge, et enfin par la conférence de presse de Barack Obama le 22 juillet.
1 – Il possible d’être [bien] informé sans les quotidiens papier et inversement, en se contentant de surfer sur le web.
Les deux journalistes « pure web » ne vont rater aucune information importante pendant la durée de l’expérimentation, tout comme les deux journalistes « pure papier »: « Je ne me suis pas senti en dehors de la boucle de l’information », dit Tim Egan, (papier).
Côté web, Steph Stevenson explique : « Est-ce que je me suis senti un citoyen non-informé pendant ces quelques derniers jours? Pas du tout. Si je voulais des informations internationales, je pouvais cliquer sur BBCNews.com, CNN International, ou de nombreux autres sites. Si je souhaitais une information locale, je pouvais lire une tapée de blogs sur les plans de développement des villes, sur les nouvelles locales, et ainsi de suite. Bien sûr, je ne mentionne pas des choses comme la météo, les sports, les marchés… »
2 – Les quotidiens papiers demeurent une pièce essentielle dans le domaine de l’information.
Ce sont encore les journaux papiers qui « font l’agenda », du moins en grande partie. Symboliquement, la première discussion entre les protagonistes de cette expérience s’ouvre sur l’impact d’un article [column] écrit par un journaliste du New York Times, David Brooks. « Le simple fait que cet article soit publié dans le NYT, dit Seth Stevenson, fait l’agenda et des millions de blogueurs vont analyser ses propos. »
Emily Yoffe souligne à quel point « sans les journaux il est difficile de trouver une source d’informations ‘pures‘ » [elle oppose « information » aux « commentaires » qui découlent des reportages des journaux]. D’ailleurs, avoue-t-elle, « je me sentirai perdu sans les journaux [papier] » et de remarquer qu’à lire seulement le web —sans regarder les agrégateurs— « donne l’impression que les informations sont informes ». Dit autrement, on ignore ce qui est important de ce qui ne l’est pas.
Ce point de vue est contesté par son « compère du web », Seth Stevenson, qui avoue qu’il « vivrait une vie pleine et heureuse sans eux [les journaux papiers] ».
3 – Les quotidiens locaux ont l’avantage sur le terrain de l’information locale, à condition… qu’elle soit intéressante et originale.
Les deux journalistes « papier » basés à Seattle [patrie de Boeing], vont tous deux mettre en avant un très intéressante enquête révélant que Boeing ne parviendra pas à faire voler le 787 Dreamliner pour la fin 2009, sans parler d’autres retards possibles. « Pour obtenir ce type d’enquête, vous avez besoin de reporters qui travaillent sans trêve, ce que ceux du Seattle Times semblent avoir fait », affirme Tim Egan. Dit autrement: les blogueurs peuvent toujours s’accrocher pour atteindre ce niveau de qualité.
4 – L’information « papier » et l’information « web » sont d’une nature différente.
L’affaire « Gates » l’illustre de manière caricaturale. « USA Today et le New York Times ont publié des articles sobres, factuels, dont les premières lignes pouvaient laisser croire que les policiers avaient sur-réagi », décrit Tim Egan. À l’inverse, le web étant le lieu par excellence de la discussion, celui-ci sera empli, ajoute-t-il, « d’analyses sur ce-que-tout-cela-signifie ».
Une distinction également révélée par la manière dont les sites et les quotidiens papier ont rendu compte de la conférence de presse que Barack Obama a tenu le 22 juillet 2009. Les premiers, dit Emilie Yoffe, « l’ont trouvé ennuyeux, manquant d’énergie », tandis que les quotidiens insisteront sur le fait « qu’il n’a rien annoncé ».
Mais les contours de cette opposition sont facilement brouillés. D’une part rappelle Seth Sevenson, parce que des sites comme Politico, « ne manquent pas d’articles où l’on creuse les faits, d’interviews avec des politiciens, et d’autres types d’information ‘vieille école’ « , et d’autre part parce que, à l’inverse, les journaux papiers sont aussi le lieu du commentaire, avec les éditoriaux et autres pages d’opinions.
5 – Les cycles d’information se recouvrent et se complètent.
Les 4 journalistes ont souffert des barrières artificielles dressées par cette expérience. Elles ont totalement perturbé leur manière de consommer de l’info : attendre 24 heures —le cas des journalistes « papier »— pour connaître la suite d’une information, ignorer les rebondissements sur le web, les commentaires qu’elle a suscité (et qui font eux-même information), etc. c’est pour un journaliste de 2009 un non sens. De la même façon, ne pas pouvoir structurer son information à partir d’un quotidien papier —ou de son site, ou d’un agrégateur— mais surtout ne pas pouvoir suivre l’évolution de cette information sur le web est tout aussi frustrant, comme le remarquèrent les journalistes web.
6 – Le commentaire est fondamental sur le web
Quelque soit la source originelle d’une information —papier ou web— celle-ci ne vit qu’à travers la conversation qu’elle ouvre sur le web. Seth Stevenson, le dit à sa manière, en expliquant que ce qui lui procure le plus de plaisir sur le web provient justement de la lecture de ces commentaires, certains d’entre eux « pouvant éclairer l’article originel ».
Une réflexion que Tim Egan élargit à l’ensemble du web. Il raconte que pendant cette expérience, sa « communauté web lui a manqué. Je me suis senti comme orphelin de ne pas pouvoir lire, à gauche, le HuffPo, DailyKos et TPM [blogs politiques réputés], ou à droite, le Drudge et FreeRepublic, ou encore — pour un regard conventionnel et dépassionné— Real Clear Politics. Il m’a manqué les commentaires originaux de Slate et de Daily Beast, posant les questions que les articles ont nettement manqué (dit sans intention péjorative). »
Source : New Junkies Smackdown, Slate.com