Le journalisme évolue et se doit d’inventer. Le site du Monde explore en ce moment deux voies prometteuses : le Live, difficile exercice d’équilibriste dans le traitement de l’information à chaud, et une forme de journalisme humain à travers une série de blogs hyperlocaux, lancé à l’occasion de la campagne présidentielle.
lemonde.fr est actuellement, en France, l’un des sites les plus innovants. La rédaction travaillent dans deux directions prometteuses, que tout oppose a priori, puisque l’une est le traitement de l’actualité immédiate et l’autre est la réhabilitation d’un journalisme qui s’inscrit dans la durée.
Le Live
La première donc est l’utilisation, dès qu’un évènement le justifie, du live. Cette forme de narration permet de répondre à quatre impératifs :
- traiter l’information dans son immédiateté. Sur ce plan, toutes les rédactions qui n’utilisent pas cette forme de récit sont, sur un événement chaud, irréversiblement distancée. Cela s’est vérifiée encore dans la nuit du vendredi 22 juillet au samedi 23 juillet. Pour celui qui voulait se tenir informé de ce qui se passait en Norvège, seule une poignée de sites pouvait satisfaire ce besoin. En France, il s’agissait donc du monde.fr et 20minutes.fr ; à l’étranger, de deux sites britanniques, ceux du Guardian et de la BBC et aux États-Unis, de celui de CNN, ce dernier s’appuyant désormais essentiellement sur les réseaux sociaux comme sources et sur son réseau « amateur », iReport, qui lui permet d’obtenir des témoignages inédits. En veillant attentivement sur Twitter, et sur les sites norvégiens [merci Google traduction, outil imparfait mais indispensable dans ce genre de situation], je n’ai relevé sur ces sites que des décalages minimes, du au temps de vérification de l’information.
- proposer une information multimédia en continu. Immédiatement, et au fur et à mesure qu’ils sont accessibles, les photos, vidéos, sont mis en ligne
- offrir une contextualisation en live. Il faut définitivement tordre le cou à l’opposition entre « immédiateté » et « profondeur ». Sur un live, il est tout à fait possible de renvoyer dès que c’est nécessaire sur des articles —ou des éléments— de contextualisation, d’analyse au fur et à mesure qu’ils sont produits. L’intérêt essentiel tient en ce que ces éléments de contextualisation ne sont plus « isolés », mais sont inclus dans le flux narratif de l’évènement.
- faire participer les internautes à la fabrication de l’information. C’est sans doute l’un des points essentiels du live. Tous ceux qui suivent l’événement y sont associés en fournissant des informations, des commentaires, en corrigeant celles qui sont déjà publiées, en posant des questions, etc. Autant d’éléments qui enrichissent encore le live et lui donnent de l’épaisseur.
L’information à « ras de blog »
L’autre direction dans laquelle s’engage s’engage lemonde.fr est celle d’un traitement de l’information à « ras de blog ». Il existe déjà de nombreux blogs « de la rédaction » sur le site, mais l’idée de créer des blogs pour suivre « à hauteur d’homme » la vie de huit communes réparties dans l’ensemble de la France et ce dans l’année précédent l’élection présidentielle me semble, au vu de ce que j’ai déjà lu, extrêmement prometteur.
Le projet s’appelle donc Une année en France [une page Facebook associée a été créée] . Pour l’instant seuls quatre blogs sont lancés :
- Les épines fortes, à Saint-Pierre-des-Corps, tenu par Frédéric Potet
- Au pied du château, à Sceaux (Hauts-de-Seine), tenu par Pascale Krémer
- La route des dunes, à Dunkerque (Nord), tenu par François Béguin
- Terminus pavillon, à Sucy-en-Brie (Val-de-Marne), tenu par Benoît Hopquin
Deux, qui ont déjà « vécus » plusieurs mois, vont être relancés :
- La récolte d’après, à Mézères (Haute-Loire), par Antonin Sabot, lequel fait aussi les photos du blog Les épines fortes et de Terminus pavillon
- Urbains sensibles, à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), par Aline Leclerc et la photographe Élodie Ratsimbazafy, qui réalise aussi les photos de Au pied du château [précision : Élodie a suivi la formation de photojournalisme à l’Emi-Cfd ; c’est elle qui a attiré mon attention sur ce projet du Monde.fr]
Deux autres blogs, l’un installé à Avallon (Yonne) et l’autre à Montpellier (Hérault) verront le jour à la rentrée 2011.
Ce projet est bien sûr à suivre au long cours, mais déjà il est possible de remarquer quelques éléments intéressants, en premier lieu dans le choix des villes et des villages, qui s’efforce de panacher des villes « bourgeoises », Sceaux notamment, des cités ouvrières, Dunkerque et Saint-Pierre-des-Corps, des cités, La Courneuve, ou des villages ruraux comme Mézères. Bref, ce choix s’efforce de « ratisser large », de quitter la « vision d’hélicoptère » trop souvent adoptée par les journaux nationaux, pour entrer dans l’intime d’une vie locale. La durée est aussi un élément clé de ce projet, car elle permettra d’éviter la superficialité trop souvent inhérent au traitement journalistique d’un sujet. En fait, avec Une année en France, on est très proche d’une démarche anthropologique.
J’ai regardé dans le détail les quatre blogs nouvellement lancés, pour voir ce qu’apportait cette forme de journalisme, en soulignant qu’elle tient de l’expérimentation. En effet, il ne s’agit pas à proprement parler d’information hyperlocale : on ne trouve ni informations de service, ni « d’actualité » au sens où on l’entend journalistiquement. Le propos est autre. Il s’agit de mettre l’accent sur l’humain.
Sur ce plan, les quatre blogs tiennent leurs promesses. Après le « tour du propriétaire », [voir ici et là] passage quasi obligé et rituel, les journalistes se sont mis immédiatement au travail. Et c’est sans doute le premier trait commun à ces quatre blogs: les journalistes s’y sentent à l’aise, peut-être même trop pour certains, dont des articles dépassent les 8.000 signes, ce qui est très long pour le web. Mais, peu importe, à la lecture, on sent que tous prennent du plaisir aux rencontres qu’ils font, à l’écriture, bref à cette forme de journalisme simple qu’ils pratiquent [lire par exemple, ce portrait d’Alfred et ses pigeons gitans, par Frédéric Potet]. En ce sens, ces blogs sont une réponse à ceux qui se demandent si l’article sur le web à encore un sens [lire sur Rue89]. La réponse est affirmative, en tout cas dans ce cadre.
Le deuxième élément intéressant tient dans une inventivité retrouvée. Les journalistes et les photographes avec lesquels ils travaillent n’hésitent pas à mêler texte et son, à créer des diaporamas, à filmer, etc. Là aussi ils retrouvent le naturel de l’écriture sur le web qui est multimédia. Là encore tout n’est pas parfait, mais j’ai repéré quelques petits bijoux qui mettent en appêtit pour la suite comme ce traveling dans la rue d’Houdan à Sceaux :
Sceaux – Travelling dans la rue Houdan par lemondefr
ou encore, plus audacieux, ce poétique diaporama, Bons baisers de Dunkerque, sur les mouettes effrayées par les pétards du 14 juillet, ou toujours sur La route des dunes ce diaporama restituant l’ambiance du « Jardin enchanté » du sculpteur et dessinateur Charles Gadenne [ci-dessous]
Le Jardin de Charles Gadenne à Dunkerque par lemondefr
Signe encourageant, le nombre de commentaires. Il dépend bien sûr des sujets, mais lorsque celui-ci est sensible, ça peut « cartonner ». Le portrait « Jean Chauvet et la malédiction du RER » a suscité plus de 200 commentaires. Du travail de modération en perspective pour nos journalistes-blogueurs!
Terminons par quelques regrets :
- les journalistes ne se présentent pas sur leur blog, or c’est absolument nécessaire, puisque sur la durée c’est une relation personnelle [d’ailleurs sur ces blogs, c’est un ton personnel qui est adopté] qui va s’établir avec les internautes.
- ces blogs n’ont pas de blog-roll. C’est dommage, car ils sont, qu’ils le veuillent ou non,insérés dans la vie locale. Ils devraient donc renvoyer sur une sélection de blogs locaux, que les journalistes trouveraient intéressants. Pour le seul blog les Épines fortes, de Saint-Pierre-des-Corps j’en ai relevé [en cherchant très rapidement] au moins huit, sans compter le site de La Nouvelle République.