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Lecture #2: François Dufour, Les journalistes français sont-ils si mauvais?

La question est simple: Les journalistes français sont-ils si mauvais? Elle est posée en couverture du livre de François Dufour. Après avoir tourné la 125e et dernière page, le lecteur tient la réponse. Elle est nette et sans aucune ambiguïté: oui. Cet ouvrage est aussi l’occasion de réfléchir sur la réalité de la distinction « faits – opinions », chère à l’auteur.

La charge est sévère : journalistes d’opinion, les journalistes français ne respectent pas les faits. Indépendants? Ils ne le sont pas, se faisant compromettre par l’envoi d’un rouge à lèvre, la dégustation d’une « sole grillée chez Lipp » ou  par un voyage de presse…  La rigueur est une notion qui visiblement n’existe pas (plus?) dans les salles de rédaction. Quand au lecteur, c’est visiblement le moindre des soucis d’une caste refermée sur elle-même…

Pour dénoncer ces travers, le fondateur des éditons Play Bac ne manque ni d’exemples ni d’anecdotes ni de témoignages, y compris personnels. Aucun des points qu’il aborde, des erreurs qu’il dénonce ne mérite discussion. Oui les [des?] journalistes français ont été coupables lors de l’affaire d’Outreau, oui, ils [certains?] ont sali faussement Dominique Baudis, oui ils [certains?] se copient les uns les autres, oui… 

L’auteur ne nous dit pas si les dérives s’aggravent ou, au contraire, régressent

… dans cette charge il n’y a (hélas) rien de bien neuf. Et l’on ne peut que suivre François Dufour lorsqu’il dénonce l’usage de Photoshop pour supprimer les bourrelets disgracieux d’un président, regrette le manque de diversité dans les sujets traités par la médias, l’absence de recoupement des sources, la pression de la publicité sur le contenu rédactionnel, etc.

Malheureusement l’auteur ne nous dit pas si ces mauvaises pratiques s’aggravent ou si, au contraire, il voit des signes d’amélioration. Au contraire, il brouille les pistes mélangeant des affaires qui datent de près de 30 ans, comme la fausse interview de Castro par Patrick Poivre d’Arvor ou l’affaire Grégory à d’autres beaucoup plus récentes comme, par exemple l’agression de 3 jeunes juifs dans le XIXe arrondissement à Paris en 2008. 

Une grande admiration pour le journalisme anglo-saxon

Le livre n’est d’ailleurs pas exempt des défauts que l’auteur impute aux journalistes français, par exemple lorsqu’il estime « que, dans la presse, parisienne en tout cas, les journalistes sont, selon mon estimation prudente, un quart à l’extrême gauche, une moitié à gauche et seulement un quart au centre et à droite ». On peut se demander sur quels éléments précis repose cette « estimation ». C’est pourtant en partant de ce présupposé que Francois Dufour affirme que [entre autres] « les journalistes français minimisent ou méprisent les entreprises » (page 55).

François Dufour nourrit une grande admiration pour le journalisme anglo-saxon et plus particulièrement américain, dont d’ailleurs il fait sienne la première règle : « La séparation sans équivoque des faits et des opinions ». Il s’inscrit ainsi dans la continuité d’un phénomène qui a touché les presses britannique et américaine au milieu du XIXe siècle [plus tardivement la presse française], comme l’explique l’historienne Jean Chalaby: celles-ci voulurent, à l’époque, « se dissocier de tout esprit partisan et se décrirent eux-mêmes comme ‘fournisseurs d’information’. La prétention à offrir la vérité conduira au factuel, à préférer les faits à l’opinion » (1)

La partialité et l’engagement n’empêchent pas la qualité

Il convient toutefois de relativiser cette « objectivité factuelle » anglo-saxonne. Par exemple, la couverture du conflit irakien par l’ensemble de la presse américaine fut extrêmement partiale, du moins dans les premiers mois. L’ensemble des médias [CNN, le New York Times, etc.] n’ont pas discuté l’existence des « armes de destruction massive », ont minoré délibérément les manifestations des opposants au conflit, etc. Et puis, le journalisme de qualité —à l’anglo-saxonne— s’accommode très bien du journalisme d’opinion. The Economist, qui ne masque pas ses engagements en faveur de l’économie libérale depuis plus de 150 ans, en constitue un exemple typique. 

Il faut aussi dépasser la définition simpliste que donne F. Dufour des faits et des opinions (page 8):

« On considère comme des faits ce qui arrive: des événements (une élection, un match), et aussi des phénomènes (la montée du chômage , l’abstention électorale, le réchauffement climatique).
Face aux faits, on trouve les opinions: c’est-à-dire ce que n’importe qui (les journalistes, pas seulement eux) pensent de ces faits. (…)
Au sens strict, informer se limite à faire connaître les faits. Informer n’interdit toutefois pas d’expliquer les faits dont on parle. Mais, dans tous les cas, cela doit absolument se distinguer de l’expression d’opinion ».

Entendons-nous, il ne s’agit pas de faire une apologie du manque de rigueur, mais de souligner que l’on ne peut réduire le journalisme à cette dichotomie simpliste faits/opinions. C’est d’autant moins possible que l’information est d’abord une « construction sociale évoluant selon les époques en fonction des forces sociales à l’œuvre », comme l’explique l’historien Gérald Bastaldy. (2)

« Il est maintenant nécessaire de rapporter la vérité sur les faits »

Et puis il faut aller plus loin.  En 1922, dans son livre-référence, Public Opinion, Walter Lippman écrivait « L’information et la vérité ne sont pas la même chose… La fonction des faits est de signaler un événement (…) La fonction de la vérité est d’éclairer les faits, de les mettre en relation les uns les autres, et de faire une peinture de la réalité sur laquelle les hommes peuvent agir ». (3) Quelques années plus tard, en 1947, les membres de la Commission Hutchins, une commission mise en place par les Américains pour réfléchir à l’éthique de la presse, ne disaient pas autre chose : « Il n’est plus suffisant de rapporter les faits avec le plus de véracité possible. Il est maintenant nécessaire de rapporter la vérité sur les faits ». (4)

Écrasé, le vieux journalisme de vérification ?

Ces questions ont été reprises récemment par Bill Kovach et Tom Rosenstiel, dans The Elements of Journalism, à la lumière de la mutation provoquée par Internet. Pour eux, les évolutions récentes de ce qu’ils appellent la Mixed Media Culture « a déplacé la fonction classique [du journalisme], qui était d’essayer de publier un compte-rendu vrai et fiable des événements du jour, et a créé un journalisme de l’affirmation, qui est en train d’écraser le vieux journalisme de vérification. » (5) 

Celui qui fut président du pôle « Presse et société » lors des États Généraux de la Presse Écrite de 2008 semble partager ce sentiment si l’on en croit le peu qu’il écrit à propos des blogs et des pure players. Renaud Revel [L’Express/Immédias] et Claude Soula [Le Nouvel Obs./Le blog des (multi)médias] sont tous deux accusés de mélanger « l’information et l’éditorial » dans leurs blogs. Et il ajoute « On trouve dans les journaux électroniques le même déficit de rigueur. Ainsi, des sites comme Rue89, Mediapart ou Bakchich, dans lesquels articles et blogs cohabitent de près devraient préciser : articles = faits, blogs = opinions ». Hélas on n’en saura pas plus. François Dufour n’aime visiblement pas écrire long. Dommage.

• François Dufour, Les Journalistes français sont-ils mauvais?, Larousse, coll. À dire vrai, Paris, 2009

Notes

(1) Jean K. Chalaby, The Invention of Journalism, MacMillan Press, Londres, 1998.
(2) Gerald J. Bastaldy, The Commercialization of News in the Nineteenth Century, University of Wisconsin Press, 1992
(3) Walter Lippmann, Public Opinion, Simon & Schuster, coll. Free Press Paperbacks, New York, 1997 (1ère édition, 1922)  
(4) A Free and Responsible Press, Report of the Commission on Freedom of the Press, The University of Chicago University, Chicago, 1947.
(5) Bill Kovach & Tom Resenstiel, The Elements of Journalism, Three Rivers Press, New York, 2001

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