Le travail-école que nous avons effectué à l’Emi-Cfd, l’école de journalisme où j’enseigne, était l’occasion d’appliquer un certain nombre d’idées qui conduisent notre réflexion sur les mutations du journalisme. Parmi celles-ci, le « journalisme de couple » nous semble l’une des plus prometteuses. Le résultat s’avère être à la hauteur de nos espérances.
Mais d’abord quelques brefs éléments de cadrage. L’Emi-Cfd existe depuis une trentaine d’années. Les formations qualifiantes que nous assurons couvrent l’ensemble du champ des professions exercées dans la presse et l’édition: journalisme, avec ses deux facettes rédacteur et secrétaire de rédaction, photojournalisme, correction, iconographie, graphisme, etc.
Comme l’ensemble des organismes de formation initiale et continue nous avons fait profondément évoluer le contenu de ces formations au cours des dernières années. Pour les journalistes-rédacteurs, cela s’est traduit par l’introduction dans leur cursus de l’apprentissage de la vidéo, du son, de l’utilisation professionnelle des réseaux sociaux, etc. Pour les photo-journalistes par des enseignements portant sur de nouveaux formats de narration comme les POM (Petites OEuvres multimédias) ou la vidéographie (on utilise un appareil photo pour filmer). Il en va de même dans l’ensemble des autres formations.
Une école est aussi un laboratoire
Mais une école ne doit pas seulement accompagner les changements, c’est aussi un laboratoire. Et pour cela cette année nous avons décidé d’innover.
Tout d’abord, nous avons décidé de travailler « dans le réel », en nous associant durant les quinze jours du travail-école de fin de formation avec un site d’information locale parisien décliné sur deux arrondissements, dixhuitinfo.com et dixneufinfo.com. Il a été créé par Philippe Bordier un ancien d’Ouest France, qui dirige dixhuitinfo, tandis que dixneufinfo est animé par une jeune journaliste Sophie Le Renard. Cette démarche n’est pas à proprement parler une nouveauté pour nous, nous avions déjà travaillé avec d’autres titres, notamment Ouest France pour la réalisation d’un supplément.
Travailler avec une publication ou un site permet de sortir de la logique de « l’exercice école », qui reste toujours quelque soit l’ambition que l’on se fixe du « journalisme en bocal ». L’exercice, on s’en doute est compliqué pour les journaux et sites concernés, mais ceux-ci bénéficient en retour du travail, des idées —et de l’enthousiasme— des stagiaires.
C’est aussi pour nous l’occasion de tester « en vrai », avec l’accord des responsables de la publication [web et/ou papier], un certain nombre de réflexions et d’expérimentations que nous menons sur la production de l’information aujourd’hui.
Nous avions un cahier des charges précis: nous devions alimenter le « flux » des deux sites, c’est-à-dire couvrir l’actualité des deux arrondissements, préparer des sujets magazines Web, et concevoir et réaliser un magazine papier —formation bimédia (print et web) oblige— qui est le pilote d’une éventuelle déclinaison papier de dixhuitinfo.com et dixneufinfo.com.
Une importante charge de travail donc pour les 15 stagiaires journalistes rédacteurs, mais aussi pour —c’est l’une des spécificités de notre école— les stagiaires des autres formations, photojournalistes, secrétaires de rédaction et graphistes.
Pour le web, nous avons décidé d’assurer le travail de terrain (couverture de l’actualité, les reportages, les enquêtes) à deux dans la quasi-totalité des cas. Un choix délibéré, sachant que chacun de son côté, journaliste rédacteur comme photojournaliste, aurait pu facilement traiter seul les sujets retenus. Par exemple, un photojournaliste, comme un journaliste rédacteur peut tout aussi bien réaliser un diaporama sonore, chacun sachant réaliser des images [je ne discute pas ici de la question de la qualité], réaliser et monter du son et bien sûr assurer le montage final [nous utilisons tous Final Cut, pour cela].
Le modèle du « Mojo Journaliste » ne nous semble pas opérationnel
Mais, le modèle du Mojo journaliste (ou journaliste Shiva), sorte d’homme ou de femme orchestre spécialiste de tout et de rien ne nous semble pas réellement opérationnel. Difficile sur le terrain pour une seule et même personne de prendre des notes, du son, des photos, de la vidéo, et d’écrire pour plusieurs supports: Twitter, site, mobile, tablette… sans parler du temps de montage. Dit autrement, ce journaliste certes techniquement suréquipé, ne peut pas exploiter pleinement les ressources qu’il a à sa disposition et ce quelque soit ses qualités personnelles. Il risque pour répondre à une demande multiforme d’y perdre son journalisme, de faire plus attention à la technique qu’au contenu.
Pour notre travail-école, nous nous sommes attaché à inventer de nouveaux schémas de travail collaboratif, ou a transposer d’existants.
OWNI, en France est un précurseur pour avoir systématisé le travail collaboratif à trois: journaliste [baptisé « éditeur » chez eux], développeur et graphiste. Mais il s’agit essentiellement de travail de desk. Cette forme de travail collaboratif entre « producteurs d’information » dont les spécialités sont différentes peut-elle être étendue au journalisme de terrain? Nous pensions d’autant plus que c’était possible , que ce schéma de travail est aussi adopté par les journalistes réalisant des web-documentaires.
Au regard de l’expérience que nous avons menée au cours de ces quinze jours, la réponse est plus que positive. Cette forme de « journalisme en couple » se révèle potentiellement extrêmement riche. Il y a une condition: que chacun ne soit pas enfermé dans sa spécialité initiale, le rédacteur se contentant d’écrire, le photographe ne faisant que des photos, etc. Au contraire, chacun doit enrichir la palette des modes d’expression qu’il est capable d’utiliser, en conservant ce qui est son cœur de métier initial. Pour le travail sur le terrain, comme pour la réalisation chacun apporte ses compétence. Cela permet de produire des contenus autrement plus riches et variés et de le faire plus rapidement. On retrouve l’esprit du mode de fonctionnement des rédactions locales décrit par Alain Joannes:
Au milieu du siècle dernier [XXe siècle], dans les agences locales des quotidiens régionaux, les rédacteurs étaient experts en comptes-rendus textuels et compétents en photographie. Chaque agence avait un photographe, expert en prise de vues et en développement-tirage papier mais suffisamment compétent en écriture pour rédiger des légendes de ses photos. (1)
Mais il s’agit d’aller plus loin
Le choix de la vidéographie pour réaliser un diaporama sonore
Voici par exemple, comme a été traité le sujet sur le Qi Gong, une gymnastique d’origine chinoise enseignée au 104, dans le XIXe arrondissement de Paris. Nous avons décidé de raconter ce qui se passait dans ce cours, selon un format mixte diaporama sonore + texte. Ce sujet était « pur web » et ne devait pas avoir de déclinaison papier. Pour les images, nous avons choisi d’utiliser la vidéographie, de préférence à la vidéo, car la qualité d’images pour ce sujet nous semblait un point essentiel. L’autre avantage de la vidéographie est de permettre de mêler vidéos et photos, puisque l’on utilise un appareil photo. L’inconvénient est l’obligation d’utiliser un enregistreur numérique pour la prise de son.
Ce choix implique la présence de deux journalistes au minimum, sur le lieu de reportage, l’un prenant les images, en l’occurrence ce sera Miguel un photojournaliste, et l’autre assurant la la prise de son d’ambiance et les interviews sonores, ainsi que la prise de notes de reportage. Ce sera Juliette, une rédactrice qui assurera cette tâche. Un deuxième rédacteur, Jocelyn sera aussi présent [c’est du luxe, mais le reportage se passait un samedi matin et Miguel et Jocelyn enchaînait sur un autre reportage qu’ils réalisaient ensemble]. C’est lui qui proposa de réaliser le long traveling que l’on voit sur la partie vidéo du diaporama, jouant un rôle proche de celui de réalisateur.
Ensuite, il ne restait plus qu’à éditer les photos, les traiter avec Photoshop, ce que fera Miguel [son cœur de compétences]. Le montage du sujet se fera à deux: Juliette et Miguel. Juliette montera le son. Dans un diaporama sonore, c’est une pièce essentielle, puisque c’est lui qui « guide l’histoire ». Ensuite avec Miguel, elle assemblera ce son avec les images et vidéos. Miguel donnera un « coup de fer à repasser » final, pour que l’image soit d’une qualité impeccable. Il ne restait plus ensuite qu’à habiller ce diaporama avec un texte, et à éditer l’ensemble.
Qi Gong au Centquatre
envoyé par EMIdixhuitdixneufinfo. – Plus de trucs et astuces en vidéo.
J’ai développé cet exemple, mais nous avons traité plusieurs dizaines de sujets pendant ces quinze jours avec chaque fois ce même souci d’innovation dans le mode de traitement multimédia, et dans le mode d’organisation du travail. Tout n’a pas été parfait, loin de là, mais d’ores et déjà, il est possible d’affirmer que ce mode d’organisation est fructueux et stimulant: il permet d’aller vite, et surtout oblige à réfléchir à l’information que l’on produit, tant sur le plan du contenu que sur le plan formel.
Cette logique de « journalisme de couple », dont on peut imaginer d’innombrables géométries et variantes (datajournalisme pour le desk et travail de terrain, contenus co-réalisés par un éditeur et un reporter, etc.) , pour prometteuse qu’elle soit, implique une autre organisation des rédactions: elle nécessite de sortir du fractionnement et de l’ultra spécialisation actuelle. Elle demande aussi une extrême souplesse d’organisation puisque les « couples » sont appelés à se recomposer en permanence selon les sujets et les modes de traitements adoptés. Elle nécessite enfin une hiérarchie raccourcie et beaucoup plus « horizontale », puisque l’essentiel devient un travail de coordination. Mais sur tous ces points, je reviendrai en détails.
Notes
- in Les Cahiers du Journalisme n° 21, automne 2010, p. 149. L’article est consultable ici (.pdf)