Demain faudra-t-il être journaliste ET programmeur/développeur ? La question se pose désormais de manière récurrente, en raison de l’évolution du journalisme qui devient de plus en plus technique, et aussi de la montée en puissance (?) du data journalism. Celui-ci exige de solides connaissances informatiques pour exploiter les montagnes de données qui s’accumulent partout, et plus largement par l’évolution du journalisme qui devient de plus en plus technique. Déjà, des écoles de journalisme comme la Columbia University de New York propose un double cursus, tandis que d’autres comme la Medill School propose de former des développeurs au journalisme.
Dan Nguyen est peu connu. Pourtant, à sa manière, c’est un pionnier et son profil de journalistique est atypique. Lorsqu’il rejoint les rangs de ProPublica [lire ici, la vision de Paul Steiger, son fondateur], en septembre 2008, comme « web producteur » [web producer] il a déjà un solide double expérience de reporter et de développeur au Sacramento Bee. Il y a travaillé en particulier à concevoir et développer une carte interactive des crimes commis dans la région de Sacramento.
En fait, Dan Nguyen est un data journalist, au sens plein du terme [ici son Twitter] . C’est-à-dire qu’il est non seulement capable d’extraire des données pour que cela face sens [le travail du journaliste], mais aussi de construire l’application qui permet de réactualiser ces données.
Le problème pour les journalistes s’ils veulent exploiter des chiffres [en admettant qu’ils aient les connaissances mathématiques et statistiques pour cela] est qu’ils se trouvent souvent confrontés à des tableaux difficilement exploitables comme l’explique Michelle Minkoff du Poynter Institute:
Il ne suffit pas de copier ces chiffres dans votre article; ce qui distingue un journaliste d’un simple consommateur est sa capacité à analyser les données et à en extraire les grandes tendances. Pour que les données soient plus accessibles, puissent être réorganisées et extraites, elles doivent être placées dans une feuille de calcul d’un tableur ou dans une base de données. Ce mécanisme s’appelle le web scraping [littéralement: grattage de données]. Il est, depuis des années, une partie de l’informatique et des sciences de l’information. Souvent, il faut beaucoup de temps et d’efforts pour produire des programmes qui extraient cette information. C’est donc une spécialité.
C’est ce que sait faire Dan Nguyen. Pour ProPublica, il a travaillé en particulier sur Changetracker, un outil qui surveille en permanence le site de la Maison Blanche, et signale les moindres changements. Il propose aussi sur son blog une série de « cours » [Coding for journalists 101] pour les journalistes peu habitués à la programmation, qui offre les « bases » et deux cas pratiques d’application.
Le journalisme interactif consiste à savoir combiner le sens de l’information et des compétences en informatique
En 2009, ProPublica a engagé un autre journaliste, Brian Boyer, au profil tout aussi pointu que Dan Nguyen. Ce journaliste a été recruté à la sortie d’une formation spécialement créée par l’École de journalisme de Medill à la Northwestern University, à destination des développeurs et programmeurs. La petite dizaine d’étudiants qui suit cette formation de journalisme, qui dure une année, travaille notamment sur un « projet innovant », avec le soutien —et pour— des groupes de médias.
Lors de sa scolarité Brian Boyer avait travaillé sur News Mixer, un système de gestion de commentaires développé [lire ici, le blog des étudiants] pour —et donc avec le soutien— de la Gazette de Cedar Rapids dans l’Iowa [lire ici, le post que la journaliste Annette Schulte, de la Gazette, consacre à cette expérience et ici, ce qu’en dit Brian Boyer]. Ce sera la clé de son recrutement explique Laura Oliver sur Journalism.co.uk. Elle cite Scott Klein, le directeur du développement online de ProPublica, qui explique:
Le journalisme interactif tel que nous le pratiquons dans The Missing Memo ou notre TARP coverage [il s’agit de savoir qui a bénéficié des fonds mis en place à l’occasion du plan de sauvetage du système financier _bailout_ d’Obama], exige de savoir combiner l’aptitude à choisir les informations et des compétences en programmation.
C’est ici que se pose la question de la formation. La Medill School a fait le choix de former des programmeurs/développeurs au journalisme. Ceux-ci « walk a mile in the journalists’ shoes » selon la belle expression de Rich Gordon, le directeur des formations numériques. Dans une interview à Journalism.co.uk, il explique que tous les journalistes devraient avoir, a minima, une bonne connaissance de la technologie:
Le savoir-faire technologique, ou au moins un minimum de connaissances en technologie est le minimum nécessaire aujourd’hui pour être embauché comme journaliste. (.…) Cela ne signifie pas que tous les journalistes doivent être des programmeurs. Les reporters doivent rester des « collecteurs de faits » (en utilisant les méthodes traditionnelles tout comme les outils de recherche en ligne), et aujourd’hui, ils doivent être capables de présenter leurs stories sous de multiples formes. Le problème, quelque soit la manière dont vous le présentez est qu’il y aura moins de journalistes dans le futur. En même temps de nombreux nouveaux types d’emploi seront inventés comme notre journaliste-développeur.
Ces nouveaux types d’emplois, Mediashift en a listé une petite dizaine: cela va de « développeur pour CMS » à « journaliste hacker » en passant par « data-miner ».
D’autres écoles, comme celle de la Columbia University, ont choisi une autre approche, qui consiste à enseigner de front le journalisme et l’informatique. Le programme de ce Dual Degree, où le contenu d’une formation enrichira le contenu de l’autre, est terriblement alléchant.
Il est enfin une autre approche qui consiste à apprendre aux journalistes les subtilités du développement et de la programmation. C’est dans cet esprit que le Scott Trust, propriétaire du Guardian a lancé une bourse destinée à financer des [deux seulement pour le moment] personnes souhaitant se perfectionner en développement.
[MAJ du 22 juillet 2010] Enfin, il existe aussi des formations « sur le tas », comme celle racontée par Conrad Quilty-Harper, qui travaille aujourd’hui sur le site du Daily Telegraph, comme data juggler [littéralement « jongleur de données »]. Il a travailler sur une base de données interactive des hommes politique, mais aujourd’hui il a trois priorités:
- travailler avec des reporters pour ajouter des éléments visuels à des contenus basés sur des chiffres
- couvrir le secteur des open data en tant que reporter
- créer des contenus originaux basés sur des contenus FOI [c’est-à-dire libre d’accès au sens de Freedom Of Information Act] ainsi que sur d’autres sources.
Pour autant, il faut se demander si tous les journalistes ont besoin de maîtriser parfaitement la programmation, le développement et les subtilités du code? Il existe d’autres possibilités comme le rapprochement entre journalistes et développeurs que proposent par exemple des associations comme Hack/Hackers [lire l’interview de son fondateur Burt Herman sur Owni]. Une réflexion engagée en France aussi au monde.fr, comme le raconte Alain Joannes sur blog Journalistiques.
En tout cas, et en guise de clin d’œil final, pour les journalistes « non informaticiens » qui se demandent s’ils doivent s’engager dans cette voie, je propose ce petit test initialement publié par 10,000 Words, et que j’ai traduit. Il suffit de suivre les flèches [et de cliquer sur la carte pour l’obtenir en grand format].