La Monde Académie est sur les rails. Le 15 juillet les candidats devront avoir déposé leur CV-vidéo pour espérer faire partie des 68 élus qui participeront à cette aventure d’un an. Une initiative révélatrice de la volonté et de la capacité du Monde à se remettre en cause, mais qui ne peut qu’interroger les écoles et centres de formation au journalisme sur la pertinence de leur modèle.
- [les détails de l’opération: éditorial du Monde, l’interview de Florence Aubenas sur l’Observatoire des Médias, et la page pour s’inscrire et celle du règlement]
Nous verrons comment cette opération vivra, mais celle-ci, comme toute opération de communication [ç’en est une] traduit une analyse de l’évolution à venir des médias et envoie plusieurs signaux concernant le futur du journal [compris comme un ensemble: papier+site web+apps. pour smartphones et tablettes + déclinaisons et relais sur les réseaux sociaux de Twitter à Dailymotion]. L’un des signes —sans doute inconscient— de l’importance que Le Monde attache à ce projet est dans l’intitulé du Google doc qui contient le règlement, titré rien moins que « règlement A 380 » [copie d’écran ci-dessous]
Certains de ce signaux sont très positifs: Le Monde ne se satisfait pas de son actuel contenu éditorial et souhaite l’enrichir avec l’apport de contributeurs qui ne sont pas issus des filières classiques. À cet égard le Monde Académie s’inscrit dans la continuité d’Une année en France, qui a montré que le journal pouvait offrir un traitement différent de l’information. L’impact devrait être fort et rapidement visible, puisqu’un « contenu » sera publié quotidiennement dans le journal papier ou sur le site, et que devrait éclore 68 blogs individuels qui alimenté très régulièrement généreront sans doute un fort trafic.
Le projet mérite en tout cas d’être regardé très attentivement et doit être vu comme l’une des possibles pistes de renouveau du journalisme en France. Mais il se trouve aussi que « l’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », et que l’opération Monde Académie interroge aussi les jeunes journalistes, comme les écoles et centres de formation.
1er signal, mal vécu chez les jeunes journalistes pigistes déjà en activité : nous n’avons pas de place pour vous, nous préférons recruter via une autre filière. C’est ainsi que le message a été entendu en dépit des dénégations de Florence Aubenas, en particulier dans son interview à l’Observatoire des médias où elle affirme que le journal continuera d’embaucher selon des filières plus classiques. Mais de facto, ces jeunes journalistes —dans une situation de crise de l’emploi dramatique pour eux— voient se fermer une opportunité d’embauche et débouler une nouvelle concurrence. L’une d’entre eux, Sarah Rebouh, le déplore sur son blog Ça fait jaser :
Que faire de tous ses pigistes, précaires, parfois possesseurs de la carte de presse en raison d’une période de travail supérieur à 3 mois ou d’un revenu de piges excédant 700 euros par mois ? Le Monde Académie n’en veut pas.
2e signal fort en direction des treize écoles de formation initiale reconnues par la profession [Sciences Po, CFJ, ESJ Lille, CUEJ, etc.] : votre recrutement est trop homogène, les jeunes que vous sélectionnez sont des enfants de CSP+, vous faites fausse route.
3e signal fort en direction des autres écoles de formation qui ne font pas partie du club restreint des « 13 », vos élèves n’étaient pas dans le radar, ils ne le seront pas plus maintenant. Là encore cette situation énerve Sarah Rebouh, titulaire d’un DUT d’information et communication de Besançon et d’une licence professionnelle Web journalisme délivré par l’université Paul Verlaine de Metz, qui est l’un de ces cursus innovants mis en place dans les universités ces dernières années. Or, ajoute-t-elle dans son post:
le nombre de journalistes de moins de 25 ans en recherche d’emploi explose depuis quelques années. Malgré la multiplication des cursus originaux (DUT, Licences Professionnelles) les groupes de presse continuent d’embaucher ceux attestant d’une formation en école.
4e signal: pas de place non plus pour les jeunes issus des formations « alternatives » comme Reporter citoyen ou l’atelier Dawa de Bobigny [deux initiatives dont l’emi, lécole où j’enseigne est soit partenaire soit très proche], ou encore le Bondy Blog, dont… Serge Michel est l’un des fondateurs, à moins de repasser par la case Monde Académie. Pourtant, toutes se veulent, pour reprendre les termes de Frédéric Mitterrand, alors ministre de la Culture et de la Communication, « un tremplin exceptionnel vers la professionnalisation » (1), pour des jeunes issus de quartiers populaires, qui n’ont justement pas les « clés » —ou les moyens— pour accéder aux écoles de journalisme traditionnelles.
5e signal: les écoles —qu’elles soient reconnues ou non— ont pour la plupart engagée une réflexion soutenue sur l’évolution des médias et engagée de profondes modifications de leurs cursus. [lire par exemple, le dernier numéro des Cahiers du Journalisme consacré en grande partie à cette question, ou le débat de l’édition 2012 des Assises du Journalisme consacré aux « Écoles de Journalisme, laboratoire de nouvelles pratiques« ]. Là aussi, le message reçu ne peut être que négatif. À quoi bon penser des formations où se réfléchissent et se pratiquent les nouveaux usages des médias, où se croisent et s’enrichissent les compétences —graphistes et journalistes, et/ou vidéastes, journalistes et développeurs, etc.—, si le seul talent individuel suffit. [sur ce point, on peut lire aussi l’intéressante analyse de Paul Bradshaw, sur les relations entre les centres de formation au journalisme et les entreprises de presse]
6e signal: qui interpellent aussi les écoles et centres de formation. Avec cette opération, l’accent est mis sur la formation en interne, puisque ce sont des journalistes du Monde qui vont encadrer et former de futurs journalistes sous la forme d’un tutorat « à distance », la direction souhaitant explicitement que les jeunes académiciens « ne soient pas Parisiens ». Or, même si la rédaction du Monde de par sa taille et la qualité de ses journalistes peut constituer un excellent lieu d’apprentissage, elle n’est pas organisée comme un lieu de formation.
Joseph Pulitzer, il y a plus d’un siècle, s’opposait déjà à cette idée de formation sur le tas, dans une rédaction. Pour lui, ce n’est pas un lieu d’apprentissage, mais de travail, où « tous ceux qui prennent part à ce travail sont censés connaître leur métier. Dans une rédaction, personne n’a le temps ni l’envie d’enseigner au reporter débutant les choses que celui-ci doit connaître avant même d’exécuter les tâches les plus humbles du journalisme ».
C’est du moins ce qu’il expliquait dans l’argumentaire dans lequel il défendait le principe d’une école de journalisme, et qui a été fort opportunément traduit et publié aux éditions Circé [Sur le journalisme, 2011]. Homme direct, il ne mâchait pas ses mots, et tordait le cou à l’assertion « on ne devient pas journaliste, mais on l’est de naissance », d’un sec :
A mon avis, il n’existe qu’une seule position qu’un homme puisse occuper du fait de sa naissance : celle de l’idiot
Car, argumentait-il, il faut être « idiot » pour « se passer volontairement de formation ». Et allant au bout de ses idées, il ne voulait pas d’une école « humble », mais bien « une école universitaire bénéficiant d’une dotation et d’équipements confortables et permanents au sein d’une grande université ». Ce sera l’École de journalisme de Columbia.
Notes
- propos tenus à l’occasion des remises des insignes de Chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres aux animateurs de ces formations, le 22 mars 2012. Le discours ici