[the] media trend

La force du récit personnel d’Agnès Bun, Libération sans photo, Et de cent pour La Hulotte… La semaine

À force de vouloir formater les récits, de s’imposer des contraintes, les journalistes sont piégés. Trop souvent, leurs articles en deviennent sans saveur et ennuyeux. Le témoignage d’Agnès Bun, une jeune journaliste de l’AFP, qui raconte son reportage dans la ville ravagée de Tacloban, s’affranchit de ces règles. Elle se laisse porter par l’émotion, tout en conservant un regard lucide et quasi clinique sur la tragédie que vivent les Philippins.
Le 14 novembre, Libération décidait de paraître sans photo. Il s’agissait de défendre les photographes et le photojournalisme. Une décision bien étrange que de célébrer ceux que l’on veut honorer en les faisant disparaître. Une décision bien étrange aussi au regard de l’histoire du journal.
La Hulotte, « le journal le plus lu dans les terriers » fête son numéro 100. Vendre à 160.000 exemplaires lorsque l’on fait sa couverture sur « L’araignée Pholcus« ou sur « La cardère des champs » montre que tout est possible , à qui sait allier rigueur scientifique avec —tiens, tiens— la qualité du récit, et une pincée d’humour. C’est aussi, au moment où le slow journalism se développe, un exemple: 100 numéros en 41 ans! C’est la semaine du mardi 12 au dimanche 17 novembre 2013.

Le sommaire de la semaine

  1. La force du récit personnel d’Agnès Bun
  2.  Libération sans photo
  3. Et de cent pour La Hulotte


1. La force du récit personnel d’Agnès Bun

cc : WFP/Praveen Agrawal

Le texte est fort, sans esbroufe ni pathos. Il est titré « Leçons de vie dans l’enfer de Tacloban« . Dans ce texte une jeune journaliste de l’AFP, Agnès Bun, raconte les conditions dans lesquelles elle a travaillé à Tacloban, une ville des Philippines ravagée par le passage du cyclone Haiyan.Voici, le début:

La scène se répète des dizaines de fois. J’allume ma caméra et la personne que j’interroge commence par me gratifier de ce doux sourire qui, même dans les moments les plus durs, illumine le visage des Philippins. Mais il survient toujours un moment où, dans la conversation, les traits de mon interlocuteur se décomposent et où il finit par fondre en larmes devant moi. Comme si le fait de parler à une journaliste lui faisait soudain prendre conscience de toute l’étendue de son malheur. Alors, je pose ma caméra. Et bien souvent, je finis par serrer la personne dans mes bras. Ma mission à Tacloban n’a duré que six jours. Mais en termes de leçons de vie, j’ai l’impression d’avoir pris quinze ans.

Ensuite, la journaliste raconte ses difficiles conditions de travail, trouver l’électricité pour alimenter son ordinateur, se forcer à manger pour tenir au milieu de gens qui ont tout perdu, et lorsque le soleil se couche, plutôt que de dormir  « il n’y a plus rien à faire que de bavarder avec ceux qui vous entourent » jusqu’au petit matin. Dans tout cela, il y a beaucoup de malheur, des corps qui se décomposent, se gonflent à la chaleur, mais aussi quelques rares moments de bonheur, comme cette enfant à la naissance duquel elle assiste.

Ce texte est à lire. Mais pourquoi retient-il autant l’attention et non cette dépêche de l’AFP rédigée par l’un des envoyés spéciaux de l’agence sur place. C’est pourtant un exemple parfait de journalisme:

  1. l’angle de l’article a été mûrement réfléchi, et il est bien tenu. Le reportage se passe dans l’église Santo Nino qui servit de refuge au plus fort de la tempête et que les habitants travaillent à déblayer. [il s’agit d’un papier d’angle au sens de l’AFP, c’est-à-dire précise le Manuel de l’Agencier qu’il « privilégie un aspect particulier de l’événement qu’il illustre. Il ne prétend pas à l’exhaustivité »]
  2. dans ce texte court, trois témoins/acteurs sont invités à s’exprimer. Deux prêtres, Olivier Mazo et Amedeo Alvaro, ainsi qu’une paroissienne Lucrecia Cinco. Chacun de ces témoins ce voit assigné un rôle. Aux deux prêtres les descriptions de la catastrophe, la remise en perspective: « Nous pouvions entendre les arbres tomber et s’écraser contre les murs, beaucoup de gens criaient », « le genre de catastrophe pousse quelqu’un à sa limite spirituelle et psychologique », etc. Lucrecia Cinco est citée pour dire quelques banalités du genre « Je viens ici tous les jours depuis que je suis petite ».
  3. le journaliste est limité à strict rôle de sténographe. Par exemple, il va citer un prêtre qui affirme tranquillement dans cette phrase pleine de sous-entendus: « Nous ne remettons pas en question la volonté de Dieu et cela ne veut pas dire que ceux qui sont morts étaient des pécheurs, mais que leur heure avait sonné. »
  4. le style, même dans ce papier d’angle (ou reportage si l’on préfère) est neutre sans affect, sans émotion, purement descriptif. L’effet de sobriété est encore renforcé dans certains passages par l’emploi du style indirect. Par exemple cette description: « Il [le père Amedeo Alvaro] a vu des corps flotter et enchevêtrés dans les ruines, des blessés sans espoir en l’absence d’aide médicale disponible et des survivants hébétés, rendus muets par le choc et l’incrédulité ». C’est dans la droite de recommandations prévues dans le Manuel telles que:

une dépêche est généralement plus convaincante dans la démonstration lorsque les termes employés sont sobres, mesurés, sans forcer le trait ni rajouter d’éléments à caractère volontairement émotionnels (…) la description d’un environnement est le plus souvent préférable au fait de rapporter un discours enflammé ou extrême.

Au sortir de ce laminoir, il ne reste rien, ni effroi ni horreur ni compassion… Il faut se demander ici comment les mêmes journalistes peuvent d’un côté produire ces textes sans âme et sans saveur et de l’autre dès qu’il s’agit de dévoiler les coulisses de leur travail, le making of de l’information montrent qu’ils savent partager les souffrances, les passions, les espoirs… des gens qu’ils rencontrent.

Il faut se demander si l’une des racines du mal journalistique ne vient pas de cette volonté d’aseptiser le récit à force de neutralité et de prise de distance. Le texte d’Agnès Bun ne répond absolument au format canonique de l’article, mais qu’importe, il est fort. Il tient cette force du fait qu’il est incarné. Nous avons quelqu’un de chair et d’os qui nous raconte ce qu’elle a vécu, enduré et partagé. Nous sommes avec elle et avec le peuple philippin. Dans la dépêche sur l’église San Nino, personne n’est là pour nous tenir la main et nous guider, tant le journaliste est enfermé dans des carcans narratifs.
Retour au sommaire

2. Libération sans photo

Le chemin de fer de Libération, édition du 14 novembre 2013, sans image

 

Libération a décidé de ne pas publier de photo dans son édition du 14 novembre 2013, une date qui correspondait à l’ouverture de Paris Photo. Choix étrange, car cette manifestation est plutôt une foire -au sens de la FIAC- de la photo. Tant qu’à rechercher le symbole d’autres manifestations comme Visa pour l’image, à Perpignan ou les Rencontres d’Arles auraient semblé plus approprié [lire à ce propos, les remarques d’André Gunthert]. Mais ne nous attardons pas sur la symbolique et regardons cet étrange objet [voir le chemin de fer du journal ci-dessus, ou encore le British journal of photography] où les photos sont remplacées par de fantomatiques carrés blancs, avec cet effet boomerang remarqué par Jean-Noël Lafargue qui est de mettre en valeur la publicité :

Sur le fond, que voulait faire la rédaction de Libération. Le moins que l’on puisse dire c’est que les voix y sont discordantes: d’un côté, Brigitte Ollier vante « geste audacieux qui veut démontrer la valeur et l’énergie de la photo », tandis que de son côté Vincent Noce se demande gravement: « Est-il temps de dresser l’éloge funèbre de la photographie, deux cent ans après sa création? ». Faut-il croire alors Béatrice Vallayes qui tente une synthèse pour expliquer la démarche :

Il ne s’agit pas d’un deuil, nous n’enterrons pas aujourd’hui l’art photographique et toutes les photos escamotées se retrouvent réduites sur une double page. Nous rendons, au contraire, à l’image l’hommage qui lui revient. Mais nul n’ignore la situation calamiteuse où se trouvent les photographes de presse, en particulier les reporters de guerre, qui mettent leur vie en danger pour à peine la gagner.

L’expérience vaudra une réponse cinglante de Serge Challon, le fondateur de l’agence Editing, qui connaît bien la boutique, puisqu’il travailla, entre autres, au service photo de Libération [pour en retrouver l’intégralité, il faut aller sur le profil Facebook de Serge Challon]:

Comment vous remercier alors qu’il y a longtemps que nous avons rêvé de vous voir prendre cette initiative ? Du temps où cela aurait peut-être pu encore changer quelque chose. Du temps, par exemple, où les procès au nom du droit des personnes photographiées laissaient les agences exsangues et que, plus grave pour l’ensemble de la société, des territoires photojournalistiques entiers étaient définitivement abandonnés par les éditeurs de presse de peur de la condamnation. (…)

Comment vous remercier alors que Libération ne commande depuis bien longtemps plus aucun reportage aux photographes indépendants sur les territoires de guerre ? Ce n’est pas faire offense aux photographes de l’AFP, de Reuter ou d’AP de demander qu’il soit fait un peu de place aux auteurs indépendants, ou collaborateurs de petites agences et collectifs dont visiblement Libération connait les difficultés puisqu’elles sont citées en Une de l’édition sans image. A quand remonte la dernière commande ou garantie de ce type dans la comptabilité de Libération ?

Cela c’est pour l’immédiat, mais se pose une question de fond: à quoi sert la photo dans un journal d’information? Longtemps, les journaux sont parus sans photo ni illustration la technique ne le permettant pas. Elle sera d’abord introduite dans les journaux populaires, et les journaux dit « sérieux » se montreront réticents. Plus le journal était « sérieux », moins il publiait de photo. Le New York Times a gagné son sobriquet The Grey Lady en raison de l’absence de photo sur sa une, où s’alignait les grises colonnes de texte, sans parler chez nous du Monde qui en 1996 -ce n’est pas si vieux- se contentait encore d’un dessin en une. Ces journaux étaient les héritiers d’une presse qui se lisait [dans le sens XIXe siècle du terme] comme en témoignent ces propos d’Hubert Beuve-Méry. Lorsqu’il témoigne, il a quitté la direction du Monde, et il regrette l’augmentation de pagination du journal qui s’est produite depuis :

C’est maintenant ce que j’appelle un journal lourd, un journal dépassant vingt-quatre ou trente pages. À plus de quarante-huit pages, la relation psychologique du lecteur avec le journal ne peut être la même, surtout pour les bon lecteurs. Ceux que j’appelais familièrement « les mordus », ceux qui vraiment ne pouvaient se coucher sans avoir lu Le Monde, ont eu un sentiment de mauvaise conscience ou de frustration. Ces gens-là ont souffert pendant un certain nombre de semaines ou de mois de ne plus pouvoir lire leur journal à peu près complètement. (1)

À l’inverse, Libération dès sa création devait prêter une attention toute particulière à la photo. Le journal se situe en effet dans la filiation de l’Agence de Presse Libération (APL). Or, cette agence se rendra célèbre en diffusant une série de photos réalisées par un jeune photographe Christophe Schimmel. Celui-ci se trouve le 25 février 1972 , devant la porte de l’usine Renault de Boulogne Billancourt, où une manifestation est organisée. Un jeune ouvrier de 24 ans, Pierre Overney s’approche. Il est tué d’une balle par le chef du service de sécurité de l’usine, Antoine Tramoni. La direction publiera un communiqué où il sera question de « provocateur », de « légitime défense ». Les photos de Christophe Schimmel permettront de rétablir la vérité [voir ci-dessous].

L’une des photos de la série prise par Christophe Schimmel devant l’usine de Renault-Billancourt. On voit nettement Antoine Tramoni, le chef du service de sécurité de l’usine tenir un pistolet et tirer sur Pierre Overney.

C’est donc tout naturellement que le journal accordera, une place importante à la photographie, d’autant qu’à cette époque, commence les années d’or du photojournalisme. Par exemple, raconte Jean Guisnel:

Lors du premier grand reportage international du nouveau quotidien, sur le coup d’État chilien à l’automne 1973, il n’est pas question que l’envoyé spécial, Philippe Gavi, parte sans le photographe Jean-François Graugnard.

Il ne faudrait pas croire pour autant que la photo ait tout de suite eut une place royale. Jean Guisnel toujours:

L’iconographie des premières années de Libération est faible. Le quotidien n’a que peu de moyens pour acquérir des images sur le marché. Et la maquette sommaire ne les intègre que très passablement dans le grand fouillis graphique qui est sa marque de fabrique.

Tout basculera avec la venue de Christian Caujolle, en 1980. Le 15 avril, Serge July lui demande de s’occuper de l’iconographie du numéro à venir qui sera consacré à Jean-Paul Sartre qui vient de mourir dans la nuit. Christian Caujolle va chercher des photos chez les plus grands photographes: Brassaï, Martine Franck, Henri Cartier-Bresson… À son retour, il obtiendra que ces photos ne soient pas recadrées. Le langage photographique vient de naître à Libération. Il repose sur un principe simple qu’explique Christian Caujolle:

Très vite, nous avons voulu considérer les photographes comme des auteurs à part entière, comme les rédacteurs écrivant des textes. Et comme on n’avait pas les moyens de payer les auteurs connus, on recherche de jeunes photographes intéressants.

Ces photographes ce sont Françoise Huguier, Pascal Dolémieux, Xavier Lambours, Jean-Claude Coutausse…

Aujourd’hui, en 2013, les cadres des photos sont vides…

La lecture de El Machete, journal mexicain dans les années 1920. Photo Tina Modotti.

Notes

  1. Paroles écrites, entretiens réalisés par Jean-Claude Barreau et Pierre-André Boutang, texte établi par Pierre-Henry Beuve-Méry, Grasset, Paris, 2001, p.252.
  2. Jean Guisnel, Libération la biographie, La Découverte, Paris, 1999. Les extraits sont tirés du chapitre L’écriture photographique, pp. 234-237

Retour au sommaire

3. Et de cent pour La Hulotte

Depuis plus de 40 ans La Hulotte est « le journal le plus lu dans les terriers » en tout cas certainement l’un des plus lu par les amoureux de la nature en France. Une prouesse, ce journal petit format imprimé en noir et blanc, à l’exception de la couverture, est tiré aujourd’hui à environ 160.000 exemplaires et est diffusé dans 70 pays. Signe de modernité pour cette alerte quadragénaire, dont les premiers numéros sont parus en 1972, l’ouverture d’une page Facebook qui compte près de 9.000 likers, et peut-être la bascule vers Twitter qui n’est pas loin si l’on en croit l’allusion transparente qui est faite au réseau social, à la page 11 du numéro 100, par un martin-pêcheur [le numéro contient la deuxième partie d’une série consacrée à ces animaux] :

Je viens d’avoir de ses nouvelles par Lazulie (une de mes sœurs qui niche à quelques dizaines de mètres de son nouveau terrier). Je vous lis son tuitt: « —Plus de 15 jours que la petite madame couve. Éclosion prévue le mardi 28. »

Plus sérieusement, La Hulotte est sans conteste la réussite d’un homme Pierre Déom. Cet instituteur avait donc créé en 1972, une petite revue mensuelle. Elle sera d’abord ronéotée, ce qui explique que les cinq premiers numéros aient longtemps été introuvables [ils viennent d’être réédités à l’occasion du numéro 100], puis à partir du numéro 6 imprimée. Un saut considérable pour ce qui alors que le bulletin de liaison entre Clubs de Protection de la Nature (CPN). Le tirage double, passant de 1.000 à 2.000 exemplaires, et un appel est lancé aux lecteurs pour qu’ils « deviennent dépositaires de La Hulotte ».

Après tout s’enchaîne rapidement. Pierre Déom qui est l’auteur des textes et des dessins décide de prendre une année sabbatique pour se consacrer à la revue. Progressivement son trait s’affine, il trouve ce style inimitable où dessins et textes entrelacés portent le sujet. Il allié le sérieux et la rigueur scientifique avec l’humour et la légèreté. Si chaque numéro nécessite plus de 1000 heures de recherche, de documentation, de rencontres avec des spécialistes, d’observations directes, il sait magnifiquement vulgariser. Voici comment avec lui, nous suivons « le baron gris » [le busard cendré]:

Suivons-le sans nous faire remarquer tandis qu’il décolle d’un terrain d’aviation ultra-secret, perdu quelque part au milieu des champs. À bord de son petit monoplace gris pâle, il part pour une longue, très longue tournée de recherche. Rasant les marguerites, à deux ou trois mètres d’altitude à peine, il survole lentement les herbages: il rôde au milieu des vaches, suit là-bas le tracé interminable d’un fossé, gagne plus loin un peu de hauteur pour sauter une clôture, de nouveau se laisse glisser dans le pré suivant… »

Mais ensuite, il n’oublie pas la dimension scientifique:

Admirez comme le baron est un fin partisan des économies d’énergie: une demi-douzaine d’amples battements pour gagner de la puissance, puis on coupe le moteur et on se laisse longuement planer. … Détail qui le fait reconnaître en mille; ses deux ailes tendues, décorées dessus et dessous de longues bandes autocollantes noires, dessinent alors avec le corps une sorte de « V » très ouvert — superbe.

Pourtant, La Hulotte faillit être emportée lors de la suppression de son numéro de Commission paritaire, en 1984, faute de publier quatre numéros par an.  Le journal qui comptait alors 120.000 abonnés, voyait son tarif postal multiplié par dix et son taux de TVA quasiment doublé. Le pari sera de ne pas sacrifier la qualité et de continuer en misant sur la fidélité des lecteurs. Un pari gagnant aujourd’hui.

Pour aller plus loin

La cardère est une des plantes que contribua à sauver La Hulotte.

Retour au sommaire

Quitter la version mobile