[the] media trend

Journatic, le journalisme local en maltraitance

Journatic est une société qui propose aux groupes de presse de sous-traiter l’information de leurs pages d’information locales. Un modèle séduisant qui a conduit de nombreux journaux à faire appels à ses services. Mais aujourd’hui, la société est au cœur d’un scandale qui conduit à réfléchir sur les pratiques de ce type d’entreprise,  sur le type de journalisme et sur le modèle économique low cost que le recours à ses services induit.

Brian Timpone, Pdg de Journatic
Brian Timpone, le fondateur et Pdg de Journatic

On a peu parlé en France du scandale qui agite le monde des médias américains et que l’on pourrait appeler « l’affaire Journatic » du nom de cette start up. Fondée en 2006, par Brian Timpone, un ancien journaliste, elle propose aux groupes de presse américains de remplir leurs pages d’informations locales à moindre coût. Le secret tient en une formule magique qui s’affiche sur la home du site de Journatic :

Utilisant une approche nouvelle, pilotée par les données, Journatic délivre des informations locales riches et originales à quelques uns des plus grands de presse américain.

Dans une interview avec Mathew Ingram du site Gigaom, Brian Timpone avait développé cette idée, expliquant que « non seulement son modèle était plus efficace que celui des journaux, mais qu’il permettait de produire un meilleur journalisme ». Il détaillait :

C’est comme une chaîne de montage, nous assemblons des histoires constituées de différentes parties, nous avons des gens qui sourcent les informations, d’autres qui génèrent des idées d’articles, d’autres des chapôs, etc. Nous avons 200 différents types d’articles – certaines sont des enquêtes approfondies. Mais si nous ne faisons que retraiter un communiqué de presse, pourquoi devrait-on payer le salaire d’un journaliste pour le faire ? (…)

Il ne s’agit pas de remplir les pages, il s’agit de la fondation d’un meilleur journalisme. Nous devrions avoir 100 rapports de police indexés cette année, des informations qui n’ont jamais été systématiquement collectées; lorsque les journalistes y ont accès cela peut les aider à produire de meilleurs articles. C’est la voie ouverte vers une nouvelle forme de journalisme… une meilleure forme de journalisme. Telle est la vision

L’affaire était entendu : moins cher et mieux. Qui pourrait résister à de telles sirènes ? Des dizaines journaux succombaient aux charmes de ce « journalisme de montage », comme le San Francisco Chronicle, le Houston Chronicle du groupe Hearst et le prestigieux Chicago Tribune, qui devait du coup licencier 20 journalistes qui travaillaient pour ses pages locales. Sa société « mère », la Tribune Company, n’hésitait d’ailleurs pas à entrer dans le capital de Journatic, affirmant que grâce à cela :

Journatic permet aux éditeurs et aux annonceurs de mieux servir leurs clients grâce à la création efficace de contenu hyperlocal, avec un accent mis sur « les gens », « Lieux » et « Evénements ». Cette formule conduit à un contenu attrayant qui est des plus intéressantes pour le public local.

Tout était parfait : un nouveau mode de journalisme de sous-traitance — pour l’information locale — venait d’être inventé et son modèle économique semblait fonctionner. Mais…

L’invention de l’information locale à distance

C’est un journaliste, Ryan Smith, qui devait mettre les pieds dans le plat, comme il racontera plus tard dans le Guardian [lire : My adventures in Journatic’s new media landscape of outsourced hyperlocal news]. Au cours de ses dix-huit mois chez Journatic, il écrira et publiera un nombre incroyable d’articles pour des journaux qui pouvaient se trouver aussi bien au Texas, qu’en Californie ou encore dans l’État de New York sans mettre les pieds dans aucune des villes dont il traitait l’information locale, et sans rencontrer aucun des responsables de ces journaux.

Il avait primitivement été recruté, en 2010 — sans entretien, ni examen approfondi de son CV —, par Blockshopper.com, une filiale de Journatic, pour éditer des petites annonces immobilières. Sans grande surprise son salaire est très bas: 10 $ par heure [8,2 euros], pour 40 heures de travail hebdomadaires, soit environ 1600 $ par mois [1.300 euros] , sans vacances, ni autre avantage. Les articles sont produits en collectant les données publiques sur le web. Bref, on n’est pas loin du système de la « ferme de contenus » [Content Farm], où il faut produire beaucoup de contenus pour que ceux-ci gagnent en en référencement et remontent dans les résultats des moteurs de recherche. Il n’est pas au bout de ses surprises.

Il va découvrir que les articles qu’il édite sont signés sous de faux noms, soit disant pour protéger les auteurs « réels » de poursuites judiciaires. Une politique systématique chez Blockshopper, relève-t-il, au point que le nom de la Directrice de la communication Scarlett Simpson, affirme-t-il, n’est qu’un avatar.

En novembre 2011, changement de régime pour Ryan Smith. Le voilà propulsé « reporter » pour Journatic. Il s’agit d’écrire un article pour une page locale du Houston Chronicle, alors qu’il habite… Chicago, à 1.500 kilomètres de là. Il le fait, mais malaise… Puis, — malaise qui s’ajoute au malaise — il découvre qu’un journal de sa région, le Illinois Times vient de passer un accord avec Journatic et simultanément de licencier des journalistes. Il décide de dévoiler le pot au rose.

Chad King, un journaliste fantôme qui signe 350 articles

Son outing va engendrer une cascade de scandales, le premier d’entre eux étant l’emploi de fausses signatures. Par exemple, on découvre qu’un certain Chad King a signé quelque 350 articles dans les pages locales du Houston Chronicle. Or, Chad King n’existe pas. Les articles sont le fruit d’assemblages, voire de plagiats, réalisés, par des journalistes philippins ou américains, édités par les secrétaires de rédaction américains. Bref, le résultat d’un travail taylorisé à l’extrême, qui n’a qu’un lointain rapport avec le journalisme.

Dans un premier temps Brian Timpone va nier fermement. Dans un mémo adressé aux journalistes pigistes qui travaillent pour son entreprise [publié par le Poynter], il affirmera :

Les alias d’auteur ont été bannis du site de vents immobilières Blockshopper.com, le seul endroit où ils aient été systématiquement utilisés; les alias d’auteur n’ont jamais fait partie du système éditorial Journatic à partir duquel nous produisons des informations pour nos clients.

Une  affirmation qui ne tiendra pas et cela devait conduire, l’un des rédacteurs en chef, Mike Fourcher, à démissionner et a en expliquer sur son blog [Why I Am Resigning From Journatic], les raisons :

Le modèle de l’entreprise défaille quand il tente de traiter les informations locales comme s’il s’agissait de traiter des données. Inévitablement, quand vous devez répartir le travail à une équipe de plus en plus éloignée, vous brisez les traditionnelles relations de confiance qui existent entre les reporters et les secrétaires de rédaction, jusqu’à ce qu’ils soient implicitement découragés d’accomplir un travail de haute qualité, et cela dans un souci d’efficacité, pour augmenter ce que vous produisez et faire plus d’argent.

Plusieurs journaux devaient, à la suite du scandale, réviser leurs accords avec Journatic, certains reprendre en main leurs pages locales, d’autres lancer des enquêtes internes pour connaître l’étendue des dégâts.

Un changement irréversible ?

Mais, il ne faudrait pas croire que, pour autant, les médias américains renoncent  à utiliser Journatic et revenir à la situation précédente, où des journalistes locaux traitaient l’information locale. Pour la direction du Chicago Tribune, par exemple, le changement est considéré comme irréversible. Elle a décidé de recruter un journaliste expérimenté pour « veiller au développement et mettre en œuvre les changements appropriés » chez le contreversé Journatic. Le Chicago Tribune, qui a investi dans le fournisseur de contenu hyper-local », [lire le mémo de Chicago Tribune ici ] n’entend sans doute pas abandonner son investissement.

Cette affaire pose questions :

 

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