Deadline. Rarement sans doute, ce terme technique —bouclage en bon français— n’aura sonné aussi sinistrement juste pour les journalistes présents à Haïti dans les jours qui ont suivi le séisme. Des conditions de travail extrêmement difficiles sur le plan matériel, mais aussi personnel et professionnel. L’occasion de réfléchir à l’information, à son mode de fonctionnement et à sa déontologie.
Et d’abord ce fait, lié à une loi d’airain du journalisme, qui s’appelle la loi de proximité géographique. Jean-Luc Martin-Lagardette la résume ainsi dans son Guide de l’écriture journalistique [La Découverte, 5 édition, page 31] :
« Plus l’événement est géographiquement proche, plus il prend d’importance. Un mort dans votre domicile, même s’il vous est indifférent, a infiniment plus d’impact que deux morts dans votre rue, trois morts dans la commune avoisinante, cinq dans la capitale, cinquante à l’autre bout du monde. Un petit tremblement de terre survenu sur le territoire français nous bouleversera plus qu’un séisme majeur à l’autre bout du monde »
Il n’est donc pas étonnant que Haïti n’ait fait la une de l’actualité, qu’à l’occasion de catastrophes. Ce fut le cas en 2008, lorsque toute une série de cyclones (Hanna, Ike) et de tempêtes tropicales dévastèrent l’île faisant plusieurs centaines de morts et des dizaines de milliers de sans abris. [Une page de Wikipedia recense toutes les catastrophes, qui ont touché le pays. Si l’on veut aller plus loin lire Haïti The Undercoverded Country, sur le site de la CJR]
Le 12 janvier, Haïti, pays oublié, se retrouve donc encore une fois à la une de l’actualité. Cette fois, c’est un séisme qui a ravagé le pays, les morts se comptent par dizaines de milliers [112.000 selon un décompte des autorités haïtiennes, publié le 23 janvier]…
Conséquence, cette île -et ses habitants- ne semble pas échapper pas à une forme de malédiction, mais c’est une forme de prophétie autoréalisatrice, puisqu’elle n’attire l’attention des médias qu’à travers des événements tragiques.
Il faut couvrir l’événement, avec immédiatement un vrai casse-tête logistique: les infrastructures ayant été détruites, le pays est isolé. Il n’y a, indique la Columbia Journalist Review, que les trois journalistes travaillant chacun pour une des 3 trois grandes agences internationales, Associated Press, Reuters et l’AFP. [une remarque désagréable: la CJR distingue le journaliste « étranger », le correspondant d’Associated Press, de ses deux confrères qui sont d’origine haïtienne. Pourquoi ce distinguo, et que sont devenus les journalistes haïtiens?]
« C’est incroyable ce que notre métier a changé »
Il s’avère qu’à trois, dans des conditions d’apocalypse, ils ne pourront pas « couvrir », tout ce qui se passe. Les grands médias utiliseront alors tous les moyens possibles, le temps que leurs envoyés spéciaux arrivent.
Dans un premier temps, ils auront recours aux réseaux sociaux, Facebook et Twitter, notamment, qu’alimentent des particuliers mais aussi l’animateur d’une radio locale Carel Pedre [son Twitter ici]. L’une de ses photos [envoyée via Twitter] sera l’une des premières diffusées par Associated Press (ci-contre). Ce dernier, raconte la journaliste canadienne Émilie Côté, donnera 18 heures d’interviews non stop aux grands médias.
« Nous avons obtenu nos premières images via Facebook, explique au Los Angeles Times Tonny Maddox de CNN International. C’est incroyable ce que notre métier a changé. Même dans un pays autant en difficulté que Haïti, les gens ont été capables de faire… entendre leur voix. »
De vieux loups de mer se précipitent sur YouTube pour y pêcher des poissons en plastique
Mais problème, dans ces périodes où l’information est difficilement accessible, où il n’y a pas de vidéo disponible faute d’équipe de tournage sur place, les rédactions doivent redoubler de prudence. Or, certains médias (France 3, BFMTV, mais aussi CNN) vont diffuser une courte séquence initulée « Ambassade France à Haïti pendant le tremblement de terre« , qui s’avérera être une vidéo tournée pendant un autre séisme en… Californie.
La séquence vidéo incriminée
Éric Scherer sur son blog raconte parfaitement comment il a découvert la supercherie et surtout comment cette erreur de débutant aurait pu être évitée avec un minimum de bon sens et surtout de formation:
« Ce cafouillage pouvait-il être évité? Oui. Pour des questions de bon sens. Mais aussi parce que d’autres journalistes, plus à l’aise avec le web, ont flairé la supercherie. Tout comme certains internautes, qui ont repéré et capturé l’erreur des chaînes en direct.
Les journalistes manquent de formation. A la vidéo en ligne. Au web 2.0. Maîtrisent mal Google. Je n’écris pas ces mots uniquement parce que je suis également formateur (re-séquence honnêteté). Mais je vois trop de rédacteurs, vieux loups de mer, dénigrant ‘l’Internet’ avant de se précipiter sur YouTube pour y pêcher des poissons en plastique. »
Mais dès le mercredi matin, des dizaines de journalistes affluent. Comment? Grégoire Fleurot sur Slate.fr l’explique: l’un voyagera dans l’avion du Quai d’Orsay, les Américains avec l’armée (une cinquantaine auraient été acheminés ainsi), d’autres par la route, via la République Dominicaine. Avec une question: n’ont-ils pas pris la place des secouristes, qui auraient été plus utiles, surtout dans les premiers temps? Ce n’est sans doute pas le cas, (il y a toujours des exceptions), car les journalistes ont en fait occupé des sièges restés libres, comme le raconte Nina Shen Rastogi.
Et puis certaines chaînes de télévision, notamment américaines, déploieront d’importants moyens (location d’hélicoptères, par exemple) pour que leur « petite armée » puisse rejoindre Port au Prince. L’expression est du président de NBC, Steve Capus, mais correspond à une réalité, puisque ce type de chaîne n’hésite pas à envoyer des équipes d’une cinquantaine de personnes pour couvrir ce type de drame. « Lorsqu’il y a de grands événements, explique Bill Felling, rédacteur en chef à CBS, vous avez l’obligation de les couvrir au maximum de vos capacités ».
Y-a-t-il eu trop de journalistes? La polémique est curieuse. Se demande-t-on s’il y a trop de journalistes pour couvrir l’élection de Miss France ou le congrès du PS? Il s’agit de rendre compte dans tous ses aspects d’une catastrophe qui touche un pays dans son entier, et ce pour les publics-citoyens du monde entier. Confier la couverture de ce genre d’événement à un pool restreint de journalistes, empêcherait un traitement différencié de l’information. La manière de traiter l’information par CNN intéresserait-elle le public français ou allemand, par exemple, et inversement si le pool était confié à des journalistes européens, leur mode de traitement intéresserait-il le public américain ou canadien? Rentrer dans cette logique revient à poser des questions insolubles [lire l’article du journal canadien Le Devoir, où ce sujet est abordé].
« Rien ne pouvait me préparer à ce que j’ai vécu en Haïti »
Une fois sur place, il faut travailler. Les conditions sont extraordinairement éprouvantes. Jean-Claude Delaloye, de La Tribune de Génève raconte:
« En treize ans de journalisme, j’en ai vu des horreurs, des pays en crise et de la détresse. Rien ne pouvait pourtant me préparer à ce que j’ai vécu en Haïti. Je n’avais jamais pleuré pendant une interview, mais la vision de Shandley André, 13 ans, sur son lit dans la cour de l’hôpital général de Port-au-Prince à quelques mètres des corps abandonnés dans la boue, a été trop forte. L’enfant souffrant de multiples fractures et en attente d’une greffe de peau sur le crâne ne pouvait même plus crier sa douleur. »
Il explique « ce malaise d’avoir du être spectateur alors qu’il aurait fallu être acteur. » Il ajoute: « En Haïti, il n’était toutefois pas possible de regarder sans rien faire. Des journalistes ont participé à des sauvetages de victimes, lu des histoires à des enfants blessés, étreint des rescapés, aidé des infirmiers. » [lire Sans Blessures apparentes de Jean-Paul Mari, grand reporter au Nouvel Observateur, qui était d’ailleurs à Haïti]
Ne vous mettez pas sur le devant de la scène!
Dans ces conditions, le fait que certains journalistes se soient mis sur le devant de la scène dans leur reportage crée un autre malaise . La Society of Professionnal Journalism américaine a lancé un appel solennel aux journalistes sur le terrain en Haïti, leur demandant de se contenter de raconter ce qu’ils voient, mais « de ne pas faire partie de l’histoire » [Report the story, don’t become part of it]. Il est vrai que certains reportages sont assez étranges.
Le plus spectaculaire est sans doute celui d’un journaliste vedette de la télévision canadienne, Richard Latandresse, qui suit un camion transportant des cadavres et des débris jusqu’à une décharge en se mettant en scène. [lien ici, dans la vidéo, c’est son « deuxième topo »], mais le sujet de CNN, où l’on voit le « spécialiste médical » de la chaîne opérer une fillette et ensuite expliquer les raisons de son intervention, est tout aussi gênant. Qu’est-ce qui justifie ce besoin de faire des sujets où le journaliste est en vedette? [lire plus de détails ici]
L’anecdote pour faire oublier l’abomination
Mais au final quel a été le traitement médiatique d’Haïti? [Je suis obligé de parler au passé, car déjà les premiers grands reporters rentrent, et Haïti, va retourner d’ici quelques jours dans son trou d’ombre de l’information].
Denis Sieffert, dans Politis en trace les grands traits:
« Depuis huit jours, l’information télévisuelle qui nous vient d’Haïti est construite selon un modèle immuable : survol de Port-au-Prince, vue générale sur des amas de pierres et de tôles, sur des armatures métalliques tordues, des empilements de dalles brisées, d’où émergent parfois des restes humains ; et un peu plus loin, des alignements de cadavres jetés à la va-vite sur une chaussée défoncée. On va ensuite au-devant de secouristes (…) ; puis, on nous raconte une « belle » histoire, un « miracle », comme l’on dit, d’enfant ou de vieillard récupéré indemne, tout juste empoussiéré et égratigné. Images fugitives des derniers efforts des sauveteurs et manifestations de liesse au milieu du chaos. Images qui ont une fonction évidente, et tellement humaine, celle de nous rendre l’espoir face à une réalité désespérée, et de nous faire oublier par l’anecdote l’abomination collective du bilan au moment même où on l’énonce : cent mille, deux cent mille morts. »
Trois exemples: les sites du Figaro, d’Ouest France et de France 2
Les sites web des journaux ont conservé une trace de ces semaines terribles. Voici trois aperçus du mode de traitement qui a été retenu:
1 – Le figaro.fr consacre un dossier spécial à Haïti. S’il ne regroupe pas la totalité des articles, il en donne la tonalité. Quelles en sont les lignes forces?
Une attention particulière aux institutions (ONU, État français, Union Européenne), aux États-Unis (portrait des Clinton, par exemple) et aux polémiques franco-américaines, quelques articles sur les secours, en privilégiant l’apport des secours internationaux et en particulier français (par exemple, le portrait d’un pompier de la protection civile), des articles sur les dons (avec la mise en valeur de l’opération lancée par le Figaro magazine), et de très nombreux articles sur les enfants avec en particulier l’accent mis sur les orphelinats et le douloureux dossier des adoptions en France.
Et les Haïtiens? À l’exception d’une ancienne premier ministre, Michèle Pierre-Louis, ils n’ont pas réellement la parole. Pour faire court, ils ont été dessaisi de leur malheur.
2 – Côté Ouest France, le traitement est beaucoup plus multimédia, et plus centré sur les Haïtiens.
J’ai compté 8 reportages sur les conditions de vie et de survie des Haïtiens, et en particulier un reportage sur l’hôpital général de Port au Prince. Le journal porte aussi une attention particulière aux enfants (4 sujets) et en particulier à l’adoption. À Ouest France, visiblement le journalisme de terrain est privilégié sur l’institutionnel… mais c’est mieux si des gens de l’Ouest sont concernés. Par exemple, un article est consacré à une petite fille est retrouvée par « les pompiers de l’Ouest ».
3 – France2 consacre aussi une page à l’événement, « Spécial séisme en Haïti« .
Trois lignes forces se dégagent: visiblement les envoyés spéciaux se sont accrochés aux conditions de travail et de soins dans les hôpitaux montés par les secouristes français, et la rédaction s’est montrée très intéressée par les rapports entre les Haïtiens et… les Américains [rien sur les rapports entre Haïtiens et la France]. Ici aussi une attention particulière est portée aux enfants, et en particulier aux dossiers d’adoption. Mais ici également, tout comme au Figaro, les Haïtiens n’ont guère la parole. [Attention, le dossier ne reprend pas tous les sujets tournés par les équipes sur place]
Ce ne sont que trois exemples choisi arbitrairement et qui mériteraient d’être plus finement analysés, mais ils montrent à chaque fois un biais dans le traitement de l’information. Biais régionaliste dans le cas d’Ouest France [on retrouve la loi de proximité], biais institutionnel et politique pour Le Figaro et biais « humanitaire » dans le cas de France2 en ce sens que les équipes de tournage se sont accrochées aux humanitaires français.
[pour le questionnement sur le traitement « photographique de cette catastrophe, on peut se référer à un dossier spécial de Photo8, qui oppose bien la redondance de certaines images, avec des formes de reportage plus diversifiées]
Au centre de tout, les enfants
Au centre de tout cela il y a les enfants, auxquels l’ensemble des médias a accordé une place privilégiée. À cela, une première raison que l’on peut qualifier de « démographique ». Haïti est un pays jeune [pyramide des âges ci-contre], ou pratiquement un habitant sur deux à moins de 20 ans.
Une seconde raison tient au lobbying efficace qu’on su exercer les familles adoptantes, en France particulièrement.
Une troisième raison tient, au « journalisme de l’émotion ». Chacun est plus ému par le sauvetage d’un enfant que par celui d’un adulte ou d’un vieillard. Et il faut reconnaître que ce journalisme de l’émotion présente une qualité: celui de faire augmenter l’audience.
La quatrième raison, c’est le « journalisme de dons ». Dans un même élan [je ne le critique pas, ce mouvement est nécessaire dans la situation que connaît Haïti aujourd’hui], l’ensemble des médias ont souhaité soutenir et participer aux différentes opérations de soutien aux sinistrés. En cela, il rejoint le journalisme de l’émotion. Un visage d’enfant en détresse est plus « efficace » qu’un visage d’adulte.
Ce « journalisme de dons » pose toutefois une question: les médias vont-ils enquêter plus tard sur la destination des dons, d’opérations dont ils sont partenaires? Il y a ici une confusion des rôles qui peut-être gênante dans l’avenir.