L’espagnol est la langue maternelle de près de 400 millions de personnes, ce qui en fait l’une des langues les plus usités sur le web, après l’anglais et le chinois. Sur les plans journalistique et médiatique, ce « bassin linguistique » qui recouvre l’Espagne, mais surtout l’Amérique du Sud et centrale, fourmille d’initiatives. Je propose de partir à la découverte de quatre d’entre elles, l’une en Espagne (Nación Red), deux en Argentine (140 et SoloLocal), et une au Pérou (Reportube).
Vu de ce côté des Pyrénées, l’information sur le web en Espagne pourrait se réduire à elpais.com, qui vise grâce à ses deux éditions les marchés « national » et « mondial », et elmundo.es, qui se revendique « leader mondial en [langue] espagnole ». Mais se serait comme si en France on s’arrêtait aux seuls sites de quotidiens nationaux.
Nación Red, un blog social et politique
L’ensemble, pour comparer avec ce qui est comparable, est une sorte de croisement de l’américain Gawker [par son intégration dans un regroupement de blogs], et du français Owni, par son aspect innovant, sa philosophie et son modèle économique. Il faut ajouter une pincée de Digg pour donner une touche finale à la description. Il est en effet possible de voter pour chaque post et un onglet « best » [Lo Mejor] fait remonter ceux qui ont reçu le plus de visites, de votes et de commentaires. Ce système de recommandations complète des modes de classement plus classiques: « les plus populaires », « auteurs les plus actifs », etc.
L’aspect communautaire est privilégié [il est est vrai que « red » en espagnol signifie « réseau »] grâce à une étroite imbrication avec la page Facebook du site, ainsi que l’aspect « conversationnel », notamment par une gestion des commentaires par e-mail.
Une place entre les grands médias et les blogs pour parler de la politique liée à Internet
Mais l’important est le contenu. Julio Alonso son initiateur, raconte sur son blog Merodeando, qu’il a d’abord été réticent, car Nación Red ne rentrait pas dans le modèle économique de WeblogsSL, la société éditrice. Celle-ci publie 40 blogs thématiques sur des sujets plutôt « légers » comme la High Tech, l’automobile ou les jeux vidéos, et en parallèle possède une activité de conseil auprès des entreprises.
Mais explique-t-il, nous avons découvert qu’il pouvait être intéressant de parler de la politique liée à Internet [le site parle de l’ACTA, par exemple]. Non, que le champ ne soit pas couvert, notamment par les grands médias et des blogs, mais, il estime qu’il y avait place pour un nouveau site, entre les grands médias qui ont tendance à traiter les sujets qu’en « noir et blanc » et les blogs dont les posts sont certes « brillants », mais qui restent « isolés ». Il s’agit donc avec Nación Red d’offrir une couverture de ce sujet d’une manière continue, en partant du point de vue des citoyens.
140 un site basé sur Twitter
L’Argentine est une terre d’innovation. C’est le cas concernant les deux principaux sites du pays, le très élégant lanacion.com et clarin.com, mais ils ne sont pas les seuls.
Dans son apparence, 140 est extrêmement classique et le visiteur peu attentif pourrait s’y tromper et croire qu’il se trouve sur un site média traditionnel. Par exemple, on y trouve des rubriques d’un classicisme éprouvé: célébrités, politique, sports, etc.
Twitter utilisé comme agence de presse
Mieux le site tourne le dos à ce qui fonde Twitter, à savoir un flux incessant d’informations de tous genres. 140 se définit d’ailleurs comme étant un « quotidien », et n’hésite pas à afficher fièrement en page d’accueil « le tweet du mois ». En fait, pour le site, Twitter n’est rien d’autre qu’une agence de presse.
D’ailleurs, 140 ne reproduit pas de tweets à proprement parler [en faisant abstraction du widget qui dans chaque rubrique affiche un flux Twitter]. Leur contenu sert à construire et à alimenter les articles, chaque information étant systématiquement sourcée et linkée sur l’auteur et le ou les tweet(s) d’origine. Certaines réponses sont d’ailleurs inhabituellement longues, pour ceux qui sont habitués aux traditionnels 140 signes. L’explication est simple: les Argentins n’hésitent pas à utiliser Twitlonger, qui permet d’écrire de très longs textes.
Quant à l’illustration, elle est fournie via Twitpic et les photos qu’y téléchargent les internautes, ceux-ci se transformant volontiers en paparazzi, comme en témoigne cette photo du chanteur Calamaro surpris en train de retirer de l’argent à à un guichet automatique comme le montre.
- sources: OJB et tejiendo redes, le blog de Mauro Accurso
SoloLocal, l’hyperlocal au chimichurri
Le chimichurri est un condiment à base de piment, une spécialité argentine pour assaisonner les viandes grillées. Avec SoloLocal, nous sommes donc en Argentine et plus précisément à Bahia Blanca, une port de mer qui abrite environ 300.000 habitants, situé à quelque 700 kilomètres au sud de Buenos Aires.
Un quotidien, La Nueva Provincia, 5 sites d’informations et une multitude de blogs couvrent l’actualité de la ville et de sa région. Pourtant, deux journalistes, Sandra Crucianelli et Gabriel Bermúdez, estimèrent qu’il était possible de créer « autre chose ». S. Crucianelli est une spécialiste des nouveaux médias, tandis que G. Bermúdez est le correspondant local de Clarín et le rédacteur en chef d’une chaîne TV locale, Canal9.
Leur méthode est très simple, explique Alexandre Gamela sur Journalisme.co.uk. Ils cherchent toutes les informations disponibles sur Bahia Blanca, via les moteurs de recherche, les réseaux sociaux et des bases de données, à partir desquelles ils construisent des articles, en privilégiant les dépenses publiques, les services publics, les actions associatives, les droits de l’homme, l’accès du public à l’information et l’environnement.
« Une approche qui leur permet, ajoute-t-il, de publier des ‘breaking stories‘ reprises ensuite par les grands médias et d’être pris en considération [putting in the map] par les rédactions locales. »
SoloLocal a aussi forgé des accords plus pérennes avec un journal, des stations de radio et des télévisions, ce qui permet au site d’être connu au-delà du cercle des internautes.
Le site est délibérément low cost: chacun travaille en réseau à partir de son ordinateur, et un réseau de « journalistes-citoyen » fournit l’essentiel du contenu. Fondamentalement, d’ailleurs SoloLocal —s’il n’est pas un site participatif— incite ses visiteurs à s’emparer des outils et des données qu’il signale, pour que ceux-ci se construisent leur propre information, comme dans cet article Representante y Proveedor, où l’auteur renvoie sur un site de données, et incite son lecteur à s’y plonger, lorsqu’il écrit: « L’outil numérique Gasto Público Bahiense (…) donne au public un excellent moyen de contrôle social ».
- sources : Journalism.co.uk, LinkedIn
Reportube, ou YouTube au pays des Incas
Connaissez-vous Pablo Mancini? Vous devriez. Ce jeune homme de 28 ans est actuellement « gestionnaire de contenu et de services numériques » du site d’El Comercio au Pérou, il est aussi enseignant en communication numérique à l’Université Mayor à Santiago du Chili. Argentin , il a travaillé d’abord dans son pays d’origine pour Perfil aux cotés de Dario Gallo [son blog Bloc de Periodista], le créateur de 140, avec lequel pendant deux ans il a travaillé sur une expérience virale unique en son genre .
Il s’agissait rien moins que de demander au gouvernement de l’époque [nous sommes vers 2004-2005] de poser une plaque sur la maison où a vécu Mafalda, célèbre personnage de bande dessinée argentine, créée par le dessinateur Quino.
Le plus incroyable est que cette campagne aboutira en 2006 au vote d’une loi par le Parlement argentin. Elle ordonnait la pose d’un plaque sur cette maison [adresse: Chili 371, quartier San Telmo, Buenos Aires], et citait, parmi ses motifs, l’existence du blog lacasamafalda, support de la campagne virale.
Nos deux compères sont aussi à l’initiative d’un site d’informations pour le téléphone mobile, 20palabres. Ce site ressemble peu ou prou à Twitter puisque les informations sont à la fois « produites » et « consultées » par les utilisateurs. Elles sont extrêmement brèves et en général contiennent un lien (voire plusieurs).
Des internautes urbains, jeunes et sans grands moyens
À son arrivée au Pérou, Pablo Mancini va étudier l’impact du numérique sur la société et la manière dont il est utilisé et consommé localement. Il donne les grandes lignes de son analyse, dans un post Ecologia de medios digitales en el Perú.
Le Pérou explique-t-il, avec 8 millions de personnes (environ un quart de la population) est le 4e pays d’Amérique latine, en terme de nombre de personnes connectées à Internet. Mais il apporte trois précisions d’importance:
- l’écrasante majorité des internautes péruviens habitent la capitale Lima;
- 85% d’entre eux ont entre 11 et 20 ans, et la plupart ne travaillent pas;
- 73% des internautes se connectent à partir d’un lieu public (cybercafé, etc.) et s’ils utilisent un téléphone mobile, c’est avec des cartes prépayées.
Tout cela lui fait dire, que « la prochaine décennie sera beaucoup plus intéressante », dans ce pays.
En attendant, Pablo Mancini travaille pour El Comercio, l’un des plus vieux quotidien d’Amérique Latine [il a été lancé en 1839], qui est une véritable institution dans le pays. Or, comme le raconte Jean-François Fogel, consultant, le site du journal a été profondément rénové, et ce, avec un succès certain :
Le succès de sa nouvelle formule est stupéfiant. Il est passé de 2,8 millions de visiteurs uniques, l’été dernier, à 4,3 millions en mars 2010 (…) plus significatif, la durée moyenne des visites a explosé, passant de 3mn 17s à 19mn 49s.
- [Jean-François Fogel analyse les ressorts de ce succès dans El Comercio tague à tout va, sur Work In Progress, un blog hébergé par Slate.fr]
Derrière ce succès, il y a la patte de Fabricio Torres, le rédacteur en chef du site, mais aussi celle de son gérant Pablo Mancini.
Reportube, un projet extrêmement innovant
S’il n’y a pas de hasard dans le numérique, il y a parfois d’heureuses coïncidences. En novembre 2009, le jour même où elcomercio.pe lançait un site participatif de vidéoreportage, YouTube lançait YouTube Direct, une plateforme qui permet d’intégrer facilement l’ensemble des fonctionnalités du site de vidéo dans un site de médias.
Une opportunité dont s’emparaient immédiatement, les responsables de Reportube. Comme l’explique Pablo Mancini, le 23 juillet 2010 sur le blog Amphibia:
Avec plusieurs milliers de reporters dans des dizaines de pays, nous avons décidé que Reportube ne serait pas seulement un site participatif, mais bien plus. Reportube s’est transformé ces derniers mois en site d’agrégation de témoignages audiovisuels. L’énorme quantité de contenus disponibles nous a conduit à penser qu’agrégation et remixage [de contenus préexistants] sont des concepts complémentaires de celui de participation et que la qualité n’était pas nécessairement synonyme de contenu original.
Reportube est un journal online, sous l’égide de elcomercio.pe, dont 100% du contenu provient de YouTube. Son modèle de production « en construction permanente » est totalement différent de la manière habituelle de produire de l’information. Son mot de passe est la gestion de contenus produits et publiés sous une forme distribuées. C’est la logique de l’open source et du logiciel libre appliquée à un processus éditorial.
La partie novatrice de Reportube —telle que définie par Paulo Mancini— se trouve en dessous du « pli », c’est-à-dire sous la limite basse de l’écran et plus particulièrement sous la barre rouge. Il faut scroller pour l’atteindre. C’est d’autant plus dommage que « ça marche ».
Le contenu est « frais » riche, varié. Les vidéos se lancent de manière fluide. Les courts textes qui les accompagnent sont clairs.
Il reste donc à souhaiter que Reportube prenne son indépendance vis-à-vis de son « site mère » elcomercia.pe. Il a l’étoffe pour cela.
Pour terminer, une vidéo où Diego Peralta Murias, Directeur du développement numérique de elcomercio, explique le fonctionnement de Reportube [en espagnol]. C’est sur YouTube, bien sûr.
- sources : OJB, Amphibia, Work In Progress