Un plan de 35 suppressions de postes dans la rédaction nationale, puis un deuxième qui touchera les rédactions de la petite couronne, puis un troisième pour la grande couronne. Au Parisien, un plan social peut en cacher un autre, l’objectif étant de parvenir à économiser 10 millions d’euros en année pleine, sans « forcer les gens à partir ni amputer les forces vives du journal », comme l’a indiqué le directeur général du journal, Jean Hornain. Un plan qui correspond à la hauteur du déficit annuel de la SNC Le Parisien, qui atteignait en 2008, 9,8 millions d’euros. Pour autant, ce plan suffira-t-il? Surtout quelle est la stratégie de la famille Amaury vis-à-vis du Parisien/Aujourd’hui et plus généralement du groupe?
Une certitude, l’ancienne équipe dirigeante, à quelques exceptions près, dont Jean Hornain, ne faisait plus l’affaire. Depuis deux ans, dans le groupe on assiste à une valse des cadres dirigeants et à une reprise en main directe par les héritiers de la famille Amaury.
Tout a commencé en 2008. Christophe Chenut, directeur général du groupe L’Équipe depuis 2003, est débarqué ainsi que Claude Droussent, un « historique » d’un journal dont il avait gravi tous les échelons, pour en devenir en 2005 directeur des rédactions print et numérique. Remy Dessarts, son successeur ne sera qu’un éphémère directeur des rédactions de 2008 à 2009, et aujourd’hui c’est Fabrice Jouhaud qui occupe ce poste que l’on sent extrêmement « éjectable ».
Des responsables sur des sièges éjectables
Le deuxième « pilier » du groupe, Amaury Sport Organisation (ASO), qui gère des événements sportifs comme le Tour de France ou le Paris Dakar, est lui aussi touché. En 2008, Patrice Clerc, son président est révoqué. Il est remplacé dans la semaine par Jean-Etienne Amaury, fils de Philippe et Marie-Odile Amaury et petit-fils d’Émilien, le fondateur de la dynastie.
Côté Le Parisien, ce n’est guère mieux. Vincent Régnier n’occupera le poste de directeur des rédactions du Parisien/Aujourd’hui en France que deux courtes années, de février 2007 à janvier 2009, avant de céder son fauteuil à Dominique de Montvalon, dont le « règne » sera encore plus court.
Le 23 septembre 2009, il part ainsi que deux des rédacteurs en chef du quotidien, Gilles Verdez et Philippe Duley, le tout étant accompagné de la démission spectaculaire de Noël Couëdel, conseiller éditorial du groupe Amaury.
Le mail au vitriol de Noël Couëdel
La démission de Noël Couëdel est tout sauf anecdotique. Il était, en effet, un personnage historique du groupe. Entré comme simple reporter à L’Équipe en 1964, il était devenu directeur des rédactions du Parisien en 1998. Parti ensuite un temps travailler pour Ouest France, notamment, il était revenu au bercail, en avril 2008 rappelé par Marie-Odile Amaury, l’actuelle présidente. Son départ traduit visiblement un profond désaccord avec la stratégie suivie par la direction, comme en témoigne le mail —au vitriol— qu’il enverra à cette occasion à toutes les rédactions du groupe:
« Je mets fin aujourd’hui à l’ensemble de mes fonctions au sein du groupe Amaury. Je ne peux pas en effet cautionner l’actuel retournement de ses valeurs qui fait du cynisme, de la brutalité et de l’incompétence les nouveaux repères des actuels propriétaires de nos titres. En dix-huit mois, ensemble, nous avons fait évoluer nos journaux, réfléchi à leur avenir, comblé vaille que vaille bien des défaillances. Les seules forces de l’entreprise, aujourd’hui, sont la qualité et l’implication de ses équipes. Ne l’oubliez pas ; n’abandonnez pas notre métier aux imposteurs. J’ai fait, pour ma part, de mon mieux. »
Visiblement, ce « de mon mieux » n’est pas ce qu’attendait une direction qui constate un effritement des ventes de ses deux titres phares depuis maintenant 5 ans pour Le Parisien et 3 ans pour L’Équipe, comme le montre le graphique ci-dessous
Il est vrai que le groupe est confronté depuis plusieurs années à un ensemble de facteurs qui en rendent la gestion difficile et en particulier:
• la désaffection pour la presse papier payante
• la concurrence des quotidiens gratuits d’information (Metro, 20 minutes et Direct Matin)
Mais il faut ajouter un autre facteur déclenchant à cette remise en ordre de la « machine Amaury »: l’évolution de la fortune personnelle de la famille Amaury, qui est étroitement liée à la bonne santé du groupe. Comme le montre la courbe ci-dessous établie par le magazine Challenges, 2008 a marqué une brutale rupture:
L’évolution de la fortune de la famille Amaury
À cela s’ajoute un facteur qui semble aggraver l’instabilité au sein du groupe, à savoir le changement de génération au sein même de la famille Amaury.
Philippe Amaury: savoir tourner la page
Le 24 mai 2006, Philippe Amaury s’éteint. Fils du fondateur de la dynastie, il avait d’abord du s’imposer face à sa sœur Francine, pour succéder à son père, Émilien Amaury. Les tribunaux arbitreront en 1983, après 6 ans d’un combat fratricide. Philippe hérite alors des quotidiens du groupe, Francine des magazines (Marie France, Point de Vue- Images du Monde) et de la régie publicitaire. Sans aucun doute un crève cœur pour Francine Amaury, héritière désignée par son père, et auteure d’une remarquable étude sur Le Petit Parisien (Histoire du plus grand quotidien de la IIIe République, PUF, Paris, 1972, 1352 pages), le prédécesseur du Parisien.
En tout cas, c’est à cette occasion que le groupe Hachette (aujourd’hui Lagardère Active), va entrer dans le capital de ce qui est devenu les éditions Philippe Amaury, à hauteur de 25%, Philippe Amaury étant à la recherche d’argent frais pour régler les droits de succession…
Très vite, ce dernier saura trouver les clés pour remettre sur les rails un groupe mal en point. Miné par un conflit sans fin (il durera au total 29 mois) avec les ouvriers du livre, Le Parisien avait alors perdu la moitié de ses ventes. Il saura en restaurer la crédibilité et choisira de faire de ce quotidien national un « régional », jouant la carte de l’information de proximité à travers des pages locales dans les départements de la petite couronne parisienne ainsi qu’à Paris et dans l’Oise.
Il s’attachera aussi à moderniser et à développer sans cesse le journal: impression couleur dès 1986, lancement du Parisien Dimanche en 1999… Enfin, changement symbolique, le journal qui s’appelait depuis la Libération Le Parisien Libéré est rebaptisé Le Parisien en 1985. Une manière de tourner une page.
Étouffer ses concurrents dans l’œuf
Philippe Amaury saura aussi être féroce vis-à-vis de ses concurrents qu’il cherchera à étouffer dans l’œuf. Lorsque Infomatin, un quotidien petit format vendu 3 francs se lance en janvier 1994, il trouve en face de lui Aujourd’hui en France, version light, car débarrassé de ses pages locales, du Parisien au prix de 3,5 francs. Depuis, Aujourd’hui en France continue son bonhomme de chemin et se vend maintenant autour de 190.000 exemplaires, bien que ses ventes stagnent depuis 3 ans. Lorsqu’un groupe de jeunes journalistes voudra lancer Le Sport, en 1987, le groupe utilisera tous les moyens en sa possession pour lui barrer la route.
Il saura aussi affronter le syndicat du Livre et… Hachette-Lagardère, lorsqu’il se retirera des NMPP pour lancer un service de distribution indépendant dans la région parisienne (sur le modèle d’ailleurs des grands groupes de quotidiens régionaux).
Lorsque Marie-Odile Amaury succède à son mari, tous les indicateurs sont au vert. Depuis…
Bref, difficile de succéder à une telle personnalité, et de diriger un groupe de plus de 3000 salariés qui génère un chiffre d’affaires de 640 millions d’euros. Mais lorsque Marie-Odile Amaury succède à son mari, à 66 ans, le groupe se porte bien et tous les indicateurs sont au vert. Depuis donc, la dégradation est patente.
En fait, il est extrêmement difficile de savoir qu’elle est la vision précise du groupe qu’elle entend développer, tant ses prises de position publiques sont peu nombreuses et peu précises. Certes, dans une interview donnée dans le cadre des États Généraux de la Presse Écrite [voir vidéo ici] , elle indique que « la presse écrite doit s’adapter aux innovations, et elle doit trouver la capacité d’évoluer rapidement ». Dans ce même entretien, elle met l’accent sur la difficulté « pour les gens d’accéder à la presse écrite », par rapport aux autres médias que sont la télévision, la radio et Internet, et donc elle souhaite que « de la même manière qu’Internet vient vers vous, la presse écrite payante vienne vers son lecteur. »
Mais quid du positionnement des journaux du groupe, de la place à accorder aux informations locales pour Le Parisien, de la stratégie Internet, etc.? Sur tous ces points, aucune indication ne filtre.
En fait, peut-être Marie-Odile, aujourd’hui âgée de 69 ans, n’est-elle qu’un « pape de transition », avant l’arrivée aux commandes de la nouvelle génération Amaury. Voici ce qu’elle déclarait à L’Expansion en janvier 2009:
» Aujourd’hui, je me suis fixé comme mission de transmettre à mes enfants un groupe en état de marche. Pour cela, il faut le faire évoluer, le développer dans la continuité des valeurs qui étaient celles de mon mari. Je m’y attelle chaque jour. »
Le groupe est la propriété d’Aurore et de Jean-Étienne, les enfants de Philippe Amaury
« Transmettre à mes enfants » est sans doute la phrase clé, car, comme le précise Challenges, « Marie-Odile Amaury n’est qu’usufrutière de l’empire. Traumatisé par la succession de son père Émilien, Philippe avait très tôt fait de leurs enfants, Aurore et Jean-Étienne (35 et 33 ans), les propriétaires ».
Dit autrement, le groupe Amaury se trouve à une période charnière. Sans doute, Marie-Odile Amaury le dirige-t-elle en ce moment, mais quelle est la part des enfants dans les décisions actuelles?
Qui décide réellement?
Par exemple, ASO, sous l’impulsion de son président Patrice Clerc a mené durant 4 longues années une guerre farouche contre l’Union cycliste internationale. L’enjeu tenait, outre les aspects commerciaux, à la lutte contre le dopage, Patrice Clerc jugeant l’UCI trop laxiste. Cela l’avait conduit à organiser le Tour de France 2008 hors de l’UCI. Un politique risquée, car cela pouvait éloigner ASO -et par ricochet le groupe Amaury- du mouvement olympique. Or, ASO est sans doute l’élément le plus rentable du groupe, avec un bénéfice d’environ 30 millions d’euros pour 150 millions de chiffre d’affaires.
La stratégie de Patrice Clerc sera brutalement remise en cause par M-O Amaury. Elle négociera directement un accord avec l’UCI, lequel sera signé le 25 septembre 2009, au terme duquel ASO réintègre « la grande famille cycliste ».
En 2009, les contrôles antidopage du Tour de France ont été effectués sous l’égide de l’UCI, et cette manifestation a vu le retour de Lance Amstrong…
Ce choix stratégique est-il une décision familiale ou de la seule Marie-Odile Amaury? En tout cas, aujourd’hui c’est Jean-Étienne qui l’applique. Mais difficile de croire que cet homme jeune, centralien, titulaire d’un MBA de l’université californienne de Stanford, et qui a travaillé chez Bloomberg ne soit là pour la figuration. D’ailleurs, lors de sa nomination à la tête d’ASO, il déclarait :
« À titre personnel, je reprendrai mes fonctions au niveau du groupe Amaury après avoir utilisé les prochains mois pour mettre en place (…) la structure qui devra manager durablement la société. Je vais veiller avec lui à ce que les accords qui ont été signés [avec l’UCI] le 25 septembre connaissent une application réussie ». Il ajoutait qu’ASO avait un « potentiel considérable » et des objectifs « ambitieux et internationaux ».
Aurore a fait ses armes avec Kill Bill et un journal low cost
Pendant, ce temps, sa sœur aînée Aurore n’a pas été inactive non plus dans un groupe que cette avocate, qui exerçait à New York, a rejoint en 2006. Directrice des études stratégiques, elle s’est plus particulièrement impliquée dans deux projets destinés à couper l’herbe sous le pied de concurrents, appliquant en cela à la lettre les leçons de son père.
Le premier, intitulé Kill Bill, visait à créer un quotidien destiné à contrer le projet de « Bild à la française » que voulait lancer le groupe allemand Springer en 2007. Ce projet n’ayant jamais vu le jour, le groupe Amaury a décidé d’arrêter également le sien.
Le second était la création d’un quotidien low cost, car réalisé par moins de 50 journalistes, Aujourd’hui-Sport, destiné à concurrencer Le 10-Sport, lancé par Michel Moulin. Ce dernier étant devenu hebdomadaire, et Aujourd’hui-Sport n’ayant jamais trouvé sa place à côté de son grand frère L’Équipe, l’expérience a été arrêtée.
Pour l’instant, nous en sommes là. Marie-Odile Amaury ne semble pas décidé à passer la main. À L’Alsace, elle a déclaré, qu’elle n’avait pas encore décidé le moment propice pour rendre la main, ajoutant: « tant que Dieu me prête vie… » Et puis dernière question, à la mort d’Émilien Amaury, ses deux héritiers s’étaient déchirés. Qu’en sera-t-il demain?