Et si Le Monde rachetait OWNI et propulsait Nicolas Voisin, son fondateur, à la tête de sa rédaction? Inimaginable? C’est pourtant cet « inimaginable » qu’a réalisé le très conservateur Forbes en rachetant la start up True/Slant et en faisant de son créateur Lewis VDorkin le directeur de sa rédaction, avec comme objectif —entre autres— une remise à plat complet de son système éditorial et du mode de financement de son site. Visiblement, on pense de l’autre côté de l’Atlantique l’avenir sourit aux audacieux.
Aujourd’hui, les éditeurs sont confrontés à une difficile équation économique, dont il faut rappeler les termes. Ils doivent continuer —mais pour combien de temps?— la publication de leurs éditions papier qui assurent encore une grande part de leurs revenus. Florent Latrive de liberation.fr rappelait (le 12 janvier 2011) lors des Entretiens du Napoléon, que « 5% du chiffre d’affaires de Libération provient du Web ». Une proportion confirmée par les nouveaux propriétaires du Monde, lors de l’entretien qu’ils ont accordé à l’Association des journalistes médias, ainsi que le retrace Benoît Daragon sur son blog. L’un des objectifs des repreneurs est « d’augmenter les recettes issues du web qui ne représentent que 5% du chiffre d’affaires total alors que lemonde.fr est un des sites d’actualité les plus visités de France ».
Le changement d’équation économique est en marche pour d’autres éditeurs, comme c’est le cas, en Grande-Bretagne, au Financial Times, qui revendique désormais plus de 200.000 souscripteurs à son offre payante en ligne, ce qui représente une hausse de 71% sur une année. Un succès sur le Web nécessaire, car dans le même temps les ventes du quotidien papier ont diminué de presque 100.000 exemplaires en dix ans, passant de 485.000 exemplaires en 2000 à 390.000 en décembre 2010. [plus de détails sur paidContent.org]
Donc, il y a urgence à mieux s’installer sur le web, pour relayer le fléchissement des ventes du journal papier. L’une des principales difficultés tient en ce qu’il n’est pas possible pour un éditeur de redémarrer de zéro. Dommage, car le coût de production de l’information stricto sensu pour un journal papier est relativement faible, aux alentours de 15% comme l’a montré, le spécialiste de l’économie des médias Harold Vogel [Entertainment industry economics: a guide for financial analysis, Cambridge University Press, 2007, p. 343 — une réédition est prévue pour début 2011]
Mais que signifie « mieux s’installer sur le Web » pour un site? Krishna Barat, le créateur de Google News, est un bon observateur de l’information en ligne, puisqu’il surveille en permanence des milliers de sites dans le monde entier. Or, raconte-t-il en à James Fallow dans The Atlantic, « Dés lors qu’un événement se produit, pratiquement tout le monde dit approximativement la même chose ». Cette surmédiatisation de certains événements, qui écrasent les autres, cette redondance dans le mode de traitement l’interroge et l’inquiète:
Qu’est-ce que cela signifie qu’un millier de personnes [les producteurs d’information] en arrivent à avoir la même lecture d’un événement? Pourquoi ne peut-il y avoir cinq lectures différentes? Et pendant ce temps, pourquoi ne pas utiliser cette énergie pour observer quelque chose d’autre, tout aussi important, mais qui est négligé.
Une question qui a ses yeux n’est pas purement théorique:
Je crois que l’industrie de l’information se rend compte qu’elle ne sera pas en mesure de continuer à soutenir la production d’articles aussi semblables.
Les éditeurs sont donc confrontés, à la pression du temps —il faut faire vite— et à un double enjeu: économique, pour faire en sorte que le Web —dans son acceptation globale— prenne le relai du papier, et éditorial pour proposer un contenu plus diversifié.
Forbes a beaucoup souffert de la crise économique, mais reste un titre leader
C’est ici, que mon attention a été attirée par l’ambitieuse rénovation de Forbes menée Lewis DVorkin et expliquée dans un très long post [cette mutation est aussi suivie sur #ForbesBiz]
Forbes est un magazine économique connu, à la tonalité conservatrice [par exemple, il n’hésite pas à comparer Obama à Lénine], qui se veut « l’outil du capitaliste ». Son site est un des leaders de l’information économique aux États-Unis. Selon, le site de ranking alexa, il fait partie du peloton de tête en terme de trafic et de volume de recherche vis-à-vis de ses concurrents directs businessweek.com, economist.com et se détache en terme de pages vues; il revendique environ 18 millions de pages vues/mois.
Cette apparente bonne santé ne doit pas masquer le fait que ce groupe familial [dirigé par Steve Forbes, l’un des descendant du fondateur] a beaucoup souffert lors de la crise économique [la publicité a chuté de 30% en 2009] ce qui l’a conduit à licencier pratiquement un journaliste sur quatre travaillant dans le magazine en 2009.
C’est dans ce contexte que le groupe a décidé de se remuscler et de passer à de reprendre l’initiative en innovant en particulier sur son site. C’est dans cette optique que Forbes vient de renforcer son état-major, avec un nouveau Pdg (CEO) Mike Perlis, qui cumule une expérience dans la banque (ancien associé de Softbank Capital) et dans la presse, puisqu’il a dirigé Ziff Davis Media, un groupe spécialisé dans l’information technologique et de jeu ainsi que du groupe PlayBoy, un directeur du marketing, Jorge Consuegra, ancien directeur à l’international de Yahoo!, et donc Lewis DVorkin.
Ce dernier connaît particulièrement bien la presse, puisqu’il a travaillé successivement au New York Times, à Newsweek, à Forbes dans les années 1990, avant d’assumer le poste prestigieux de rédacteur en chef de la Une du Wall Street Journal. Il connaît bien aussi les médias « non traditionnels », puisqu’il monta dans le train AOL (première version) avant donc de développer sa propre start up.
True/Slant a pendant une année été un laboratoire d’idées
Particularité, Lewis DVorkin n’a pas été recruté selon un schéma classique. Forbes a en effet racheté la start up, True/Slant, qu’il avait créé et dont Forbes était… un des investisseurs initial.
True/Slant a été lancé en avril 2009 et donc fermé abruptement en août 2010, lors du rachat. Au cours de cette année d’existence il aura surtout été un laboratoire sur l’information, dans un processus de « destruction créatrice », comme l’expliquait en avril 2010 Lewis DVorkin.
Il donnait quelques clés:
- l’embauche de journalistes ayant travaillé pour les « vieux » médias ainsi que pour les médias numériques;
- très peu de personnel permanent: True/Slant employait 5 permanents et 300 blogueurs;
- le refus de tout « contrôle éditorial », considéré comme une « relique du passé, n’ayant pas sa place dans le monde du Web ».
… et faisait un premier retour d’expériences:
- le fait de faire confiance aux auteurs permet d’obtenir un contenu beaucoup plus riche, que par le système traditionnel d’édition, et tant pis s’il reste quelques fautes de style ou typographiques;
- les articles ayant eu le plus de succès étaient des contenus originaux (reportages, analyses, etc.);
- le rôle de la communauté est essentiel, qu’il s’agisse des contributeurs/blogueurs, ou des lecteurs; leurs contributions permettent de créer un « cercle vertueux » où leurs suggestions —explicites ou implicites— permettent d’enrichir le site, d’en augmenter l’attractivité, etc.
Bref, Lewis DVorkin semble possédé par deux obsessions: « plus cela va vite, mieux cela vaut », et « il faut en offrir toujours plus ». Autant dire, que dès sa nomination à la tête de la rédaction [son titre officiel est « Chief Product Officer »] de Forbes, il s’est empressé d’appliquer les idées qu’il avait testé à True/Slant, mais à une tout autre échelle.
Comme l’explique Zekee Turner du New York Observer, dans un article au titre explicite, Darth DVorkin Arrives at Forbes, son arrivée, son projet et ses méthodes ont suscité [et continuent de susciter] des craintes et en particulier un baisse de qualité du contenu. En effet, il n’est pas question ici d’un simple lifting mais bien de reconstruire Forbes.
Ce que met en œuvre Lewis DVorkin s’articule sur quatre points:
- le contenu. Il s’agit d’en bouleverser le modèle de production. Cela passe par un renforcement de la rédaction avec l’embauche d’une douzaine de journalistes et surtout le recrutement de 250 « contributeurs », qui peuvent être aussi bien des journalistes que des universitaires ou des chefs d’entreprise, mais qui sont tous experts dans leur domaine. L’important est que tous produisent et beaucoup, « entre 125 et 150 posts quotidiens, rédaction et contributeurs confondus ». Il est significatif qu’il ne soit pas demandé aux journalistes de tenir un blog, mais que cela leur soit imposé.
- la diminution du nombre de « couches » [layers] qui séparent les créateurs de contenus de leur lectorat. C’est la partie la plus sensible, car elle concerne la « qualité » de la production? En théorie, cela ne devrait pas toucher le magazine papier, où la qualité, la « finition » sont des notions essentielles, explique-t-il. D’ailleurs, l’édition du papier doit, estime-t-il, rester distincte du numérique, où la qualité est une notion évolutive. » À l’heure actuelle, ce qui compte c’est l’actualité; le fait de mettre à jour [ses informations] de manière permanente et itérative; la pertinence; l’agrégation; l’expression individuelle; et le dialogue. »
- l’enrichissement mutuel. Avec ce nouveau système, « Forbes construit une force répartie entre les différents contenus des créateurs qui sont autant de marques individuelles, tous étant liés aux autres sous l’ombrelle Forbes.com« . Mais il va plus loin. Il veut l’abolition des « silos » et des « barrières » qui séparent la rédaction et le marketing en particulier, veut remplacer tout cela par un « continuum ». Pour cela, il existe un programme, AdVoice: les gens du marketing bénéficient des mêmes outils que les journalistes et les contributeurs, la seule différence étant que le contenu qu’ils produisent est « clairement identifié et signalé ».
- L’importance des réseaux sociaux. Lewis DVorkin, dit clairement que la stratégie adoptée vise à créer une plateforme qui place un journalisme faisant autorité au cœur des réseaux sociaux.
Cette nouvelle circulation de l’information, élaborée lors de la période True/Slant et désormais appliquée à Forbes, a été résumée, par Lewis DVorkin dans le schéma ci-dessous, dont la complexité n’est qu’apparente. En fait, il superpose deux « continuum »:
- celui de la circulation des contenus/articles (traits pleins), où l’on notera qu’un même contenu peut parvenir à un consommateur/lecteur par quatre voies distinctes (Directement, via le processus éditorial classique, via les moteurs de recherche et via les réseaux sociaux)
- celui de l’analyse des données (traits pointillés rouge). Le point de départ et d’arrivée de cette boucle est très nettement, les « analystes », qui permettent d’améliorer les contenus, le référencement, l’attractivité du contributeur, ainsi que le cahier des charges éditorial [« playbooks » que j’ai traduit par « recommandations »]
Dans la réalité, ces deux continuum s’enchevêtrent et se répondent.
Le plus fascinant de cette histoire est la rapidité de mise en œuvre. Lewis DVorkin a été nommé au cours de l’été 2010. Il s’est tout de suite attelé à la transformation du site, mais en s’y prenant à l’envers. Il n’a pas changer d’abord la page d’accueil, mais s’est tenu à son programme, à savoir reconstruire le site en partant de ses fondations, en commençant par « obliger » tous les contributeurs, qu’ils soient journalistes de la rédaction comme contributeurs a se créer un « profil » sur le site, puis en rénovant ce qu’il appelle les « channels« , un peu sur le modèle de ce qu’à construit —et qui fait le succès— de The Atlantic.
Un mix de contenus d’information et de marketing
Chacun de ces « channels« , qui correspondrait peu ou prou chez nous à des « rubriques » — »Investir », « Technologie », etc.—, est une sorte de mini-site où chacune des personnes qui y collaborent doit pouvoir être clairement identifiée [d’où l’importance de la création du profil pour chacun des auteurs, et de son renseignement précis] par ce que Lewis DVorkin appelle les « consumers » [consommateurs], la possibilité de suivre ce « channel » précisément, etc.
Pour les contributeurs, qu’ils soient journalistes de la rédaction (reporters comme secrétaires de rédaction/éditeurs) ou contributeurs externes, chacun doit être identifié comme tel (de la rédaction ou extérieur), doivent alimenter le fil Twitter du channel ou du site, et doivent aussi promouvoir leur personal branding, qui est un instrument clé de reconnaissance sur les réseaux sociaux.
Pour les « marketers », leurs articles publiés via AdVoice, sont automatiquement insérés dans le « channel » approprié. Ce que Forbes propose en terme de contenu est donc un mix d’informations et de contenus marketing, chacun étant clairement signalé comme tel.
Nous sommes actuellement à la phase de construction de ces channels et ce n’est qu’ensuite, dans quelques mois, mai ou juin sans doute, que l’actuelle page d’accueil de Forbes sera modifiée.
Difficile de dire aujourd’hui, si cette reconstruction du site sera efficace. Lauren Kirchner de la Columbia Journalism Review s’interroge en particulier sur la pertinence de ce modèle pour un public très particulier [pour faire simple, les hommes d’affaires] et sur un choix radicalement opposé à celui adopté par The Economist, où ce sont des voix autorisés. Elle s’interroge aussi sur les raisons qui conduiraient les lecteurs de « suivre » ou à devenir « ami » avec tel ou tel journaliste plutôt que tel autre ?
Lewis DVorkin est sans doute conscient de ces difficultés, mais pour lui, c’est simple, « l’avenir de l’information tient dans l’expérimentation ».