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Florence Aubenas, George Orwell: une différence de classe

Avec Le Quai de Ouistreham, Florence Aubenas a choisi d’utiliser  le journalisme « d’immersion », baptisé par les anglo-saxons stunt journalism. Elle inscrit ainsi son travail dans celui d’une lignée de journalistes dont l’initiatrice fut Nellie Bly du New York World de Joseph Pulitzer, mais elle place aussi ses pas dans ceux de George Orwell, dont l’enquête sur les mineurs anglais avait été publiée au milieu des années 1930 sous le titre The Road to Wigan Pier, traduit en français Le Quai de Wigan.

« Un journaliste digne de ce nom (…) s’interdit d’invoquer un titre ou une qualité imaginaires, d’user de moyens déloyaux pour obtenir une information ou surprendre la bonne foi de quiconque ». La Charte des devoirs professionnels des journalistes français de 1938 est sans équivoque. Pour la transgresser il faut de bonnes raisons. L’une des principales est qu’avancer masqué permet de pénétrer dans des milieux inaccessibles par les moyens « loyaux ».

C’est l’argument central des promoteurs de l’émission Les infiltrés de France2, qui a obtenu en 2009 le Laurier Information TV et qui est ainsi défendu par Capa, la société productrice:

Pratiquer le journalisme infiltré est déontologiquement correct, à l’heure du cache-misère de la communication et des relations publiques. Pour savoir ce qui se passe dans certaines maisons de retraite, dans les allées de la presse people ou dans la petite mafia des faux papiers, il ne sert à rien de se présenter avec sa carte de presse: vous serez très vite congédié ou, au mieux, baladé et manipulé (…) Il n’y a là nulle atteinte à la vie privée et encore moins escroquerie d’étiquette: en effet, pour dénoncer efficacement les faussaires de tout poil, il convient dans bien des cas de prêcher le faux pour avoir le vrai. »

« On entre dans un terrain extrêmement glissant »

Comme le remarquent David Servenay et Pascal Riché de rue89, à propos de cette émission, « on entre dans un terrain extrêmement glissant lorsque l’on fait du masque un ‘principe’: aujourd’hui le principe d’une émission, demain le principe d’une profession? »

Nellie Bly fut une des pionnières du "stunt journalism"

En septembre 1887, une jeune femme de 23 ans, Elizabeth Cochrane, cherche du travail à New York. Elle rencontre le rédacteur en chef du New York World, John A. Cockerill et lui soumet une liste d’idées de sujets et parmi celles-ci celle de se faire passer pour une folle afin d’être internée à Blackwell’s Island, un asile de sinistre réputation. L’idée plaît à Joseph Pulitzer, le propriétaire du journal (1).

Nellie Bly passera dix jours dans cet enfer [Hellhole], et ses articles auront un immense retentissement, provoquant une prise de conscience des conditions de vie des aliénés. Les autorités débloqueront en urgence 1 million de dollars, et les médecins, qui n’ont pas su détecter la supercherie seront la risée de tous.

A stunt c’est aussi bien un exploit qu’un canular

En fait, Nellie Bly n’en était pas à son coup d’essai, puisqu’elle avait déjà écrit sur « ses expériences personnelles » (sa vie à Mexico, le travail dans une usine, son témoignage lors du divorce de sa mère) lorsqu’elle avait été reporter au Pittsburgh Dispatch, son précédent employeur. Elle récidivera tout au long de sa carrière et se verra qualifier, à sa mort en 1922, de « meilleure reporter américaine ». [sa biographie, en anglais, ici]

Le stunt journalism est né. Le terme a un sens précis en anglais. Stunt peut se traduire par « tour de force » ou « exploit », dans le sens de « destiné à attirer le public », ou de manière plus figurée par « canular », « coup monté » .

L’idée sera reprise à plusieurs reprises mais dans un but de dénonciation. En 1959, John Howard Griffin, un journaliste blanc se maquillera en noir pour rendre compte de la réalité de la ségrégation en Alabama, et rendra compte de cette expérience dans Black Like Me (2).

Günther Walraff, célèbre journaliste allemand, habitué des métamorphoses, puisqu’il s’est glissé dans la peau d’une reporter du journal à sensation Bild dans les années 1970 et dans la peau d’un Turc dans les années 1980 (3), a repris l’idée de Griffin et s’est transformé en Somalien. Noir sur Blanc, réalisé en 2009, se veut une dénonciation du racisme ordinaire. Il a reçu des réactions mitigées, en particulier, il lui sera reproché de ne pas avoir laissé le rôle principal à un Africain.

Günther Walfraff se glisse dans la peau d’un Africain

Le journalisme d’immersion comme catharsis

Parfois, les motivations des journalistes sont plus troubles. En témoigne, celles de Matthew Thompson, dont le livre My Colombian Death (4), est le fruit d’une longue enquête « d’immersion », dans le milieu des narco-traficants colombiens. Journaliste au Sydney Morning Herald, il décide de laisser là femme et enfant et de partir à la découverte de lui-même, comme il le raconte dans son livre:

« Ma vie telle qu’elle devrait se dérouler [s’il restait à Sydney] ne présentera jamais un éventail d’expériences suffisamment profondes pour que je me connaisse moi-même, pour que je puisse éprouver mes nerfs, mon courage et mes limites. Je demande un monde où la tension traverse tous les aspects de la vie, où le drame forme tout ce que les gens murmurent à leur amoureux ».

Sans remettre en cause, la qualité du travail de Matthew Thompson, on peut s’interroger sur ses motivations. Faire du journalisme un catharsis, est-ce encore du journalisme ?

Quand on le vit, on comprend ce que vivent les gens

Alors se pose la question: pourquoi Florence Aubenas a-t-elle choisi la formule du journalisme d’insertion, « d’invoquer un titre imaginaire », afin de masquer sa qualité de journaliste professionnelle?  Il ne s’agissait pas de pénétrer un milieu hostile. Les demandeurs d’emploi et les femmes de ménages de la région de Caen ne sont pas des narco-trafiquants colombiens. Il ne s’agissait pas non plus de s’immiscer dans une institution close comme peut l’être un asile d’aliénés.

L’explication est purement journalistique et porte sur une question de « point de vue », telle qu’elle la livre dans une interview pour le site de France2:

Comme journaliste on a du mal à appréhender les formes d’exclusion. C’est toujours biaisé: pour parler des précaires on finit souvent par interviewer la stagiaire de sa cousine ou à passer pour une assistante sociale.

On sait tous que le chômage existe. Mais quand on le vit, ce n’est pas pareil. Quand on vous dit « vous êtes le fond de la casserole », celle qui ne trouvera pas de travail on comprend ce que vivent les gens. Et on rend compte d’une réalité vécue. »

Bref, il faut « être », puisque l’on ne peut pas « parler de… » La perspective ouverte ainsi est vertigineuse. Mais cela ouvre-t-il sur une forme de journalisme de meilleure qualité?

La recherche de la vérité se paie du prix de la confiance trahie

Pour l’enquête peut-être. Sur le plan journalistique, on gagne en précision, on peut faire partager « son » expérience, « son » vécu et cela Florence Aubenas, le fait très bien. Par exemple cette scène, où elle décrit comment femme de ménage, elle « devient invisible »:

Il ne restait plus qu’une femme sur un plateau collectif, une petite souris affairée, remuant des papiers par saccades, quand un homme a surgi d’une pièce voisine pour se précipiter sur elle. Il a soufflé: « enfin nous sommes seuls ». (…) Je n’étais pas cachée, au contraire, je me trouvais à quelques mètres d’eux, en train de passer l’aspirateur avec fracas. Je m’efforçais de faire encore plus de bruit pour me signaler, heurtant les meubles, secouant les poubelles. Ils ne m’entendaient pas, ne me voyaient pas . Je n’étais plus pour eux qu’un simple prolongement de l’aspirateur, la même mécanique tout juste agrémentée d’une blouse et de gants en plastique.

Mais pour atteindre cette « vérité », il faut payer un prix exhorbitant, à savoir mentir en continu pendant six mois à des gens dont on va raconter ensuite des pans entier de la vie. Car F. Aubenas est entrée dans l’intimé de nombreuses personnes qui l’ont aidé, soutenue, avec qui elle a partagé des repas, des fou-rires. Sans doute, les identités réelles sont-elles masquées, mais comment les « Museau » dont nous n’ignorons rien des déboires conjugaux, comment « Boule Puante », qui travaille sur le ferry, etc. peuvent-ils prendre leur mise en scène publique. C’est une confiance trahie, et l’on comprend que Mauricette, la chef d’équipe sur le ferry, n’ait « pas vraiment apprécié ».

Il n’y a plus de distance

Mais il y a un autre problème, que connaissent tous les journalistes embedded, ce qui est le cas ici, a savoir une distortion de la perception. L’enquête ne peut plus être fair, c’est-à-dire équilibrée. La prise de distance est annulée. L’exemple le plus typique est sans doute celui des « deux dragons », qui gèrent le camping municipal baptisé pour la circonstance « Cheval Blanc ». Elles sont ainsi introduites dans l’histoire, et pour le coup « habillées pour l’hiver »:

Deux dragons-femmes font tourner le camping municipal, également jeunes, mais l’une plutôt sèche et l’autre plutôt potelée, l’une blonde et l’autre brune. Elles harponnent immédiatement Mme Tourlaville, déjà venue la semaine précédente pour un ménage d’essai. Les deux dragons ont dressé la liste des erreurs et la déclament à la cantonade d’un ton indigné de procureur: « Vous avez mis deux alèses sur le lit du bungalow 13. Il restait de la poussière sous le canapé du bungalow 32. Le four à micro-ondes du bungalow 11 présentait des traces sur la porte vitrée…

On pourra répliquer que c’est de bonne guerre, puisqu’il s’agit de raconter la crise vécue par une chômeuse sans qualification qui cherche un emploi, et donc que c’est de ce point de vue qu’est racontée l’histoire. Certes, mais est-ce encore du journalisme ou seulement du témoignage?

George Orwell joue franc jeu avec les mineurs de Wigan

George Orwell, en 1936, lorsqu’il a décidé d’enquêter sur les mineurs de Wigan, après avoir écrit notamment Dans la dêche de Paris à Londres. Lui joue franc jeu. Il utilise un réseau militant, celui des National Unemployed Workers’s Movement (NUWM). Il y aura de la distance:

Au NUWM, tous les hommes présents se sont montrés très cordiaux et prêts à se mettre en quatre pour me fournir les informations souhaitées dès qu’ils ont su que j’écrivais et que je cherchais à rassembler des informations sur les conditions de vie de la classe ouvrière. Mais impossible d’être traité tout à fait en égal. Ils m’appellent tantôt « Monsieur », tantôt « Camarade ». (5)

Le travail des mineurs tel que le découvrira George Orwell

Au cours de ce long travail d’enquête de plusieurs mois, pendant lesquels il va partager les très difficiles conditions de vie des mineurs et de leur famille, George Orwell va tout étudier: les salaires, le système de chômage, les conditions de logement, les conditions de travail… et raconter cela sans pathos, ce qui rend sa description —et sa dénonciation— encore plus saisissante et poignante. Il ne se mettra pas « dans la peau d’un mineur », car c’est impossible:

Plusieurs mois durant, j’ai vécu uniquement dans des foyers de mineurs. Je prenais mes repas à la table familiale, je me lavais à l’évier de la cuisine, je faisais chambre commune avec des mineurs, je vidais des pintes de bière avec des mineurs, je jouais aux fléchettes avec eux, je parlais interminablement avec eux. Mais bien que me trouvant au milieu d’eux —et je l’espère et le crois, étant pour eux autre chose qu’un mal à prendre en patience— je n’étais pas l’un d’eux, et cela ils le comprenaient aussi bien, sinon mieux, que moi. (…) Ce n’est pas une question d’antipathie ou de répugnance instinctive, mais uniquement de différence, et c’est assez pour empêcher toute réelle communion de pensée ou de sentiment.

Cette différence de classe, c’est ainsi que la nomme George Orwell [cela peut sonner curieux et archaïque en ce début de XXIe siècle], ne peux pas s’abolir facilement.

Rien de plus facile que d’affirmer mon désir de faire table rase des particularismes de classe; mais la quasi totalité de ce qui forme ma pensée et mon être repose sur des particularismes de classe. Tous les concepts que j’ai dans la tête —notion du bien et du mal, de l’agréable et du désagréable, du comique et du sérieux, du laid et du beau— sont essentiellement les concepts de la classe moyenne. (…) pour surmonter l’oppression de classe, je dois faire taire en moi non seulement mon snobisme particulier mais aussi tous mes goûts et prédispositions acquises. Je dois opérer en moi une transformation si profonde qu’au bout du compte il ne restera pratiquement rien de la personne que j’étais.

On voit ici, que le chemin du Quai de Wigan n’est pas celui du Quai d’Oustreham, et que ce dernier ouvrage ne repose que sur l’artifice qui consiste à faire croire qu’il est possible de se mettre « dans la peau » d’un autre. Cela peut plaire, mais cela interroge profondément le journalisme dans sa pratique et son éthique.

Notes

1 – A Life Pulitzer, par Denis Brian, John Wiley & sons, New York, 2001, pp. 125-127.
2 – Dans la peau d’un noir, Black Like Me, par John Howard Griffin, Gallimard, coll. Folio, 1976
3 – Tête de Turc, par Günther Walraff, LGF, Le livre de poche, 1987.
4 – My Columbian Death, par Matthew Thompson, PanMacMillan Picador Australia, 2008 [non traduit en français]
5 – Essais, articles, lettres, volume I (1920-1940), par George Orwell, Éditions Ivréa , 1995, p. 223.
6 – Le quai de Wigan, par George Orwell, Éditions Ivréa, 1995, p. 176.
7 – ibid, pp. 181-182

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