L’affaire dans laquelle est inculpée Dominique Strauss-Kahn est loin d’être achevée, mais elle illustre à quel point il devient impératif —pour les rédactions comme pour les journalistes— d’établir des règles du jeu claires sur l’utilisation des réseaux sociaux, tant ceux-ci jouent désormais un rôle central dans l’information. C’est l’objet d’un guide établi par l’ASNE, une association qui regroupe les dirigeants des principaux médias américains. Il établit à partir d’exemples concrets et de chartes existantes, dix « bonnes pratiques » sur les réseaux sociaux à destination des journalistes.
Les réseaux sociaux, en particulier Twitter, sont au cœur de « l’affaire Dominique Strauss-Kahn ». C’est en effet, grâce à eux que la nouvelle de son arrestation rocambolesque a été connue, grâce à eux aussi que l’on a pu se tenir au courant en live, en suivant par exemple le hashtag #dsk. Les journalistes n’ont pas été les derniers à utiliser les réseaux sociaux soit pour s’informer, soit pour eux-même informer, comme l’a fait @daftkurt, un journaliste de l’AFP, qui a twitté en direct son attente devant le commissariat new yorkais où était détenu ce dimanche 15 mai 2011, l’alors encore Directeur du FMI. Voici, un extrait de la timeline de @dafkurt:
Dans le même temps, on a vu se développer une théorie du complot à partir du tweet [ci-dessous] de Jonathan Pinet [@j_pinet], qui fut le premier à sortir l’affaire, avant le site du New York Post. Il se trouve que celui-ci est un adhérent des Jeunes Populaires. Il n’en fallait pas plus pour que certains [lire ici un article du Post sur le sujet] voient dans coïncidence un coup monté de l’UMP destiné à couler définitivement un concurrent potentiel de Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle.
Face à cet emballement, il apparaît très clairement qu’il devient impératif d’établir dans les rédactions des règles du jeu sur l’utilisation des réseaux sociaux.
Il se trouve que L’ASNE, une association qui regroupe les directeurs des principaux journaux américains, a eu l’excellente idée de publier —en mai 2011— un guide des dix meilleures pratiques sur les réseaux sociaux à destination des journalistes [ce guide est téléchargeable ici]. Pour ce faire, les auteurs se sont appuyés sur les chartes déjà éditées de 18 médias anglo-saxons, dont deux agences de presse, Reuters et Bloomberg, et plusieurs quotidiens importants, comme le NewYork Times, le Washington Post, le Wall Street Journal, le Guardian, etc. Ces règles sont, de fait, contraignantes.
De cette synthèse, il ressort dix points clés, que je reprends de manière détaillée:
1. Les règles éthiques et déontologiques traditionnelles s’appliquent également sur les réseaux sociaux.
Pour les auteurs du guide, il n’y a pas de différence entre le monde réel et virtuel: « Les journalistes doivent agir sur les réseaux sociaux exactement de la même façon qu’ils le feraient dans la réalité. Ils ne doivent pas écrire quelque chose qui ne pourrait pas être publié à la Une de leur journal, et qui pourrait les embarrasser personnellement ou professionnellement, ou atteindre leur journal. » Il reprend un principe énoncé, par exemple par l’Orlando Sentinel :
« L’intégrité est notre principe de base. Nos principes éthiques ne sont pas modifiés lorsque nous travaillons sur différents plateformes et avec différents médias. »
Le rapport cite l’exemple Hiroko Tabuchi, une journaliste du New York Times basée au Japon. Au cours d’une conférence de presse de Akio Toyada, le Pdg de Toyota, elle avait publié une série de tweets vengeurs, dont celui-ci
Akio Toyoda took very few questions, ignored reporters incl me who tried to ask a follow-up. I’m sorry, but Toyota sucks. [Akio Toyoda a répondu à très peu de questions, ignorant les journalistes, moi inclus, qui essayaient de le relancer. Je suis désolée mais Toyota gave.]
À la lecture de ces tweets, sa rédactrice en chef avait décidé dans un premier temps de le retirer le dossier Toyota, car s’il arrive aux journalistes de se plaindre de leurs conditions de travail, Le « faire publiquement et en live, c’est inacceptable ». Elle se ravisera par la suite, car elle considéra que les tweets d’Hiroko Tabuchi montraient que celle-ci était contrariée par l’organisation de la visite de presse et non par les produits de Toyota, qui à l’époque procédait à des rappels massifs de ses véhicules défectueux [plus de détails ici].
2. Tout ce que vous écrivez est public. Il faut l’assumer.
Tout est public, « même si votre compte n’est pas explicitement lié à celui de votre employeur », précise le guide. Il rappelle aussi que les règles de confidentialité changeant constamment sur les réseaux sociaux, ce qui est privé un jour peut très bien être rendu public le lendemain, et de renchérir: « Il est impossible aujourd’hui de séparer les sphères [publiques et privées] alors que c’était encore possible il y a quelques années. »
Politico précise d’ailleurs dans sa charte
on doit travailler en prenant comme hypohèse que tout est visible par tout le monde.
Le guide reprend l’exemple d’un journaliste du Washington Post qui utilisait sur Twitter un compte fermé suivi par seulement 90 followers. Il du clore son compte, dans lequel il donnait ses opinions personnelles, après avoir été critiqué pour cette raison par le médiateur [ombudsman] du journal. Un épisode qui ne fera qu’accélérer la mise en place d’une charte pour les réseaux sociaux [lire ici]
Concernant le personal branding, le guide est tout aussi explicite: s’il est acceptable que des journalistes publient des contenus personnels sur des forums, ils ne doivent pas trop en faire, au risque d’affaiblir la marque [du journal]. En effet, tout journaliste qui crée un compte sur les réseaux sociaux et notamment sur Twitter doit y associer, d’une manière ou d’une autre le titre de son journal, pour indiquer qu’il fait partie de la rédaction.
3. Dialoguez avec les lecteurs, mais faites le professionnellement.
Les réseaux sociaux ne sont pas simplement un outil de diffusion des articles et contenus du média [il existe les flux RSS pour cela], mais ce sont d’abord un excellent moyen pour dialoguer et interagir avec ses lecteurs, comme l’illustre l’expérience d’une journaliste de l’AFP, Karine Poupée. Elle a utilisé Twitter comme outil de travail après le tremblement de terre et le tsunami qui ont touché le Japon [le détail sur AFP-MediaWatch].
Pour autant l’interaction a ses limites, dit le rapport, et les journalistes ne sauraient être encouragés à ferrailler avec des trolls ou des internautes irresponsables, car cela « diminue la crédibilité du journal et augmente la visibilité de l’antagonisme. »
4. Les breaking news doivent être d’abord publiées sur le site du média et non sur Twitter.
À l’ère de l’information immédiate, le premier réflexe d’un journaliste qui met la main sur une information importante et de la tweeter immédiatement, plutôt que de la publier sur le site, ce qui sera inévitablement plus long. Mais cette pratique entre en contradiction avec l’une des principales raisons de la présence des médias sur les réseaux sociaux, « qui est de drainer du trafic vers les sites, et d’augmenter ainsi la portée du journalisme de qualité. » C’est pour cette raison que de nombreux éditeurs demandent à leurs journalistes de ne publier des tweets sur un sujet qu’à la seule condition d’inclure un lien renvoyant sur le site du journal [cela suppose donc que le site ait publié un contenu avant le tweet].
Sur ce sujet, les préconisations de Politico envers ses journalistes sont sans ambiguité:
« Souvenez-vous, votre priorité est de publier des informations pour Politico, non d’augmenter le trafic de Twitter (…) Ne publiez pas une information importante avant que vous ne puissiez inclure un lien revoyant vers l’article du site de Politico. Nous ne voulons pas diffuser nos exclusivités sans pouvoir maximiser notre trafic sur ces articles. »
Toutefois cette règle de la priorité au site n’est pas absolue. C’est le cas, lorsqu’un événement est diffusé en direct par un autre média, par exemple, une conférence de presse couverte en direct par la télévision. Dans ce cas, il est possible de tweeter. C’est aussi possible dans certains cas, lorsqu’il paraît impératif de diffuser l’information sans attendre la publication sur le site, en clair, lorsque le risque de se faire doubler par un concurrent est trop grand.
5. Méfiez-vous des conflits d’intérêts.
Lorsqu’un journaliste politique retweete ou fait un lien sur le site d’un homme politique, il doit être clair que ce journaliste n’adhère pas aux idées de cet homme politique, mais qu’il fait ce tweet ou ce lien à titre d’information. Dans le groupe SourceMedia, on demande aux journalistes d’indiquer sur leur blog personnel un formule semblable à celle-ci: « Les opinions exprimées sur ce blog sont les miennes et ne reflètent pas nécessairement celles de mon employeur ».
Les conflits d’intérêt sont très fréquents sur Facebook, en particulier dans la sélection de ses « amis ». À cet égard, la possibilité qu’offre maintenant Facebook [le rapport ne le mentionne pas] de créer une page « journaliste », qui est l’équivalent d’une page entreprise, offre la possibilité de tourner cette difficulté [lire à ce propos la page que consacre Facebook aux journalistes].
Le Los Angeles Times insiste sur le fait que sur un sujet discuté et disputé, si un journaliste devient « ami » ou rejoint un groupe « d’un côté », il doit « faire la même chose avec ceux qui se situent « de l’autre côté », retrouvant ainsi l’impératif d’une information « équilibrée » chère aux médias américains.
Un autre problème sur Facebook tient aux boutons like ou aux fan pages. Aux États-Unis, pour suivre certains événements créés par les hommes politiques, les journalistes sont obligés de cliquer sur like, avec pour conséquence que s’affiche sur leur mur qu’ils « aiment » cet homme politique. D’autres comme Sarah Palin utilise Facebook pour diffuser ses informations, ce qui oblige les journalistes politiques à s’abonner à sa fan page. Là aussi, il doit être clair, que ce type d’abonnement ne signifie pas que le journaliste adhère aux idées de Sarah Palin [ou en France à celle de Nicolas Sarkozy ou de Dominique Strauss-Kahn —qui en possède pas moins de trois, ici et là et encore là— pour prendre ces deux exemples].
6. Vérifiez ce que vous avez vu ou lu sur un réseau social.
Les journalistes doivent se méfier du buzz et vérifier les informations tout comme ils le font avec leurs sources traditionnelles: authentifier, la source, recouper l’information, etc.
Le guide insiste sur un point important, à savoir le respect des informations d’ordre privée que l’on trouve sur Internet et plus particulièrement sur les réseaux sociaux. Il est nécessaire, expliquent ses auteurs, « d’obtenir le consentement » de celui qui détient ces informations avant de les publier. Il souligne le fait également qu’il est tout à fait possible qu’une personne « mente ou cherche à tromper ses interlocuteurs » sur sa page Facebook, ce qui exige là aussi un travail de vérification avant de reprendre les informations.
7. Identifiez-vous toujours comme un journaliste.
Les médias doivent exiger de leurs journalistes qu’ils soient transparents lorsqu’ils sont présents sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire que leurs interlocuteurs doivent savoir qu’ils sont journalistes et que les informations qu’ils échangent avec ces journalistes sont susceptibles d’être citées dans un article ou un contenu d’un site web ou d’un journal.
C’est le cas au Washington Post, qui précise:
Lorsque nous utilisons des réseaux sociaux comme Facebook, LinkedIn, My Space ou Twitter pour des reportages, nous devons protéger notre intégrité professionnelle. Les journalistes du Washington Post doivent s’identifier comme tels. Nous devons être précis dans nos reportages et transparents sur nos intentions lorsque nous participons [à des discussions]. Nous devons être concis et clair dans la description de qui nous sommes et quelles sont les informations que nous recherchons.
8. Les réseaux sociaux sont des outils, non des jouets.
Les journalistes doivent résister à la tentation de publier sur les réseaux sociaux des informations fausses en guise de plaisanterie, car dit le guide « en tant que journalistes nous représentons nos médias, et donc nous ne devons pas abandonner notre rôle de truth tellers [« scrutateurs de la vérité« ] lorsque nous nous trouvons sur Twitter ou Facebook.
Tout aussi important, le guide rappelle les principes éthiques des réseaux sociaux, qui veulent que les sources originelles soient créditées. Les journalistes doivent toujours renvoyer ou créditer leurs sources, qu’il s’agisse « de blogueurs, de journalistes citoyens ou de journalistes d’autres médias mainstream lorsque cela est justifié. »
La politique du Rockford Register Star est ainsi citée en exemple:
- la source doit être clairement identifiée. « Une page MySpace au nom de John Smith », par exemple
- Nous devons dire à nos lecteurs que les informations contenues sur le site correspondent à à ce que nous appris de sources indépendantes. Lorsque cela est possible, nous devons noter depuis combien de temps un personne publie sur le site [citée comme source]
- Nous devons expliquer la manière dont nous avons contacté la personne qui a posté [sur un blog, Twitter, etc.]. Par exemple, « les efforts que nous avons faits pour contacter Smith sur tel ou tel réseau social a été un échec. Nous n’avons pas eu de retour aux appels que nous avons faits à la personne inscrite sous ce nom sur le réseau. »
- Une citation doit être précisément attribuée. Par exemple, on peut écrire « Sur tel site, une personne enregistrée sous le nom de John Jones a dit… » ou « Une personne qui publie sous le nom de John Jone a dit… ». En revanche, on ne peut pas écrire « John Jone a dit… »
9. Soyez transparent et corrigez toujours rapidement vos erreurs lorsque vous en faites.
Là encore les mêmes règles que celles qui s’appliquent dans les médias traditionnels s’appliquent, à savoir qu’une erreur doit toujours être corrigée. En revanche, sur les réseaux sociaux, les corrections doivent être faites extrêmement rapidement car nous sommes dans des médias où tout se passe en « temps réel ».
10. Conservez les délibérations internes confidentielles.
Les journalistes ne doivent pas tweeter ou alimenter leur pages Facebook avec ce qui se passe dans leur rédaction, notamment les arbitrages sur les sujets, le choix des titres, etc. En effet, il est impossible d’expliquer en 140 signes comment se font ces choix et cela peut-être extrêmement préjudiciable au journal ou au média concerné.