À un moment où chacun cherche à trouver les coupables de l’aveuglement collectif qui a conduit à la crise économique et financière actuelle, les journalistes se retrouvent au banc des accusés. Ils n’auraient rien vu pendant ces 5 années de « bad banking », où s’empilaient les subprimes, produits dérivés et autres structurés…
C’est une aimable plaisanterie. Dans la plupart des pays, des journalistes, des médias [pas l’ensemble des journalistes et des médias, et pas systématiquement, soyons clair!], ont analysé, montré, voire se sont inquiétés des dérives générées par le système bancaire. Des signaux d’alarme ont été allumés, mais personne ne les a vus.
La sonnette d’alarme a été tirée très tôt en France…
En France, très tôt des journalistes ont tiré la sonnette d’alarme sur tous les modes. Par exemple, un court article des Échos, expliquait en 2005, que « Les métiers obligataires des grandes banques européennes [étaient] sous haute surveillance« . Plus tôt encore, à partir de 2003, et sur un plan plus théorique, les journaux économiques [et les pages économiques des généralistes] s’étaient emparés dans leurs colonnes des ouvrages de Claude Bébéar [Ils vont tuer le capitalisme, Plon, 2003] et de l’économiste Michel Aglietta [Dérive du capitalisme financier, Albin Michel, 2004]. Tous deux, à leur façon, s’inquiétaient des dérives des métiers de la finance. Il est vrai que nous étions juste après l’affaire Enron… À cela, il faut ajouter le travail d’enquête proprement dit, comme celui fait par Laurent Mauduit sur Les Caisses d’Épargne [lire son blog]. Ce ne sont que quelques exemples [il n’existe pas à ma connaissance de travail de recension sur ce thème]…
… et aux États-Unis, la presse économique a « fait le job »
Aux États-Unis, une étude extrêmement serrée (Unheed Warnings) réalisée par Chris Rouch, pour l’American Journalism Review, montre que la presse économique et financière « a fait le job », qu’elle n’a pas été à la remorque des analystes financiers ou de la justice, au point de provoquer de vives réactions des chef d’entreprises concernés. Par exemple, raconte-t-il, Marc Brauchli, rédacteur en chef des pages « nationales » du Wall Street Journal sera convoqué en 2001, au quartier général de Fannie Mae [une institution au cœur de la tourmente des subprimes avec Freddie Mac et qui a été nationalisé en 2008], le Pdg ayant été
ulcéré [upset] par le ton des articles.
Cette indépendance, ce soucis de vérité ne plaisent pas toujours, et tous les moyens de pression sont utilisés pour faire taire ces voix. Cela va du simple coup de fil à la menace de procès, voire aux procès bien réels.
En Grande-Bretagne, un appel direct à l’autocensure
La démarche britannique est autrement plus sophistiquée, puisqu’il s’agit d’un appel direct à la censure voire à l’autocensure. Dans la longue liste des « leçons qu’il faut tirer de la crise financière » établie par le Treasury select Committee, une commission parlementaire, au point 1.11, les parlementaires se demandent benoîtement si « les journalistes financiers ne devraient pas travailler avec des restrictions [any form of reporting restrictions] durant les crises bancaires ».
Un souhait qui n’est pas isolé, dans ce pays. Richard Lambert s’est plaint de la Press Complaints Commission [l’équivalent d’un Conseil de presse]. Celle-ci aurait du dire que les journalistes économiques avaient des « responsabilités spéciales », en ces temps troublés. En clair, la PCC auraient du leur demander de s’autocensurer. Une plainte de poids. Richard Lambert est l’actuel directeur général du CBI (Confederation of British Industry), qui regroupe la fine fleur des chefs d’entreprise britannique. C’est aussi un ancien rédacteur en chef (editor) du Financial Times…
« Respecter la loi du silence pour ne pas affoler les marchés »
Ces appels à la censure et à l’autocensure illustrent à quel point le travail des journalistes peut être gênant. En ne respectant pas la « loi du silence », ils risquent d’affoler les marchés, comme l’explique dans la vidéo ci-dessous Jim Cramer, journaliste économique sur la chaîne américaine CNBC. L’entretien date d’août 2007, soit avant le déclenchement de l’actuelle crise économique et financière, et la vidéo a été reprise sur le site du Nouvel Obs.
[traduction et sous-titrage obsvideo] Video de Document obsvideo
Pourquoi personne n’a écouté les avertissements ?
Reste une interrogation majeure. « Alors que les journalistes économiques ont fait un aussi bon travail […] comment expliquer, demande Chris Roush, que la crise ait été vécue comme un tel choc ? Pourquoi personne n’a-t-il écouté [ces avertissements] ? »
Certes, la matière elle-même est ingrate, comme le dit Marc Brauchli : « Il est très difficile de capter l’attention du public avec des articles avertissant sur des risques financiers complexes, au milieu d’une bulle spéculative ». Mais l’explication est insuffisante. Il faut aussi chercher du côté d’une réelle méconnaissance des mécanismes et des produits financiers de la part du public. Enfin, il ne faut pas oublier cette réalité toute simple. Face aux mauvaises nouvelles tout le monde tend à faire l’autruche et une fois la catastrophe survenue à… « tirer sur le messager ».
• Bibliographie : Chris Rouch a écrit Profits and Losses : Business Journalism and Its Role in Society (Marion Press Street, 2006, 200 pages).