Très riche semaine sur le front des media. Voici une sélection de ce qui m’a paru important au cours de cette semaine qui a commencé le lundi 16 septembre, pour s’achever dans la nuit du dimanche au lundi 23 septembre à veiller sur Twitter pour connaître le dénouement de l’assaut lancé par les Al-Shabaab contre un centre commercial de Nairobi au Kenya. Twitter donc devenu arme de guerre aux mains de cette milice, mais aussi la lecture passionnante d’Out of Print, de George Brock sur l’évolution du journalisme et un coup de sonde dans l’épais rapport que la Cour des comptes consacre aux Aides de l’État à la presse écrite. Enfin, la liste des livres sélectionnés pour le prix 2013 des Assises Internationales du Journalisme. Bonne lecture.
- Twitter, l’info sans filtre
- Lecture : Out of Print de George Brock
- Le rapport de la Cour des Comptes sur les Aides à la Presse écrite
- La sélection 2013 du prix des Assises du Journalisme
1. Twitter, l’info sans filtre
Le bilan de l’attaque terroriste contre le centre commercial Westgate à Nairobi au Kenya, qui n’est pas encore achevée au moment où j’écris ces lignes, est terrible. Encore une fois, à cette occasion, la puissance de Twitter en terme d’information a été mis en valeur. Pour suivre les événements, il suffisait de se brancher sur le hashtag #Westgate par exemple pour suivre ce qui se passait à l’intérieur du centre et dans ses alentours. Pour ceux qui ne se satisfaisaient pas du seul texte, l’ajout d’un filtre -« images » ou « videos« – à la recherche augmentait encore l’impression de vivre en direct ce qui se passait. Mais… il y a un mais, ou plutôt deux:
- sur Twitter, les photos et les vidéos ne sont ni « filtrées » ni éditées comme elles le sont dans un média traditionnel, par une équipe de journalistes et d’iconographes. Suivre « en direct » sur Twitter, cela signifie encaisser des images terribles de cadavres, de blessés souvent graves, de scènes tragiques…
Tout cela est livré pêle-mêle par des journalistes professionnels présents et par des témoins, sans aucun élément de contextualisation ou d’information: qui est cette personne qui semble grièvement blessée? Quel est le degré de gravité réel de ses blessures? Qui est cet enfant perdu au milieu d’une galerie désertée? Qu’est-il devenu « après » l’image? Etc. À cet égard, il manque à Twitter ce qui est une des forces du journalisme, à savoir sa capacité à remettre en une histoire [dans le sens de « story »] cohérente et compréhensible un ensemble d’infos décousues et parfois contradictoires.
Par, ailleurs, il est illusoire de croire à une quelconque mithridatisation des esprits qui voudrait que nous nous accoutumions à la vision de l’horreur. Cela reste une épreuve pour tous ceux qui regardent, sans parler des parents et amis, qui peuvent découvrir un visage connu et aimé au milieu de ces photos.
- tout le monde peut publier sur Twitter, y compris donc les Al-Shabaab, cette milice somalienne proche d’al-Quaeda, qui semble derrière l’attaque du centre commercial. La service de presse de la milice avait donc lancé courant septembre 2013 un compte Twitter @HSM_Press :
Il s’agissait en fait du 3e compte officiel. Le premier avait été suspendu une première fois pour avoir publié la photo de l’officier français tué dans la tentative de libération de l’otage Denis Allex, le second lors de la revendication l’attaque contre le convoi du président somalien Hassan Sheikh Mohamud en septembre 2013. Lors de l’attaque du centre commercial de Nairobi, le dernier compte de la milice n’avait donc que quelques jours d’existence. Et d’un coup, son (ou ses) auteur(s) va se lancer dans un live-tweet. Voici par exemple l’un de ces tweets [je n’ai conservé qu’un retweet mais pour ceux qui souhaitent voir ces tweets, il existe un Storify créé par Canoe qui les reprend]
Le compte en quelques heures va rapidement voir son nombre de followers augmenter jusqu’à environ 3.000, avant que Twitter ne se décide une nouvelle fois à supprimer le compte et à effacer tous les tweets.
Cela ne pourrait être qu’un épiphénomène, mais cela mérite quand même une réflexion. Twitter a une vision très « 1er amendement » de la Constitution américaine, et autorise donc une grande liberté d’expression. C’est certainement le prix de la liberté, mais doit-il pour autant admettre sur son réseau des groupes terroristes, qui se revendiquent comme tel? Il faut remarquer que les Shabaab en sont à leur troisième compte et qu’ils n’ont jamais caché qui ils étaient. Il a fallu à chaque fois que se produise un événement grave pour que leur compte soit supprimé, et avec beaucoup de retard [sur Twitter une heure ou deux c’est long!].
Au Kenya, le compte -le 3e- avait une dizaine de jours d’existence. Il avait été signalé dès son ouverture par les agences de presse, dont l’AFP. Il fallut pourtant attendre plusieurs heures pendant le live-tweet -et la pression de twittos indignés- avant que Twitter ne se décide à le fermer. Or, les tweets de @HMS_Press commençaient à circuler et à être largement retweetés. Ceux qui le faisaient semblaient ne pas comprendre qu’ils faisaient le jeu des Al-Shabaab, lesquels ont clairement compris que l’information aujourd’hui était spreadable, c’est-à-dire était « par nature » destinée à être largement diffusée, citée, reprise… et que cela faisait de Twitter non seulement un merveilleux outil de propagande mais aussi une arme.
2. Lecture : Out of Print, de George Brock
Le titre est tranchant comme une lame de guillotine: Out of Print. Adieu le papier donc, nous dit George Brock, qui dirige, après une longue carrière au Times l’école de journalisme de la City University de Londres [son blog ici]. Dès l’introduction, il explique ce qui pourrait sembler un jugement gratuit :
Internet n’est pas seulement un nouveau système de publication autorisant une diffusion plus rapide et plus large du matériau assemblé et édité comme il l’a toujours été. Les changements opérés par la technologie numérique sont transformatifs et non adaptatifs: ils nécessitent que le journalisme soit repensé.
Et pour cela, il faut d’abord que les journalistes [ceux qui travaillent dans les grands media] cessent de penser que si leur journal ou leur télévision est menacé c’est le journalisme qui l’est. Rien de plus faux dit George Brock, que de réduire le journalisme à des organisations. Celui-ci affirme-t-il est « une idée et en ensemble de valeurs », qu’il définit plus précisément ainsi:
Le journalisme existe en tant qu’activité identifiable et celle-ci n’est pas la même que le storytelling, l’édition, la télévision de divertissement, le cinéma, l’écriture de lettres, la fabrication de discours ou encore faire des encyclopédies. Je définirai le journalisme comme la tentative systématique et indépendante pour établir la vérité sur des événements et des questions qui importent pour une société et ce en temps voulu.
Pour étayer sa démonstration, l’auteur remonte aux racines du journalisme et en déroule l’évolution au fil du temps, tordant le cou au passage à quelques idées reçues. Exemple: la seconde moitié du XXe siècle est souvent racontée comme étant une sorte d’âge d’or de la presse. En fait, il n’en est rien. Pour les journaux « papiers » ce fut une période de long et lent déclin, concurrencés qu’ils étaient par ces nouveaux media qu’étaient la radio et surtout la télévision.
Avec Internet tout s’accélère. Deux séries de chiffres résument et symbolisent la brutalité de la mutation :
- la publicité rapportait à la presse papier américaine 20 milliards de dollars. En 2000, les revenus ainsi générés atteignaient 63,5 milliards. En 2012, la publicité était revenue à la case départ avec 19 milliards;
- entre 2001 et 2011, l’emploi dans la presse américaine a été divisé pratiquement par deux passant de 414.000 salariés à 246.000.
en parallèle
- Les sources d’information se sont multipliées et fragmentées : un Américain moyen en 1960 avait à sa disposition, à chaque minute de la journée, environ 82 minutes de « contenu media » en additionnant journaux, magazines, radios et télévisions. En 2005, le même Américain moyen 884 minutes!
- et en même temps, cette fragmentation ne semble pas avoir augmenté la demande d’information. Certes une étude menée par Markus Prior [lien ici sur le Pdf] de l’Université de Princeton, que les « drogués à l’information » sont aujourd’hui beaucoup mieux informés qu’auparavant grâce au plus grand choix de sources qu’offre le web. Mais Markus Prior conclut aussi que ces news junkies sont représentatifs de la population dans son ensemble, qui ne fait que substituer internet à l’imprimé et la télévision. La seule chose qui change est la manière dont ils obtiennent de l’information.
Face à cette évolution qui a touché l’ensemble des médias des pays développés, que faire? Certains gouvernements ont cru qu’aider ce secteur en difficulté lui permettrait de passe cette mauvaise passe. La plupart ont donc maintenu leurs aides publiques au même niveau et dans quelques rares cas, dont la France, les ont augmentées [voir ci-dessous, le rapport de la Cour des Comptes]. Mais George Brock n’y croient pas. Il souligne cruellement: « Le hic des subventions alimentées par le contribuable, et que cela fige le problème sans le résoudre, et les coûts augmentent alors que la crise s’aggrave ».
Des solutions ? Les « murs payants ». Sans aucun doute, écrit-il, il faut en établir, mais attention
- les consommateurs comparent désormais la facilité d’usage avec celles des géants de la distribution que sont Amazon ou Apple.
- dans une économie de la distribution, du buzz, des réseaux sociaux, les éditeurs sont pratiquement obligés d’adopter une stratégie de « murs poreux ». À cet égard, la comparaison entre la courbe des abonnés du Times de Londres, qui a choisi la stratégie du mur étanche et celle du New York Times qui privilégie le « mur poreux » est éclairante.
George Brock est britannique et donc naturellement il s’attarde longuement sur l’ensemble des affaires [notamment de « phone hacking »] qui ont secoué la presse tabloïd britannique et qui ont gravement entaché sa crédibilité conduisant à la mise en place d’une commission d’enquête dirigée par Brian Leveson [le site dédié ici]. Ce scandale a aussi conduit à une situation paradoxale:
les media en général, et en particulier les quotidiens nationaux demeurent influents -au moins auprès de la classe politique- mais les dirigeants de journaux et les journalistes continuent de se croire au XIXe siècle et se voient comme les victimes de tentatives de suppression de leurs libertés. Mais lorsque l’enquête Leveson commença en 2011, les éditeurs des quotidiens nationaux prirent conscience avec douleur que les fondations économiques sur lesquelles reposent leur influence s’évanouissaient.
Sans doute, la presse britannique -en particulier sa presse tabloïd- possède des caractéristiques qui ne sont pas transposable à la presse d’autres pays, mais il faut sans doute retenir de cette expérience que c’est une culture d’impunité qui vole en éclat. Il faut se souvenir avec George Brock, que lorsque Woodward et Bernstein enquêtent lors du Watergate ils s’assoient tranquillement sur plusieurs règles éthiques. Par exemple, ils vont obtenir illégalement des enregistrements téléphoniques et des relevés de cartes de crédit, ce qui aujourd’hui est, aux États-Unis, un crime punissable de peines de plus de dix ans de prison !
On voit donc le double défi -économique et éthique- que les media doivent relever, mais aussi les journalistes eux-mêmes. Ceux-ci insiste-t-il ne doivent jamais confondre « la plateforme et le contenu », même si la plateforme influence la manière dont le journalisme est pratiqué et ceci profondément. À ces yeux ces deux décennies qui ont vu le monde des media bouleversé par Internet ont apporté un clair bénéfice:
la soif pour régénérer le journaliste sans abandonner ses valeurs, pour le pousser plus loin et le faire meilleur , est devenu puissante;
Pour le reste, écrit-il, nous sommes en période d’expérimentation intensive. Donc à suivre.
- Références : Out of Print, Newpapers, Journalism and the Business of News in the Digital Age, par George Brock, Kogan Page, 2013, 257 pages.
3. Le rapport de la Cour des Comptes sur les Aides à la presse écrite
Difficile, après la lecture du livre de George Brock de ne pas rendre compte de l’épais rapport (183 pages) de la Cour des Comptes consacré aux Aides de l’État à la presse écrite, qui a été rendu public la semaine prochaine [le rapport complet est ici]
La teneur du rapport tient en son sommaire:
- un secteur économique fortement aidé par l’État
- une politique aux résultats peu probants
- la lente réforme des aides à la presse
Les auteurs ont donc essayé d’y voir clair dans le maquis des aides. Il y a d’une part des aides directes qui se montaient à un total de 394,8 millions d’euros, dans la loi de finance initiale (ce sont les crédits du ministère de la Culture et de la Communication). À cela il faut ajouter l’aide au transport postal (152, millions d’euros), les crédits du plan Imprime destiné à l’imprimerie (19,5 millions d’euros), le taux réduit de TVA à 2,1% (270 millions d’euros),plus des mesures fiscales comme l’abattement pour frais professionnels des journalistes (60 millions), etc.
Cet argent public largement distribué a abouti a un succès éclatant, puisque le chiffre d’affaires du secteur qui dépassait 10 milliards d’euros en 2000 n’est plus que 9 milliards aujourd’hui. Cet échec patent de la politique publique (peut-on appeler cela autrement) s’explique en partie par la lecture des chiffres des subventions.
Les vieux médias s’accaparent la majeure partie du gâteau, en particulier la distribution. Chaque année plus de la moitié des crédits sont consacrés à la diffusion des journaux papiers puisque les aides à la diffusion (gérées par le ministère de la Culture) représentent en 2013 308 millions d’euros, auquel il faut ajouter l’aide au transport postal d’un montant de 152 millions d’euros, soit un total de 460 millions d’euros.
En face, les aides à la modernisation se montent à 74,8 millions d’euros seulement.
On ne saurait mieux résumer les choix conservateurs qui a été fait par les gouvernements successifs et par la profession elle-même, qui peut encore être illustré par le fait que la presse papier bénéficie du super taux réduit de TVA (2,1%) tandis que les sites pure players doivent toujours supporter le taux de 19,6%
4. La sélection 2013 du prix des Assises du Journalisme
La 7e édition des Assises Internationales du Journalisme et de l’information va se tenir les 5, 6 et 7 novembre 2013 à Metz (Moselle). À cette occasion sera remis – comme chaque année – le prix des Assises. Le jury est présidé cette année par Patrick de Saint-Exupéry, co-fondateur et directeur éditorial de la revue XXI.
Le jury [dont je fais partie] est composé pour moitié de journalistes et pour moitié d’universtaires. Les délibérations sont communes mais deux catégories sont distinguées : le prix journalisme « est attribué à un ouvrage de réflexion, de témoignage ou d’enquête sur le journalisme et sa pratique », tandis que le prix « universitaire » récompense « une publication de recherche sur le journalisme ».
Voici pour cette année la sélection soumise aux membres du jury.
Catégorie Journalisme
- Daniel Cornu, Tous connectés ! Internet et les nouvelles frontières de l’info, Labor et Fides, coll. Le champ éthique, Genève, Suisse, mai 2013, 220 pages, 19€
- Anthony Feinstein, Reporter de guerre, Altipresse, Levallois-Perret (92300), février 2013, 243 pages, 24,35€ [Il s’agit de la traduction de Journalists Under Fire, Johns Hopkins University Press, Maryland, États-Unis, 2006]
- Janet Malcolm, Le Journaliste et l’assassin, François Bourin Éditeur, Paris, mai 2013, 217 pages, 20€ [Il s’agit de la traduction de The Journalist and the Murderer, Knopf, New York, États-Unis, 1990]
- Lucas Menget, Lettres de Bagdad, Éditions Thierry Marchaisse, Vincennes, France, août 2013, 138 pages, 14,90€
- Edwy Plenel, Le Droit de Savoir, Don Quichotte éditions, coll. Non Fiction, Paris, mars 2013, 173 pages, 14€
Catégorie Recherche
- Guillaume Garcia, La Cause des « Sans ». Sans-papiers, sans-logis, sans-emploi à l’épreuve des médias, Presses Universitaires de Rennes, coll. Res Publica, Rennes, France, janvier 2013, 18€
- Emmanuelle Gatien, Prétendre à l’excellence : Prix Albert Londres, prix journalistiques et transformations du journalisme, Fondation Varenne, Clermont-Ferrand, France, février 2013, 438 pages, 45€
- Nicolas Kaciaf, Les Pages « Politique ». Histoire du journalisme politique dans la presse française (1945-2006), Presses Universitaires de Rennes, coll. Res Publica, juin 2013, 360 pages, 20€
- Olivier Pilmis, L’intermittence au travail. Une sociologie des marchés de la pige et de l’art dramatique. Economica, coll. Études sociologiques, Paris, 208 pages, 26€ [Dans un précédent post, Le Pigiste, un journaliste pas ordinaire, j’avais rendu compte de ce livre – Précision cela ne préjuge absolument pas de mon vote lors du prix, n’ayant pas à l’époque lu les autres ouvrages et ignorant que le livre de O. Pilmis serait sélectionné]
- Adeline Wrona, Face au portrait. De Sainte-Beuve à Facebook, Hermann, coll. Cultures Numériques, Paris, 2012, 441 pages, 34€
Pour mémoire en 2012, le jury avait attribué le prix « journalisme » à David Dufresne, pour son enquête Tarnac, magasin général. Le prix « universitaire » avait été attribué au chercheur Denis Ruellan pour Nous, journalistes. Déontologie et identité ainsi qu’à l’ouvrage collectif La Civilisation du Journal.