Bernard-Henri Lévy, homme de parti-pris et engagé, ne laisse pas indifférent. S’il lui arrive de se piquer de journalisme, il n’entend pas être un « journaliste ordinaire ». Il se veut enquêteur et grand reporter. Il revendique pour l’article, Dans la Libye libérée, publié dans le Journal du Dimanche, du 6 mars 2011, le qualificatif de « reportage ». Mais est-ce le cas?
Le Journal du Dimanche du 6 mars 2011 a publié sous la rubrique grand reportage, un article signé Bernard-Henri Lévy titré Dans la Libye libérée. Ce texte fait partie d’un ensemble de 6 pages consacré aux événements qui se déroulent en Libye. Il comprend deux pages et demi d’une interview « exclusive » (1) de Muammar Kadhafi, recueillie par un des envoyés spéciaux du journal, Laurent Valdiguié. Ce dossier comprend aussi deux articles de synthèse, l’un sur la situation dans le pays (Massacre à Zawiya, ville martyre) et l’autre sur les réactions diplomatiques (Attentisme à la Maison-Blanche et à l’Onu). Un traitement donc assez complet.
Dans le Parisien Dimanche de la semaine suivante (daté du dimanche 13 mars 2011), Bernard-Henri Lévy, interviewé par Frédéric Gerschel, revient sur son travail:
« Je suis quelqu’un qui ne fait pas les choses à moitié. Je vais sur le terrain. Je rapporte un reportage sur les horreurs d’une guerre où on envoie des populations désarmées ».
Et effectivement, il va sur le terrain. Mais pourquoi y va-t-il et que rapporte en terme d’informations ce « reporter de guerre » ?
La double page, du grand reportage de Bernard-Henri Lévy, telle qu’elle est publiée dans le JDD, est atypique, d’abord par sa mise en page (voir ci-dessous)
Première surprise: l’iconographie.
Sur la page de gauche, une photo de Bernard-Henri Lévy souriant serrant la main d’un rebelle enveloppé dans le drapeau « révolutionnaire » libyen.
Dans ce dispositif scénique, Bernard-Henri Lévy est au premier plan, surplombant légèrement son interlocuteur. L’absence de légendage (2) renforce encore cet effet. Le lecteur ignore qui est l’interlocuteur de BHL, le lieu et la date à laquelle a été prise la photo. En raison de ce flou, il est le seul personnage clairement identifiable, ce qui renforce la personnalisation de l’image.
Cette « photo » est détourée pour s’imbriquer dans le texte, si cela n’avait pas été le cas, elle occuperait les deux-tiers de la surface de la page, sans doute pour respecter un principe de maquette: la règle des deux-tiers / un tiers.
Sur la page de droite, le JDD publie deux autres photos, l’une montre [d’après la légende] « les ruines d’un dépôt de munitions situé à Benghazi et l’autre Bernard-Henri Lévy, posant hiératique, costume de ville sombre, au milieu de personnages, dont certains —lesquels?— seraient [en se fiant à la légende] des « mercenaires de Kadhafi en fuite, mêlés à des réfugiés ».
Le sens de cette iconographie est donc limpide: le sujet n’est pas la Libye, mais Bernard-Henri Lévy.
Il ne s’agit pas d’un reportage mais d’une quête
Maintenant, le texte. Il est rédigé selon un procédé narratif classique —avec l’emploi du « Je »— qui est foncièrement subjectif. L’écriture est donc « raccord » avec l’iconographie. Elle l’est d’autant plus que Bernard-Henri Lévy se fait le personnage —et acteur— principal de son reportage.
« Reportage », il faut immédiatement mettre des guillemets, car dès la première phrase, il nous précise ce qu’il est venu chercher la réponse à une seule question : « Que pouvons-nous faire pour la jeune révolution lybienne? » Il s’agit donc d’une quête et non d’un reportage, ce travail de terrain où le journaliste est un « témoin direct », où il « se laissera impressionner comme une plaque photographique. (…) Le reporter, c’est un œil, un nez, une oreille branchés sur un stylo », comme l’explique Jean-Luc Martin-Lagardette dans son Guide de l’écriture journalistique. (3)
Il ne s’agit pas non plus avec l’emploi de ce « Je », de pratiquer cette forme d’échanges, que décrit Myriam Boucharenc à propos des écrivains-reporters des années 1930:
Voir, c’est aussi être vu par l’autre. Segalen avait admirablement mis en valeur le décentrement du regard qui permet de se « voir vu », en quoi consiste selon lui la véritable expérience exotique. « Je le regardai avec effarement », note Albert Londres à propos d’un bagnard et aussitôt il ajoute: « Il me regarda avec commisération et lui se demanda d’où je sortais ». L’auteur s’emploie à restituer, en même temps que sa vision des lieux visités, la manière dont les indigènes le voient, lui ou le pays d’où il vient. En faisant ainsi se croiser les points de vue, l’enquête introduit à la relativité des vérités et des jugements, dans la tradition du conte philosophique ». (4)
À l’évidence, Bernard-Henri Lévy n’est pas, sur ce point là non plus, l’héritier des Blaise Cendrars, Pierre Mac Orlan et autres Andrée Viollis. Il fonctionne à sens unique.
Le texte contient peu d’informations précises
Peu de choses vues dans le texte: une poignée de dessins dans une école, une scène de bataille « reconstituée » par « deux paysans », une rencontre avec des membres du Conseil national de transition, quelques témoignages… et au final, bien peu d’informations.
L’auteur au lieu de s’attacher à vérifier, compléter et préciser ses informations, se contente de lancer quelques formules vagues, comme celle concernant une tentative de bombardement des « terminaux de Braygah, à 100 kilomètres de Benghazi ». Elle eut lieu « pendant notre séjour », écrit-il. Quand précisément? Combien d’avions concernés? Quels dégâts éventuels? Le lecteur n’en saura rien. Pas plus qu’il n’aura d’informations précises sur « le mitraillage en piqué de foules de civils manifestants pacifiquement dans les rues de Tripoli ou d’ailleurs ». Quant a eu lieu ce mitraillage ? Où se situe cet « ailleurs »? [il récidive dans la même imprécision dans son interview au Parisien Dimanche où il parle de nouveau de « ces horreurs d’une guerre où on envoie des avions mitrailler des populations désarmées »].
Il ne s’agit pas de faire de la « critique facile », mais de rappeler que le journalisme est aussi un travail ingrat, difficile [et très dangereux dans le cas de la Libye] de collecte et de recoupement des informations. Un travail nécessaire pour que le lecteur comprenne ce qui se passe sur ce fameux « terrain ».
« Des merveilles d’imagination drolatique »
Mieux. Lorsqu’une information est de notoriété publique (5), comme la présence de Daniel Rondeau, ambassadeur de France à Malte, aux côtés d’Henri Guaino, pendant les vacances de Noël de ce dernier dans le Tripoli de Kadhafi, BHL annonce dans les colonnes du JDD qu’il n’a pas pu l’identifier. Il est vrai que Daniel Rondeau et Bernard-Henri Lévy ont un très vieux compagnonnage intellectuel et politique (notamment à propos de la Bosnie). Une omission révélatrice.
Autre épisode où le manque de précision (voire d’information tout court) est gênant. Il écrit qu’il a rencontré des membres du Conseil national de transition. Mais comment est organisé ce Conseil, qui représente-t-il, qui y siège, etc. ? Autant de questions qui n’auront pas de réponse, car l’important pour BHL est ailleurs. Il tient dans le fait que les membres de ce Conseil « m’ont fait l’honneur d’assister à l’un de leurs conseils et d’y prendre la parole ». Que s’est-il dit ? Quel(s) a(ont) été le(s) sujet(s) abordé(s) ? Là encore, le lecteur du JDD n’en saura rien. Il apprendra par la suite—s’il lit le Parisien Dimanche de la semaine suivante— que BHL a appelé Nicolas Sarkozy, à ce sujet.
Mais l’un des problèmes soulevés par cet article tient au parti-pris de l’auteur. Ce n’est pas tant l’engagement qu’il s’agit de remettre en cause que le traitement qu’il fait subir aux maigres informations qu’il recueille. Faut-il au nom d’une cause que l’on croit juste écrire ceci:
Ali Fadil, vieux professeur de physique-chimie qui expose dans son école désaffectée, des dessins de jeunes gens où l’on voit Kadhafi affublé de moustaches grotesques; Kadhafi grimé en Sa majesté des rats; Kadhafi en femme fardée et botoxée; Kadhafi nu, les mains cachant son sexe, en train de fuir une foule insolente et joyeuse; la tête de Kadhafi en train de se noyer dans une mer de sang, etc. Merveille d’imagination drolatique et d’invention populaire; la révolution donne du talent… [souligné par moi]
Au moment d’écrire ce passage, il aurait dû se souvenir du conseil que reçoit tout journaliste débutant: « Contente-toi de raconter les faits, soit précis. N’en rajoute pas. Ne fait pas de commentaires, ils affaiblissent ton propos ».
Il est vrai que ce texte a un rapport très lointain avec le journalisme et que son objet est tout autre. Le problème ne vient de son contenu, il aurait tout à fait sa place dans des pages « opinions » ou « débats », mais du statut que le Journal du Dimanche lui a donné en le propulsant dans la rubrique « grand reportage ». Il offre ainsi un label de « bon journalisme » à cet article qu’il est très loin de mériter et montre que la loi de Gresham, « la mauvaise monnaie chasse la bonne », ne s’applique pas qu’à l’économie, mais aussi à l’information.
Notes
- Je ne reviens pas ici sur la polémique qui a accompagné la manière dont cette interview a été obtenue, et qui a provoqué un début de polémique, en particulier au sein du journal. Plus de détails ici. Olivier Jay, le Directeur de la rédaction, a publié une mise au point dans le numéro du 13 mars, précisant que « Notre envoyé spécial a posé librement et sans complaisance ses questions. Les réponses n’ont fait l’objet d’aucune relecture. Cette interview ni people, ni trash, a été obtenue sans contrepartie. »
- En fait, la légende de cette photo existe, mais sur le site de Bernard-Henri Lévy, où l’article du JDD est repris: « Benghazi. Avec un représentant du Comité Jeunesse de défense de la ville. Le 4 mars 2011. »
- Le Guide de l’écriture journalistique (7e édition), par Jean-Luc Martin-Lagardette, La Découverte, Paris, 2009, pp 112-113.
- L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, par Myriam Boucharenc, Presses Universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq (59), 2004, p. 141.
- Il suffit de lire l’interview qu’a accordé Henri Guaino aux Inrocks, et publiée sur le site le 28 février 2011. Ce dernier y cite nommément Daniel Rondeau.