C’est un billet à la paille de fer qu’a publié sur le site du Huffington Post et sur son blog Mediahacker, le jeune journaliste Ansel Herz. Il travaille à Haïti depuis septembre 2009, et était donc sur place lors du tremblement de terre qui a détruit le pays. Visiblement, ce journaliste engagé a été agacé par lesméthodes des envoyés spéciaux. Dans son article, How to write about Haïti [comment écrire sur Haïti], il leur donne quelques « conseils ». Il n’est pas sûr que tous apprécieront ce guide pratique.
Ansel Herz a 22 ans. Ce jeune Américain s’est installé comme reporter freelance à Haïti, dès sa sortie de l’école de web-journalisme de l’université d’Austin. Un choix qui traduit un engagement, résumé en une formule « allez où est le silence » [Going to where the silence is]. En fait, explique-t-il, les Américains sont mal informés de ce qui se passe à Haïti, car très peu de reportages de fond sont publiés sur ce pays, et les envoyés spéciaux cèdent pratiquement toujours au sensationnalisme et aux poncifs.Il tient un blog Mediahacker, où il tient la chronique de ce pays en reconstruction.
Avec l’accord de Ansel Herz, je publie donc ce post How to write about Haïti [ici la version originale], qui vise explicitement les envoyés spéciaux étrangers, particulièrement américains. Il peut paraître brutal, outrancier et injuste, mais il ouvre la réflexion sur les modes de travail et sur les stéréotypes qui ont cours pour rendre compte de la réalité de ce pays.
Comment écrire sur Haïti, un guide pratique
L‘acteur Sean Penn participe à la gestion d’un camp de personnes déplacées, victimes du séisme en Haïti. Il a accusé les journalistes de ne plus couvrir Haïti. Il se trompe. Ces dix derniers mois, j’ai travaillé comme journaliste indépendant, sur le terrain à Port-au-Prince. Je suis un survivant du tremblement de terre, et j’ai vu les grands reporters aller et venir. Ils font un travail tellement formidable que je veux les aider. J’ai écrit ce guide pratique pour leur retour au premier anniversaire du tremblement de terre, en janvier!
Pour commencer, utilisez toujours l’expression « pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental ». Vous devez toujours rappeler à votre public la pauvreté exceptionnelle d’Haïti. Il est peu vraisemblable que d’autres articles aient mentionné ce fait.
Vous êtes frappé par la «résilience» du peuple haïtien. Ils survivront, peu importe leur pauvreté. Ils sont stoïques, ils se plaignent rarement, et de ce fait ils sont admirables. Le meilleur pauvre est celui qui souffre en silence. Une citation de deux phrases sur leur misère s’intègrera parfaitement dans votre article. C’est tout ce qu’il faut.
Lors de votre dernière visite vous êtes tombé sous le charme d’Haïti. Vous êtes tombé amoureux de sa culture colorée et vous vous êtes senti obligé de revenir. Vous prenez tellement soin de ces gens qui travaillent dur. Vous êtes ici pour les aider. Vous êtes leur voix. Ils ne peuvent pas parler pour eux-mêmes.
N’écoutez pas si les Haïtiens parlent fort ou deviennent indisciplinés. Vous pourriez être en danger, et il vous faut alors partir. Les manifestations ne sont pas à prendre au sérieux. Les participants sont probablement tous payés pour être là. Tous les responsables politiques haïtiens sont corrompus ou incompétents. Vous devez alors trouver une autorité étrangère à Haïti qui évoquera en termes sévères la façon dont ils [les politiciens haïtiens] doivent rentrer dans le rang ou céder le pouvoir à des étrangers incorruptibles.
L’ambassade des Etats-Unis et les Nations Unies considèrent toujours que les manifestations sont une menace pour la sécurité. Ce sont toujours des troubles sociaux. Si les manifestants sont battus, gazés ou tués par les Casques bleus, ils l’ont probablement mérité car ils étaient « hors contrôle ». N’enquêtez pas sur leurs plaintes [où ils affirment] être en permanence victimes de violence.
Après le tremblement de terre de janvier 2010, tout était très violent. Des «pilleurs» se sont battus pour des biens «volés» dans des magasins qui s’étaient effondrés. Des prisonniers évadés ont semé la pagaille. Il n’était pas nécessaire d’être précis sur le nombre de personnes effectivement blessées ou mortes dans ces affrontements. L’essentiel tenait au fait que c’était effrayant.
Aujourd’hui, beaucoup de ces pillards sont devenus des »squatters » dans des camps »sordides ». Leurs villages de tentes sont « grouillants » de gens, comme des fourmilières. Vous avez vu vos collègues utiliser ces mots encore et encore dans leurs reportages, alors vous devriez le faire aussi. Vous n’avez d’ailleurs pas le temps d’utiliser un dictionnaire avant le bouclage.
Mettez en valeur le fait que Port-au-Prince est surpeuplé. Ne parlez pas des grands espaces verts vides que l’on trouve autour de la ville. Bien sûr, il est impossible d’expliquer que les Marines américains, qui sont des occupants, ont forcé le passage d’une économie haïtienne rurale et en croissance à une gouvernance centralisée dans la capitale. Cela n’entre pas dans votre nombre de mots. D’ailleurs, c’est de l’histoire ancienne.
Si vous devez mentionner l’histoire d’Haïti, référez-vous vaguement à un longue lignée d’assoiffés de pouvoir et de dirigeants corrompus. Par exemple, les »Duvalier à la poigne de fer ». N’évoquez pas les 35 ans de soutien américain à cette dictature. La révolte des esclaves sur laquelle Haïti a été fondée sera «sanglante» et «brutale». Ce vocabulaire ne s’appliquent pas aux modernes offensives américaines en Afghanistan et en Irak.
Aujourd’hui, Cité Soleil est le bidonville le plus dangereux au monde. Il n’est pas nécessaire de prouver cette assertion. Il est «tentaculaire». Encore une fois, il n’y a pas de temps pour consulter un dictionnaire. Évoquez des gangs impitoyables, des trous de balles, les porcs et les ordures. De la crasse partout. Des gens désespérés qui mangent des biscuits faits de poussière et de boue! Cela capte toujours l’attention du lecteur.
Restez collé aux gardes du corps que vous avez embauché ou intégrez [embed] les troupes de l’ONU. Vous ne pouvez pas sortir seul pour raconter la vie des gens ordinaires qui vivent dans des quartiers où l’on est solidaire. [Expliquez:] Ce sont des victimes sans défense, qui saisissent toute l’aide qu’ils peuvent. Vous ne les avez pas vu répartir tranquillement la nourriture entre eux, bien que ce soit une pratique courante.
Il est préférable de parler des groupes qui viennent périodiquement de l’étranger pour fournir de la nourriture aux enfants affamés (prendre des photos!). Ne pas parler aux jeunes de Cité Soleil sur le fait qu’ils sont fiers de l’endroit dont ils sont originaires. Ce sont probablement les membres d’un gang. Presque tout le monde ici soutien l’ex-président Jean-Bertrand Aristide. Mais leurs points de vue ne sont pas pertinents. Il n’est pas nécessaire de mettre de la politique dans votre article.
Vous n’oublierez pas de faire un sujet sur les restaveks [lire celui-ci, publié dans Courrier International]. Les enfants esclaves. C’est tellement choquant. Il y a peu de nouvelles informations sur les restaveks, donc contentez-vous de recycler d’anciennes statistiques.Le présenter comme un phénomène uniquement haïtien. Les travailleurs agricoles haïtiens réduit en esclavage dans le sud de la Floride, par exemple, ne sont pas aussi intéressants.
Lorsque vous reviendrez ici dans six mois, un grand nombre de personnes pauvres et désespérées n’auront toujours pas reçu d’aide, ou peu. Il y a de nombreuses grandes ONG étrangères inefficaces à Haïti. Clairement, quelque chose ne va pas. Une indignation, type « souffle coupé », sera le ton approprié.
Mais n’essayez pas d’aller au fond de la question. N’oubliez pas de mentionner que les travailleurs humanitaires font de leur mieux. Leurs intentions positives sont plus importantes que les résultats. Ne pas citer les noms des personnes ou des groupes peu performants. Les reportages sur les stocks alimentaires conservés dans des entrepôts individuels sont une bonne chose. Les enquêtes sur les raisons pour lesquelles les ONG ne parviennent pas à réaliser de progrès en Haïti sont ennuyeuses et trop difficiles. Ne pas explorer des alternatives d’origine haïtienne aux projets de développement étrangers. Il n’en existe aucun. Par principe, ne faire aucun article qui pourrait conduire à changer le système.
D’autre part, ici tout le monde aime Bill Clinton [Président des États-Unis de 1993 à 2001] et Wyclef Jean [chanteur de reggae et de rap, d’origine haïtienne]. Il n’y a aucun avis divergent sur ce point. Ne jamais dire que ni l’un ni l’autre vivent ici. Peu importe que Clinton ait admis avoir détruit l’économie du riz haïtienne dans les années 1990. Peu importe que l’organisation de Jean ait à plusieurs reprises mal géré les fonds de secours. Cela c’est le passé. Ils représentent le meilleur espoir d’Haïti pour l’avenir. Leur voix compte, ce qui signifie que les médias doivent leur accorder une attention particulière, ce qui [du coup] signifie que leur voix compte, ce qui signifie que les médias doivent …
Enfin, lorsque vous visiterez à nouveau Haïti: restez dans les mêmes hôtels coûteux. Ne soyez pas proche de la population. Produisez beaucoup de sujets et faites de l’argent. Allez avec votre SUV de location dans un camp où vivent des personnes qui ont perdu leur maison et qui vivent toujours sous le vent et la pluie. Sortez dans la boue avec vos bottes imperméables. Un bloc-notes neuf à la main. Cette femme loqueteuse vous crie qu’elle a besoin d’aide, et non d’un étranger qui prenne sa photo. Son garçon de 3 ans est là, accroché à sa jambe. Ses bras sont levés, sa bouche ouverte, mais vous ne pouvez pas la comprendre parce que vous ne parlez pas le créole haïtien.
Enlever le capuchon de l’objectif et prenez des photos. Lorsque vous aurez suffisamment capté du drame d’Haïti, prenez votre avion de retour.
Notes
- Ansel Herz signale que ce post lui a été inspiré par un article du journaliste kenyan Binyavanga Wainaina, How to write to Africa, publié sur le site Granta.
- J’avais déjà évoqué, la question de la couverture journalistique de cette catastrophe dans Haïti Deadline