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#5 George Orwell journaliste : Le critique de la critique

George Orwell fut un formidable critique littéraire, mais aussi le responsable des pages littéraires de plusieurs journaux et revues. Une activité qui devait nourrir sa réflexion sur cet étrange métier qu’est celui de critique.

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Dans un studio froid et sentant le renfermé, jonché de mégots de cigarettes et de tasses de thé à moitié vides, un homme en robe de chambre râpée est assis devant une table bancale: il essaie de caser sa machine à écrire au milieu des piles de papiers poussiéreux. (…) C’est un homme de 35 ans, mais il en paraît cinquante. Il est chauve, il a des varices et porte des lunettes, ou du moins il en porterait si la seule paire qu’il possède n’était pas régulièrement égarée ». (1)

Dans ce portrait, tout le monde aura reconnu le… critique littéraire. Dans cet article paru dans Tribune en 1946, George Orwell dresse un portrait râpeux d’un critique et à travers lui, celui des pratiques du journalisme. Ces Confessions —c’est le titre de l’article— profondément désabusées, sont visiblement inspirées de sa longue expérience de pigiste mais aussi de responsable des pages littéraires, ce qu’il fut à Tribune pendant deux petites années, de la fin de l’année 1943 au début de l’année 1945. Un texte testament, en quelque sorte; il est écrit et publié au moment où George Orwell décide de quitter le journalisme pour s’installer à Barnhill.

« Croit-on que j’exagère ? » demande-t-il faussement ingénu, après avoir décrit l’ahurissant travail de ce forçat de la critique obligé de passer une nuit blanche à lire un salmigondis de livres aux sujets disparates : La Palestine à la croisée des cheminsL’Industrie laitière scientifiqueUne brève histoire de la démocratie en Europe [G. Orwell précise: « 680 pages et pèse près de deux kilos »], Les Mœurs tribales dans l’Afrique orientale portugaise, et un roman, C’est au lit qu’on est le mieux. Et tout cela, il doit le « caser » dans un article de 800 mots [5.000 signes environ], pour « demain midi », selon les préconisations de son rédacteur en chef.

Il y parviendra. Pour cela, il utilisera toutes les ficelles du métier, utilisant « toutes les formules éculées —’un livre que personne ne devrait manquer’, ‘on appréciera tout particulièrement’, ‘quelque chose de mémorable à chaque page’, ‘on appréciera tout particulièrement les chapitres consacrés à’, etc.— [qui] vont s’agglutiner comme de la limaille de fer attirée par un aimant. »

Mais cette caricature —à peine forcée— masque une réflexion plus profonde. En fait, dit George Orwell, il se publie des milliers de livres chaque année et chacun, par principe, mérite recension. Mais, première difficulté:

Dans plus de neuf cas sur dix, la seule critique objectivement valable serait: « Ce livre est nul » (…) Mais les lecteurs ne sont pas disposés à payer pour lire ce genre de déclaration. Pourquoi le seraient-ils? Ils veulent être guidés parmi les ouvrages qu’on leur propose, et ils réclament que leur valeur soit de quelque façon déterminée »

Que "vaut" ce thriller ?

C’est ici, qu’il met en exergue un problème délicat, car la « valeur » qu’attribue le critique est nulle, et donc sa fonction de « guide » s’annihile:

« Si l’on déclare —et la quasi totalité des critiques fait ce genre de déclaration au moins une fois par semaine— que Le Roi Lear [de Shakespeare] est une bonne pièce et The Four Just Men [un polar de George Wallace] un bon thriller, que signifie donc le mot « bon » ? »

Cette question de la « valeur » est essentielle pour comprendre le travail critique de George Orwell. Déjà, dix ans auparavant, dans Plaidoyer pour le roman, il se désolait de cette absence de hiérarchie, dans lequel il voyait une des causes profondes de la désaffection pour la lecture de roman:

Voici un specimen extrait du Sunday Times de la semaine dernière: si vous arrivez à lire ce livre sans hurler de plaisir, c’est que votre âme est insensible ». (…) On vous ensevelit sous les romans au rythme d’une quinzaine par jour, et chacun d ‘eux est un impérissable chef-d’œuvre que vous ne sauriez négliger sous peine d’y perdre votre âme. Ce doit être bien difficile de choisir un livre à la bibliothèque, et l’on doit se sentir bien coupable si l’on n’arrive décidément pas à hurler de plaisir. (2)

Comment en est-on arrivé à cette situation ? Bien sûr, explique-t-il, il y a le fonctionnement du milieu littéraire en « tuyau de poêle », maintes fois analysé où tout le monde se tient: « Z écrit un live qui est édité par Y et critiqué par X dans le Weekly W. Si la critique est mauvaise, Y ne passera plus de publicité dans le Weekly W., de sorte que X devra choisir entre parler d’un ‘chef d’œuvre impérissable’ et se faire flanquer à la porte ». Mais, ajoute-t-il, tout n’est pas aussi simple qu’il n’y paraît, et c’est un peu malgré eux que les différents protagonistes se retrouvent dans cette situation.

La spirale infernale de la médiocrité

Son argumentation tient en quelques points:

  1. La critique de complaisance est une nécessité commerciale, au même titre que le texte publicitaire de quatrième de couverture.
  2. Le critique appointé de tel ou tel journal est contraint de rédiger un article, à propos de textes dont « s’il n’était pas payé pour le faire il n’en lirait jamais une seule ligne » et c’est le cas de « neuf sur dix » d’entre eux, sinon c’est la porte.
  3. Il doit non seulement parler du contenu du livre, mais en plus « préciser, si pour lui, ce livre est un bon ou mauvais livre » [la fonction de « guide »] et là, problème: « Pour peu qu’il s’intéresse au roman, ses goûts personnels le porteront vraisemblablement vers Stendhal, Dickens, Jane Austen ou Dostoïevski —en tout cas vers un auteur se situant à cent coudées au-dessus de la plupart des romanciers contemporains ». Bref, il en est réduit à « peser une mouche sur une balance prévue pour les éléphants ».
  4. Il doit donc fabriquer sa propre échelle de valeur, en partant du principe que le plus mauvais livre est un bon livre [cf point 2]. À ce jeu, il tombe vite dans la dithyrambe.
  5. L’engrenage est en place: « Moins de deux ans après s’être lancé dans la carrière avec l’intention d’être au moins relativement honnête, il s’exclame sur un ton hystérique que Crimson Night de Mlle Barbara Bedworthy est le plus poignant chef-d’œuvre qui ait jamais été, etc. »
  6. Résultat: « un roman doté d’une réelle valeur peut passer inaperçu, simplement parce qu’il a été encensé à l’égal de la foutaise. »

Comment sortir de cette spirale infernale ? George Orwell en avance plusieurs dans Plaidoyer pour le roman:

Dans Confessions d’un critique littéraire, rédigé donc dix ans plus tard, il propose une solution plus radicale: « Ignorer purement et simplement la grande majorité des livres et consacrer de très longues critiques —mille mots [6.000 signes environ] serait un strict minimum— aux rares ouvrages qui semblent le mériter. » C’est cette solution qu’il aura privilégié tout au long de sa carrière de critique. [lire George Orwell, le critique].

Notes

  1. Confessions d’un critique littéraire, in Essais, Articles, Lettres, Volume I, Editions Ivrea, Paris, 2004, pp. 222 à 225. Ce texte a été initialement publié dans Tribune du 3 mai 1946.
  2. Plaidoyer pour le roman, in Essais, Articles, Lettres, Volume I, Editions Ivrea, Paris, 1995, pp. 318-326. Ce texte a été initialement publié dans le New English Weekly des 12 et 19 novembre 1936.
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