L’histoire devait être reprise par France 2, pour son journal de 20 heures. C’est ici que se met en place la « fabrique de l’émotion ».
Le montage de France 2 (durée 1mn 31)
Un traitement volontairement dépassionné
Comme on le voit, le traitement se veut classique :
• 40 secondes pour exposer les faits et expliquer ce que l’on voit sur la vidéo,
• 10 secondes environ pendant lesquelles sont traduites (par un autre journaliste) quelques phrases prononcées prononcées par les sauveteurs durant l’intervention
• 10 secondes pendant lesquelles le le journaliste responsable du sujet reprend la main pour expliquer que le père de la victime veut porter plainte
• 15 secondes avec le père expliquant pourquoi il a décidé de porter plainte de diffuser la vidéo.
• séquence finale avec la photo du jeune guide.
En fait, en dépit du ton volontairement dépassionné et du traitement quasi-clinique qu’adopte le journaliste [sauf pendant la phase « traduction » où le ton est plus véhément], nous sommes en pleine dictature de l’émotion, pour deux raisons principalement:
• ce que nous voyons c’est l’agonie d’un homme que ses secouristes maltraitent (ils le tirent avec une corde comme une bête…) et injurient. L’émotion que nous ressentons tient en l’événement lui-même, au fait que nous avons l’impression de vivre ce drame en quasi-direct (alors qu’il s’est déroulé une dizaine de jours auparavant) et enfin au sentiment de totale impuissance que nous ressentons en temps que spectateur.
La force des images ici subjugue tout commentaire. Il faut regarder plusieurs fois la vidéo, pour analyser et comprendre ce qui est dit par le commentateur.
• Le commentaire est totalement biaisé, ce qui ne fait que renforcer la charge émotionnelle : il est —sous une apparence purement descriptive— entièrement à charge contre l’équipe de secours. Le téléspectateur n’a, en effet, aucune information sur les conditions réelles du sauvetage, sur le contexte dans lequel s’est déroulé l’expédition italienne et ce qui l’a menée à sa perte.
Voici quelques uns de ces éléments contextuels
• L’hiver austral est la grande saison d’escalade dans le massif andin et particulier sur l’
Aconcagua. Les cordées s’y succèdent et comme sur l’Everest, les exploits les plus incongrus s’y accomplissent : le 16 décembre, un enfant de 10 ans devient le plus jeune vainqueur de ce sommet; en janvier ce sont 4 militaires colombiens unijambistes qui réalisent cet exploit; ils sont suivis par un Italien qui se déchausse au sommet (par – 5°) pendant 20 minutes pour célébrer son saint favori!
Parallèlement, les morts s’enchaînent :
quatre pour le seul mois de janvier, sans compter celles de Federico Campanini et d’une de ses clientes. [lire
ici les conseils d’un
tour operator spécialisé]
• Le groupe de Campanini s’est perdu pendant une tempête et a erré pendant 3 jours par des températures de 25° et des vents de plus de 70km/h, pratiquement sans manger et sans boire et sans pouvoir s’abriter.
• Les secours ont été organisés avec un important déploiement de moyens puisque les 3 survivants ont été récupérés par un hélicoptère. Quant à l’équipe de secours elle était composée de 3 volontaires et de 2 policiers.
• En raison de l’émotion suscitée, les policiers ont été suspendus, une enquête lancée par la justice et une réflexion engagée sur les moyens dont disposent les secouristes. [lire par exemple les développements sur
MDZ.com, le site du quotidien de Mendoza, la ville qui se trouve au pied de l’Aconcagua, ou
Clarin]
• Le sauvetage en haute altitude pose des problèmes particuliers comme l’explique dans leurs commentaires, des internautes sur différents sites comme
Le Post. Ils expliquent par exemple qu’il est quasi impossible à 4 hommes d’en porter un autre…
Revenir aux règles classiques du journalisme
Sortir de la fabrique de l’émotion, impose donc de revenir à des règles classiques de journalisme: s’interdire le document brut et s’obliger à le contextualiser et à en traiter toutes les facettes. Cela exige un réel effort pour un média [la télévision] où —qu’on le veuille ou non— tout est construit autour de l’audimat, c’est-à-dire tout est construit pour capter et retenir l’attention du téléspectateur. Une mécanique dans laquelle l’émotion est un puissant ressort. Une mécanique renforcée par les contraintes de temps (ici, une minute et demi!)
Cette attention à la « forme » est d’autant plus importante, que le média télévisuel impose un mode de consommation de l’information fermé. Le téléspectateur est en quelque sorte prisonnier de ce qu’on lui montre et de la manière dont on lui montre. À l’inverse d’Internet (média « ouvert »), il n’a pas accès à des ressources documentaires complémentaires, ne peut pas confronter des points de vue différents (les commentaires des internautes, par exemple) ou stopper l’image [même si techniquement c’est possible] comme le permet naturellement le web.