[the] media trend

Style: six leçons du professeur Kaddour

Écrire vite, écrire bien, savoir accrocher son lecteur… tout ce qui fait la qualité d’un journaliste-rédacteur serait désormais sans réel intérêt, à une époque —celle du web 2.0— où « tout le monde sait écrire ». Pourtant, le travail sur l’écriture et le style, ne doit pas être rangés au rayon des accessoires. Ils sont plus que jamais nécessaires, comme le montre Hédi Kaddour dans Les pierres qui montent.

Une part importante de l’enseignement du journalisme est consacrée à l’écriture. Car, un journaliste dans sa définition première est d’abord un rédacteur. Doit-on dire aujourd’hui « était »? C’est ce que sous-entend la chronique de Robert Niles, sur la Online Journalism Review, lorsqu’il écrit:

« Il n’est plus utile de réduire l’enseignement [du journalisme] à savoir rédiger selon des formats conformes a un Stylebook particulier. Alors que ces compétences avaient suffisamment de valeur, il y a une génération encore, pour permettre à une personne de se construire une carrière, le nouveau marché des médias, multimédia [hyperliterate] rend ces compétences -en soi- comme étant sans valeur. »

En effet, analyse-t-il, aujourd’hui, les gens écrivent comme jamais ils ne l’ont jamais fait, en envoyant des e-mails, en mettant à jour leur statut Facebook, en participant à des forums, en écrivant des blogs… et d’ajouter, dans l’avenir, « écrire et filmer cela sera comme respirer ».

La « valeur ajoutée » du journaliste ne serait plus dans la rédaction

Conséquence, de plus en plus de gens seront capables « techniquement » de rapporter aux autres les informations dont ils sont témoins. Dans ces conditions « qu’apportera le fait d’être journaliste, alors que tout le monde fait du journalisme » ?

Pour lui, la « valeur ajoutée » du journalisme est à rechercher aujourd’hui, dans le travail amont, « l’enquête », et dans la capacité d’analyse et de contextualisation des informations brutes, mais non dans la rédaction.

Avec cette lecture en tête, je me suis plongé dans Les Pierres qui montent, le dernier ouvrage d’Hédi Kaddour, où il est question de stylistique et en particulier de l’enseignement qu’il prodigue à de futurs journalistes, que ce soit au CFJ, où il travailla longtemps, et à l’Emi-Cfd [où j’enseigne également].

Raconter, cela se travaille

377 pages plus loin, j’en suis ressorti avec la conviction, que, peut-être l’écriture n’est plus « reine » dans le travail du journalisme, mais qu’un journaliste professionnel se distinguera toujours d’un  « rapporteur d’histoire » par sa capacité à bien raconter et… par son style, et que cela se travaille.

Voici quelques leçons du professeur Hédi Kaddour, extraites de ce qui est son « journal de l’année 2008 », où se mêlent littérature, poésie cinéma, théâtre, musique, journalisme et scènes de la vie:

1 – Lire.
Hédi Kaddour aime entre autres et pêle-mêle, Colette, Flaubert, Pessoa, Jules Renard, Virginia Woolf, Henry James, Peter Handke… Le journaliste peut y trouver un réflexion sur son métier. Par exemple, à propos de Montedidio d’Erri de Luca, H. Kaddour fait cette remarque:

Parmi les choses de la journée racontées par le personnage-narrateur, il y a ce souvenir: certains enfants, pas tous, allaient à l’école « les cheveux rasés, à cause des poux ». C’est tout. Pas d’éditorial sur la fracture sociale. Un vrai romancier [un journaliste?], ça ferme sa gueule, pour que quelque chose puisse enfin parler : les faits, le montage des faits.

2 – Adopter une position de lecture critique.
Certains journalistes écrivent comme des sabots, d’autres royalement bien. Il faut donc savoir distinguer les faiblesses de certains et les points forts d’autres.

Côté faiblesse, cet éditorialiste célèbre de la PQR, qui se prend les pieds dans le tapis de sa prose écrivant, par exemple, ceci: « Il y a urgence à réhabiliter la vie politique dans sa juste dimension, et à la dépoussiérer des scories de suspicion qui la minent » ou encore en chute [pour le coup elle est « finale »]: « Le silence et l’indifférence sont les môles qui interdisent l’entrée du port de l’expression définissant la société de demain. »

Côté points forts, ce dernier paragraphe d’un article de Jean-Paul Mari, grand reporter au Nouvel Observateur:

Un homme aux cheveux blancs et en uniforme pousse la porte d’un célèbre restaurant et demande à l’orchestre de jouer son boléro favori. Figés, les musiciens exécutent alors l’air connu de toute l’Amérique latine. Mais personne ne reprend le refrain: « Souffrir — l’amère infortune — de t’avoir gagnée et perdue à la fois. » Certains soirs, le soldat de Dieu se sent seul.

Hédi Kaddour analyse: « Dramatisation discrète (…) Pas d’éditorial: à aucun moment Mari ne hausse le ton pour dénoncer Pinochet (c’est la fin de son long portrait) Le pire service qu’il lui rende est de ne pas le nommer, sinon par le surnom (soldat de Dieu) que lui donna l’église catholique chilienne. Il suffit de juxtaposer le général à la froideur qu’il engendre. »

Mais attention de ne pas tomber dans cet extrême relevé chez Pessoa:

Je ne peux pas lire, parce que mon sens critique suraigu n’aperçoit que défauts, imperfections, améliorations possibles.

3 – Regarder.
Pour le journaliste, la prise de notes est essentielle. De sa qualité dépend celle de l’article qu’il écrira. Mais que faut-il regarder et prendre en note?

Atelier journalisme. La parenté entre la prise de notes et la prise de vue. Ma première leçon au Camescope, donnée par Laurie Granier, il y a longtemps: un œil dans le viseur, et surtout ne pas fermer l’autre, le garder grand ouvert, avoir un œil-cadre et un œil large. Un pour regarder et l’autre pour voir? L’ensemble faisant circonspection, vue à la fois large et précise.

4 – Ne pas s’en tenir aux apparences.
Témoin ce croquis où Hédi Kaddour se fait prendre au piège de ses présupposés

Métro. Assis à côté d’une blonde vêtue de beige, lunettes Gucci, ongles longs, un bruit de batterie heavy metal s’échappe de ses écouteurs, elle lit un livre un roman: Auprès de moi toujours, dit le titre courant en haut de page. Un roman de gare, sans doute la collection Harlequin. À Denfert, elle se lève, elle a refermé son livre, je peux voir la couverture: c’est un roman d’Ishiguro. C’est moi qui suis inculte.

5 – Se relire à voix haute.
Pour Hédi Kaddour « çà oblige à regarder, à écouter, et à choisir » et aussi  « à prendre l’habitude d’assumer la valeur des mots qu’on emploie »:

Un croquis trop prudent de J.D. Trois « un peu » en cinq lignes; un maquillage un peu forcé, un tissu un peu rêche, et un peu simulé. Il s’en est rendu compte à voix haute. Il raye.

6 – Travailler sans cesse son texte.
Pour cela, Hédi Kaddour joue d’une large gamme d’exercices. En voici un utile, à l’heure de Twitter et de ses 140 signes. C’est celui de l’ultrabrève, avec comme modèle le maître absolu du genre Fénéon. Exemple:

M. Abel Bonnard, de Villeneuve-Saint-Georges, qui jouait au billard, s’est crevé l’œil en tombant sur sa queue [110 signes]

Pour réussir l’ultrabrève, il faut « ne garder d’un fait divers que les muscles et les nerfs, une phrase sans intrusion d’auteur, un simple effet de montage. »

A ce jeu, Hédi Kaddour n’est pas mauvais, si l’on en juge par ceci:

« Rue Gît-le-Cœur. Bottines, blue jeans, blouson noir, barbe grise, lunettes et vingt-cinq kilos de trop. Il est à cheval sur une BMW R60. Elle a mieux vieilli ».

Il m’a semblé important de revenir sur cette question de style — Les pierres qui montent m’en ont offert l’opportunité —, car la rédaction des sites ou les blogs n’implique pas un appauvrissement de la langue, comme on le croit souvent sous prétexte par exemple de « scanabilité » des textes, mais au contraire en exige une parfaite maîtrise. Elle est d’autant plus nécessaire que les textes publiés sont destinés à deux lectorats distincts —les internautes et les robots des moteurs de recherche— et, de ce fait, doivent répondre à des impératifs parfois contradictoires. C’est le travail du journaliste-rédacteur de savoir les concilier avec… style.

Bibliographie
Hédi Kaddour, publie en ce début d’année 2010, deux ouvrages : Les pierres qui montent, qui sont ses « Notes et croquis de l’année 2008 (Gallimard, col. Nrf, 377 pages, 20 €) et un roman Savoir-vivre (Gallimard, col. Nrf, 197 pages, 16,90 €).

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