« Peut-être les journalistes ne sont-ils pas ceux qui devraient communiquer la science au grand public? » Pour faire bonne mesure, Katherine Richardson, présidente du Congrès scientifique international sur le Changement climatique qui s’est tenu à Copenhague (10 au 12 mars 2009) d’ajouter que les scientifiques devaient sans doute repenser leur communication. Un nouvel accroc dans la relation difficile supposer exister entre les journalistes et les scientifiques ? La réalité est plus complexe.
À l’origine de la colère de Katherine Richardson, raconte Imelda V. Abano sur le site spécialisé SciDev.net , la publication de photos de la calotte glaciaire de l’Arctique en train de fondre, avec des légendes annonçant soit l’ouverture d’une nouvelle —et rentable— route maritime vers la Chine, soit la création d’une nouvelle frontière pour l’exploitation pétrolière.
K. Richardson reprochait-elle une approximation ou une erreur? Non. Simplement, les journalistes n’avaient pas répondu à la demande des scientifiques réunis à Copenhague. Ces derniers, explique I. Abano, « étaient frustrés, car ces articles n’expliquaient pas les conséquences de la fonte des glaces sur le système climatique de la Terre, et sur les générations futures ».
Une frustration qui peut se comprendre, tant ce Congrès était voulu comme un congrès de combat, comme l’avait annoncée K. Richardson au Guardian, dès le mois de février: « Ce n’est pas une Conférence scientifique ordinaire. C’est une tentative délibérée pour influencer les décisions politiques ». Une thématique reprise dans des documents [.pdf] du Congrès, où l’on pouvait lire « les Médias ont un rôle central dans le Congrès » ou encore « La couverture médiatique sur le changement climatique est en soit l’un des thèmes de ce Congrès »
Cette histoire renvoie à 3 questions distinctes :
1 – L’instrumentalisation des journalistes et des médias
La tentation de la part des responsables et décideurs de tous poils de peser sur le choix et le contenu des informations est permanente, même s’ils affichent rarement leur volonté de manière aussi transparente que Katherine Richardson. Comme l’explique un peu pesamment Bernard Delforce (1):
« Il s’agit toujours —effet recherché ou obtenu sans l’être peu importe— pour les acteurs sociaux de statuts différents, qui sont en concurrence dans l’Espace Public, d’une part, d’y imposer leurs préoccupations comme dignes d’accéder à l’agenda public et d’autre part, d’y imposer leurs façons de voir la réalité et de la dire comme seules adéquates et, en conséquence, leurs propositions d’agir comme seule pertinentes. »
On retrouve ici la théorie dite de l’Agenda Setting. Issue des travaux de deux chercheurs américains Maxwell McCombs et Donald Shaw, publiés à l’été 1972 dans Public Opinion Quartely, elle peut se résumer dans une formule : « Les médias ne disent pas aux gens ce qu’ils doivent penser, mais à quoi ils doivent penser ».
Mais, depuis d’autres théories sur la communication ont démontré que, d’une part le public n’était pas « enfermé » dans l’agenda que les médias lui propose, et d’autre part que les lecteurs faisaient leur propre tri, leur propre sélection et surtout se réappropriaient le informations et les interprétaient à leur manière.
2 – Les scientifiques peuvent-ils se passer des journalistes et des médias?
En théorie les scientifiques peuvent communiquer eux-mêmes leurs résultats. D’ailleurs, Katherine Richardson n’a pas manqué de souligner que des communicants issus de la communauté scientifique pouvaient parfaitement faire passer le message « fonte des glaces ». La menace de désintermédiatisaion est ici très claire. Elle existe dans de nombreux autres domaines: politique, culture, sport, etc. Les responsables politiques, les club de football, les chanteurs, pour ne prendre que ces exemples ont créé des sites Internet, qui leur permettent de toucher et d’informer directement leur public.
Est-ce possible en matière scientifique? Les réponses des journalistes interrogés par Christophe Deleu, maître de conférence au CUEJ, dans le cadre d’une étude sur « les journalistes et la science » (2) étaient sans ambiguïté : tous « considèrent, écrivait Ch. Deleu, les scientifiques comme incapables de communiquer directement leurs travaux au grand public (…) ils se considèrent comme indispensables pour transmettre le savoir : sans eux, pas de vecteur entre les scientifiques et le grand public, pas de visibilité sociale pour les scientifiques. » Certes, il existe des exceptions comme Hubert Reeves ou Axel Kahn, mais elles confirment cette règle.
À cette première difficulté —n’est pas vulgarisateur qui veut— s’en ajoute une seconde, résumée par Christian Deleu : « le scientifique craint souvent l’acte de communication en raison du regard critique de ses pairs (…) il est tiraillé entre la volonté de communiquer avec le média, d’en accepter les contraintes… et la peur d’apparaître comme vulgarisateur et simplificateur auprès de ses collègues et surtout de dire des inexactitudes (…) Il y a enfin la peur de susciter des jalousies en apparaissant comme le seul spécialiste d’un domaine composé de plusieurs scientifiques ».
Les scientifiques sont conscients de ces difficultés. On en voudra la preuve dans le « guide pratique », au titre explicite (Changement climatique: comment expliquer le sujet du siècle), mis à leur disposition sur SciDev.net. Il n’y est pas question de court-circuiter les journalistes mais plus classiquement de donner aux chercheurs un mode d’emploi et une boîte à outils travailler avec les médias [cela nous renvoie au point 1, ci-dessus].
3 – Quel est l’état des relations entre les scientifiques et les journalistes ?
Il est plutôt bon si l’on en croit une étude (3) menée dans 5 pays occidentaux (États-Unis, Japon, Allemagne, Grande-Bretagne et France) par des… scientifiques et publiée en juillet 2008 dans Science.
Les chercheurs se révèlent être très fréquemment en contact avec les journalistes puisque près d’un tiers (30%) a eu plus de contacts avec un journaliste dans les 3 dernières années, et un autre gros tiers (39%) de 1 à 5 contacts, ceux-ci étant très souvent (64% des « contacts) des interviews.
Bref, la porte des laboratoires est loin d’être fermée aux journalistes. Mais ces derniers font-ils bien leur travail? Ici, les choses se gâtent : 9 chercheurs sur 10 s’inquiètent d’erreurs potentielles dans les citations, après avoir été interviewés, tandis que 8 sur 10 s’inquiètent du caractère « imprévisible » de ce que raconteront ensuite les journalistes.
En dépit de ces inquiétudes, un grand nombre de chercheurs (43%) estiment que le travail des journalistes a eu un impact « plutôt positif » sur leur carrière, et ils ne sont qu’une infime minorité (3%) a avoir le jugement inverse.
Au final, concluent les 5 chercheurs qui ont conduit cette étude « les relations entre journalistes et scientifiques sont plus fréquentes et plus cordiales que l’on ne pouvait le penser antérieurement ». Ils voient là, dans nos sociétés de la connaissance,
Notes
(1) Les spécificités de la médiation: l’information scientifique au risque des médias, in Communiquer l’information scientifique, Éthique du journalisme et stratégies des organisations, dir. Claude Le Bœuf et Nicolas Pélissier, L’Harmattan, coll. Communication, Paris, 2003, 391 pages.
(2) Les journalistes et la science représentation des pratiques professionnelles dans les journaux d’information des médias télévisuels généralistes, in Médias & Science, Les Cahiers du journalisme, hiver 2006, n°15.
• Pour aller plus loin : Sciences et Médias, Hermès, n°21, 1997, Cnrs Éditions.