Le téléphone mobile, l’avenir des journaux japonais? En tout cas, l’un des principaux groupes de médias japonais, le Asahi Shimbun, semble décidé à investir ce secteur, comme l’a indiqué, Makoto Otsuka, directeur du numérique du journal, lors du Colloque « 10 in comunicacio« , qui s’est tenu à Barcelone le 28 octobre 2009 (1). Pour lui, la priorité est de « se développer sur Internet, mais surtout sur le téléphone mobile ». Un vrai défi.
Comme l’admet Makoto Otsuka, « le chemin n’est pas facile. En vérité, en 2009 notre situation est moins bonne qu’en 2002. À l’époque, nous avions un million d’abonnés au mobile à travers différents dispositifs. Aujourd’hui, seulement 700.000. »
Des chiffres qu’il faut remettre en perspective avec les ventes des différentes éditions « papier » du Asahi Shimbun. Ses 12 millions d’exemplaires quotidiens (8 le matin et 4 pour l’édition du soir) en font le second journal le plus vendu du monde, derrière son concurrent japonais le conservateur Yomiury Shimbun.
Un univers qui a du mal à se remettre en question
Ces difficultés à « passer au mobile » sont à remettre dans le contexte particulier de la presse japonaise. Michel de Grandi, expliquait dans Les Échos [La presse japonaise tarde à faire sa révolution numérique], le 9 août 2009, que les groupes de presse, constituent « un univers extrêmement rodé [qui] a bien du mal à se remettre en question, même si les indicateurs sont passés au rouge depuis plusieurs années: vieillissement de la population, désintérêt des jeunes pour les journaux papiers et érosion des recettes publicitaires ».
Pourtant le Asahi Shimbun ne part pas de zéro. Le journal et le site appartienant à la même société [à l’inverse du Monde par exemple, où Le Monde interactif est une filiale commune Le Monde, Lagardère Active], un certain nombre de synergies ont pu s’installer: par exemple, le site est alimenté en grande partie par l’édition papier, puisqu’entre 70 à 80% des contenus mis en ligne en proviennent, et les secrétaires de rédaction sont bimédias, c’est-à-dire qu’ils travaillent pour le web et pour le papier.
Le mobile est alimenté par l’ensemble des journalistes du groupe
Ce n’est pas le cas des journalistes « de plume » qui ne travaillent pas pour le site. En revanche, pour le « mobile » tout le monde est mobilisé, car il est alimenté à 70% par les informations que fournissent l’ensemble des journalistes préparant les diverses éditions des différents journaux du groupe Asahi Shimbun (Aera, Shukan Asahi, etc.) , de quelque endroit où ils se trouvent et quelque soit la rubrique où ils travaillent.
Cette collaboration des journalistes « papier » est importante en terme de contenu car ils s’occupent des rubriques « sérieuses », comme la politique ou l’économie, tandis que les rédacteurs du site fournissent un contenu plus léger: mode, vie sociale, etc.
Ces derniers ne sont d’ailleurs qu’une vingtaine, sur les 150 personnes qui travaillent pour le numérique [sur un total de 5.000 salariés pour le groupe].
Côté finance ce n’est guère brillant. Certes, le site connaît une bonne fréquentation, avec 9,6 millions de pages vues par jour, soit environ 290 millions par mois, le numérique ne génère au final qu’un chiffre d’affaires d’environ 30 millions d’euros, la moitié provenant du site, un quart d’une base de données vendues aux écoles et aux bibliothèques notamment et le solde venant du téléphone portable. Mais une page de publicité dans l’édition papier est payée 300.000 euros, tandis que une annonce sur le web sera facturée 15.000 euros pour une semaine [M. Otsuka n’a pas donné d’indication sur les ressources publicitaires sur le mobile].
Les Japonais ont un usage différent du portable
Pourquoi le portable? Makuto Otsaka explique: « On compte 110 millions de portables pour 130 millions d’habitants ». Mais l’Internet mobile n’a pas encore réellement percé au Japon et reste un média mineur, comme le montre le tableau ci-dessous, extrait d’une étude réalisée en 2009.
L’usage des médias par les Japonais (2009)
(les durées hebdomadaires sont exprimées en minutes, distinction par sexe et par tranche d’âge)
Mickaël Avoledo et Pierre Dauchez, qui ont repris ce tableau pour leur étude sur la téléphonie japonaise [voir ci-dessous dans « pour aller plus loin »], écrivent: « La moyenne de la durée d’utilisation d’Internet mobile (…) conduit à un usage hebdomadaire d’environ 17 minutes ». Une misère, qui ne peut être corrigée par le fait que les jeunes utilisatrices (filles de 15 à 19 ans) y passent plus d’une heure et demi. En fait, elles y lisent des romans spécifiquement écrits pour les téléphones mobiles, dont elles sont de grosses consommatrices. On en verra pour preuve, le fait que la consommation d’Internet mobile des jeunes femmes de la tranche d’âge immédiatement supérieure (20 à 29 ans) retombe à moins d’une demi-heure hebdomadaire.
Les ketai servent à tout, sauf à lire
En effet, les Japonais font un usage différent de ce que nous connaissons en Europe des ketai, du nom de ces portables « couteaux suisse », petits bijoux de technologie. Ils peuvent servir de porte-monnaie électronique, de lecteur de code barre de clé pour ouvrir les portières des voitures (Nissan) et les faire démarrer… La large bande passante permet de regarder la télévision et des vidéos, mais aussi de se les échanger, et depuis longtemps les Japonais les utilisent pour s’envoyer des mails (depuis 1997) et pour consulter les horaires de train et de métro. Enfin, ils ont l’habitude de télécharger des applications. Et déjà les premiers ketai à écran 3D ont été commercialisés…
Mais explique Michel de Grandi, « les écrans des terminaux sont longtemps demeurés trop petits [5 cm de largeur maximum], rendant toute lecture fastidieuse. L’arrivée de l’iPhone en 2008 a bouleversé ce schéma et poussé les fabricants à commercialiser des terminaux munis d’écrans plus larges » .Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui encore les ketai représentent encore 98% d’un marché extrêmement fermé que Nokia a du pratiquement abandonner [1% des ventes sur l’Archipel], où Blackberry n’a jamais réussi à s’imposer. Même l’iPhone d’Apple [lire, Au Japon le deuxième effet iPhone] a mis un certain temps à percer.
Bref, l’évolution technologique —l’apparition d’écrans larges notamment— permettra peut-être à l’Asahi Shimbun de remporter son pari sur l’information sur le mobile, mais « le chemin n’est pas facile »
Notes:
(1) les informations pour ce billet ont leur source dans un post rédigé par Josep Lluis Mico, pour le blog espagnol Infotendencias.com, à propos du colloque « 10 in comunicacio ».
Pour aller plus loin:
• Le site de l’Asahi Shimbun en japonais et en anglais.
• l’article de Wikipedia (anglophone) sur l’Asahi Shimbun
• liens vers les principaux sites de presse japonais (recension établie par l’Ambassade de France au Japon). On y trouve en particulier un panorama de la presse écrite japonaise.
• Un rapport, La téléphonie mobile au Japon, réalisé par Mickaël Avoledo et Pierre Dauchez pour l’Ambassade de France au Japon [gratuit mais pour le télécharger, il faut renseigner un formulaire].