Le scandale des écoutes massives conduites par la NSA, révélé par le « lanceur d’alerte » Edward Snowden, a provoqué outre-atlantique une riche polémique sur le journalisme. La discussion tourne autour de trois questions : un blogueur est-il un journaliste ? Un journaliste engagé est-il réellement un journaliste ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que le journalisme ? Bref, sous l’effet de ce révélateur de vieux débats ont retrouvé, d’un coup, une actualité.
Mais revenons à la racine de ces interrogations En fait, elles trouvent leur source dans deux histoires parallèles, qui ont servi de révélateur: l’une concerne Glenn Greenwald, qui a recueilli le témoignage d’Edward Snowden, et l’autre Alexa O’Brien, une journaliste qui suit le procès Manning.
1. Glenn Greenwald
La première tient à la personnalité de Glenn Greenwald, le journaliste qui a révélé, le 6 juin 213, dans le Guardian le scandale des écoutes téléphoniques par la National Security Agency (NSA). Très rapidement, sa crédibilité va être mise en cause, par l’establishment journalistique. Ce sera d’abord le New York Times, qui dès le 6 juin, publiera un profile de Glenn Greenwald au titre anodin: Blogger, With Focus on Surveillance, Is at Center of the Debate [Un blogueur, spécialisé dans la surveillance, est au centre des débats]. Mais l’Url de l’article – http://www.nytimes.com/2013/06/07/business/media/anti-surveillance-activist-is-at-center-of-new-leak.html – raconte une toute autre histoire, puisque le mot qui fâche « activist » [que l’on peut traduire par « militant »] est lâché. Dans leur article, Noam Cohen et Leslie Kaufman décrive un « journaliste » atypique, non pas seulement en raison de son engagement, mais aussi parce que cet ancien juriste, est un électron libre. Il n’a jamais, tout au long de sa carrière, eu affaire à un rédacteur en chef.
Une deuxième banderille est plantée par David Gregory, l’animateur du talk show Meet the Press, sur NBC. Il ne va pas hésiter à demander à Glenn Greenwald:
Dans la mesure où vous avez aidé et encouragé Snowden [le responsable des fuites], y compris dans ses mouvements actuels [Snowden était alors entre Hong Kong et Moscou], pourquoi, M. Greenwald, ne pas être vous-même accusé de crime? [lien sur la vidéo ici]
Ce dernier se défendra vivement, disant qu’il est « assez extraordinaire que n’importe qui s’auto-proclamant journaliste pourrait méditer publiquement [sur le fait de savoir] si oui ou non d’autres journalistes devraient être accusées de crimes ». Il faut ici replacer la question de David Gregory dans le contexte particulier d’un pays – les États Unis – où d’une part la mise sur écoutes de journalistes est devenue monnaie courante, comme ce fut le cas pour des journalistes d’Associated Press qui furent écoutés durant deux mois, ou encore James Rosen, chef du bureau de Washington de Fox News, qui fut qualifié de criminal co-conspirator par le Département de la Justice. Une accusation qui n’est pas anodine dans un pays où l’administration Obama use et abuse d’une législation établie en… 1917, l’Espionage Act [lire : Obama a fait inculper plus d’individus avec l’Espionage Act que tous ses prédécesseurs, sur Slate.fr]
À ce débat empoisonné, Paul Fahri du Washington Post va ajouter sa pierre, avec son article ingénument titré, On NSA disclosures, has Glenn Greenwald become something other than a reporter? [Avec les révélations sur la NSA, Glenn Greenwald est-il devenu autre chose qu’un journaliste ?]. Il y écrit notamment ceci :
Glenn Greenwald n’est pas un journaliste typique. En fait, il n’est typique de quoi que ce soit. Avocat, chroniqueur, journaliste et défenseur des libertés constitutionnelles, Greenwald brouille un certain nombre de lignes à une époque où tout le monde peut traiter l’information.
Dans ce « brouillard » émerge en parallèle une autre affaire, celle du procès de Bradley Manning, où là encore se pose la question de savoir ce qu’est un journaliste, en l’occurrence, une journaliste. Ici s’oppose une journaliste Alexa O’Brien au… New York Times et en particulier à l’un de ses journalistes vedettes, le spécialiste des médias, David Carr.
2. Alexa O’Brien
Alexa O’Brien est une journaliste qui suit depuis le début le procès de Bradley Manning, ce soldat américain accusé d’avoir « volé » des documents confidentiels pour les remettre à WikiLeaks. Le 24 juin, David Carr avec un autre journaliste du Times, Ravi Somaiya, écrivait sur le sujet (enfin, plutôt sur Julian Assange), en s’appuyant sur le travail de Alexa O’Brien, mais en omettant de la citer. Furieuse, elle va envoyer un mail incendiaire au New York Times dans lequel elle écrit notamment [image ci-contre] :
Je suis à Fort Meade [le lieu du procès Manning], où êtes vous New York Times ?
Vous lisez mon travail journalistique, vous utilisez mon travail journalistique, vous capitalisez sur mon travail de journaliste, vous placez des liens vers mon travail journalistique sur la plus grande enquête criminelle qui ait jamais eu lieu
En réponse, celui-ci va se fendre d’un correctif que l’on peut juger condescendant. L’auteur anonyme explique benoîtement que « Mme O’Brien a participé à des causes militantes comme Occupy Wall Street et au Days of Rage, elle travaille également comme journaliste indépendante; elle n’est pas seulement une militante. »
Heureusement, serait-on tenté de dire, surtout si l’on prend la peine de regarder son site qui regroupe sa couverture du procès Manning.
La tribu des journalistes
Avec tout cela, on n’est pas loin du procès en sorcellerie, ou plus précisément comme le remarque le journaliste John McQuaid du procès en « déligitimisation », et un moyen de rejeter ceux qui ne feraient pas partie de la « tribu ».
Problème, ce sont les moutons noirs de la profession (les blogueurs/journalistes militants) qui sont au cœur de l’information et de sa production.
Avec tout cela, on ne sait plus ce qui « fait », un journaliste. En France, on croit le problème réglé par l’existence d’un statut symbolisé par la détention de la Carte de presse et une définition parfaitement circulaire : « est journaliste qui travaille dans un journal », alors même que tous les travaux montrent que la définition du « journaliste » est beaucoup plus « floue » pour reprendre la célèbre expression du chercheur Denis Ruellan (1). Ce dernier décrit un espace professionnel « sans limite précise, [qui] place le journaliste au sein d’un vaste ensemble intellectuel et social flou, qui fait de lui un personnage métis: créateur, analyste, enquêteur, acteur engagé, ou simple témoin ».
Cette absence de définition « objective » explique que les débats sur l’appartenance – supposée ou réelle – de tel ou telle à la « tribu » des journalistes se soient enflammés de l’autre côté de l’Atlantique. Dans un article consacré à cette question – Who’s a Journalist? – Margaret Sullivan, la médiatrice du New York Times, offre sa réponse :
Pour l’instant, je propose cette définition, certes elle est partielle: un vrai journaliste est celui qui comprend, à l’échelle la plus fine, et qui n’a pas peur d’une relation conflictuelle entre le gouvernement et la presse – la tension même que les fondateurs de l’Amérique ont eu à l’esprit avec le premier Amendement.
[Rappelons que c’est sur ce premier Amendement qu’est fondée la liberté de la presse aux États-Unis.]
Une réponse bien partielle effectivement, comme l’ont remarqué immédiatement de nombreux observateurs, puisqu’elle laissait de côté tous ces « vrais journalistes » qui n’ont pas eu peur d’une « relation conflictuelle » avec les entreprises ou avec tout autre entité ou institution.
C’est ici, que l’on peut amorcer une nouvelle définition du journalisme. Elle ne tient pas dans une définition « techniciste », que reprend peu ou prou (pour les seuls journalistes numériques), Florence Le Cam dans Journalisme en ligne (2), lorsqu’elle écrit en résumé:
l’identité professionnelle des journalistes en ligne (…) oscille dans une double tension: entre la contrainte de production (le continu) et la volonté de s’engager dans des terrains d’investigation ou d’innovations dans les modalités de narration de l’information.
Elle tient dans un rapport à la vérité, comme l’écrit avec beaucoup de finesse David Carr du New York Times [celui mis en cause par Alexa O’Brien]: certes, les « activistes » tiennent un « agenda politique » plutôt que « journalistique », mais aujourd’hui, « la notion de journaliste comme eunuque politique et idéologique paraît ridicule ». D’ailleurs, explique-t-il, Edward Snowden a choisi de passer par Glenn Greenwald, car il lui est apparu que tous deux partageaient les mêmes valeurs:
Le fait que l’idéologie de la source et [celle] du journaliste concordent a permis que le récit se réalise.
Et dans le même article, David Carr, cite Jay Rosen, enseignant à la New York University, qui explique que l’on ne peut plus aujourd’hui opposer « journaliste » et « activiste », que l’un peut être l’autre et réciproquement.
Mais alors, qu’est-ce qui « fait » le journaliste aujourd’hui, à un moment où chacun peut publier et diffuser ses propres informations ? Est-ce selon la vieille théorie de l’Agenda setting [elle date de 1968 !] parce que le journaliste travaille dans un média et que celui-ci « dit » au public ce qui est important et ce qui ne l’est pas ? Est-ce par son activité propre : recherche d’informations, vérification, narration, le tout dans une démarche éthique ? Mais pour cela il n’est nul besoin d’être « journaliste », tout citoyen dispose des outils techniques pour le faire.
Jeff Jarvis sur ce point est direct, dans au article publié sur blog There are no Journalists:
Le journalisme ce n’est pas du contenu. Ce n’est pas un nom. Ce n’est pas une profession ou une industrie. Ce n’est pas une corporation. Ce n’est pas d’une telle rareté que cela devrait être contrôlé. Il ne se réalise plus dans les rédactions. Il ne se réduit plus à la seule forme narrative.
Après le constat [que l’on n’est pas obligé de partager] Jeff Jarvis tente une approche du journalisme comme « service » auquel chacun peut participer, les médias étant
des organisations qui peuvent aider en premier lieu la collecte et la circulation de l’information – ce qui peut désormais se faire sans eux – en offrant aux communautés des plateformes pour partager ce qu’elles savent. Puis, je dis que quelqu’un est souvent nécessaire pour ajouter de la valeur à ce processus en:
- posant les questions auxquelles il n’est pas répondu dans le flux,
- vérifiant des faits,
- démystifiant les rumeurs,
- ajoutant le contexte, l’explication et le fond,
- fournissant une fonctionnalité qui permet le partage,
- organisant les efforts de collaboration des communautés, des témoins, des experts
[le lien sur le post de J. Jarvis, There are no journalists]
Ce « quelqu’un » dont parle Jeff Jarvis est-il journaliste ? Pas nécessairement dit ce dernier, pour qui la frontière entre journaliste et citoyen [pour reprendre une distinction communément acceptée] est plus que ténue.
En France, la césure est toujours nette – et entretenue – entre les journalistes professionnels et… les autres. En témoigne, ce qu’écrit Alice Antheaume dans Le Journalisme Numérique, qui vient de paraître (3). Elle y raconte l’anecdote suivante : en février 2010 une certaine Noémie prévient la rédaction de rue89 qu’un incident est en train de se produire dans une salle de cinéma. Ce n’est pas elle qui va raconter l’affaire sur le site, elle est « accouchée » par une journaliste de la rédaction, tandis qu’un autre recoupe l’information, le récit final étant rédigé par ce dernier [lire ici]. Alice Antheaume explique, à partir de cet exemple qu’une « construction bicéphale et simultanée de l’information entre internaute et journaliste » va se faire. Or, il n’en est rien. Nous sommes au contraire dans le circuit classique de l’information où chacun est dans son rôle, le témoin témoignant et les journalistes sélectionnant et mettant en scène l’information. Extraits :
- une source informe un journaliste [« Noémie alerte sur un événement dans le registre de l’émotion »].
- au jounaliste – ou à sa rédaction – de décider si cet événement est digne d’intérêt [« Les journalistes, eux, doivent savoir repérer si ce témoignage peut être le début d’une information »]
- les journalistes vérifient, recoupent et rédigent [« puis clarifier le contexte et monter le tout dans un ensemble cohérent, lisible par tous »]
(les citations entre crochets sont extraites de Le Journalisme Numérique, p. 146)
Un schéma traditionnel qui a définitivement volé en éclats si l’on se réfère à la manière dont l’information s’est construite à l’occasion de l’attentat de Boston [lire par exemple cet article du Guardian] ou plus récemment encore de l’accident de l’avion d’Asiana Airlines à San Francisco [voir ici et là]. La collecte et le recoupement des informations – y compris des photos et des vidéos -, la hiérarchisation et la narration se sont faits directement sur les réseaux sociaux. Le « service » dont parle Jeff Jarvis s’est fait en dehors des grands médias. Un court-circuitage sur lequel il faut aussi s’interroger.
Bref, le débat ne peut plus se résumer à une question de « bornage professionnel » [qui est un « vrai » journaliste et qui ne l’est pas] mais doit aujourd’hui porter sur l’essence du journalisme.
Notes
- Denis Ruellan, Le professionnalisme du flou, identité et savoir-faire des journalistes français, Presses Universitaires de Grenoble, 1993.
- Amandine Degand et Benoît Grevisse (sous la direction de), Journalisme en ligne, Pratiques et Recherches, De Boeck Université, Bruxelles, 2012. L’article de Florence Le Cam est titré Une identité transnationale des journalistes en ligne ? pp. 61 à 85.
- Alice Antheaume, Le Journalisme numérique, Presses de Sciences Po, coll. Nouveaux Débats, Paris, 2013.
On peut aussi lire Journalists who hate Journalists par Vicenzo Marino