Du flou, beaucoup de flou… et bien peu de certitudes. L’accord conclu entre Google et la très discrète Association de la Presse d’information politique et générale [IPG] suscite de nombreuses interrogations sur son contenu réel et des réactions d’incompréhension dans la presse étrangère, qui a le sentiment d’avoir été trahie.
L’Empereur tenait fréquemment conseil à mon sujet. Qu’allait-on faire de moi? La Cour était dans le pire embarras. Je le sus plus tard par une ami, un haut dignitaire très bien informé. On craignait mon évasion, ou bien une famine car mon appétit pouvait ruiner le pays. On parla donc de me laisser mourir de faim, ou de me cribler les mains et le visage de flèches empoissonnées fort efficaces, mais mon cadavre en décomposition ne pouvait qu’infester la capitale et empuantir tout le Royaume. (1)
Difficile de résister. L’analogie est trop forte avec le voyage de Gulliver dans le royaume de Lilliput, lorsque l’on rapproche deux chiffres : 60 millions d’euros et 2,1 milliards d’euros. Le premier chiffre correspond à la somme que Google déboursera pour financer le fond destiné à assurer la transition des médias français vers le numérique; le second au bénéfice de l’entreprise pour le seul quatrième trimestre 2012.
Peut-être pour parler de l’accord entre Google et les éditeurs français faut-il commencer par montrer cette inégalité dans le rapport des forces et rappeler qu’il aura fallu le soutien d’un État pour que Google consente à négocier et que les éditeurs obtiennent un financement certes minime, certes contestable, mais bien réel. [Lire dans Challenges le récit de la négociation par Marc Schwartz, le médiateur choisi par l’État]
L’explosion du « front européen » des éditeurs de presse
On peut aussi proposer une autre allégorie pour cet accord, comme le propose Gianni Riotta dans La Stampa et qui est tout aussi cruelle et que l’on pourrait baptiser: « Vendre son avenir pour un plat de lentilles ». Il raconte l’histoire des Indiens Lenape qui vendirent l’île de Manhattan en 1626 aux Hollandais pour 60 gilders [l’équivalent de 24$, valeur 1800]. Une histoire et non une légende, puisque l’on en a la trace [voir ici].
Gianni Riotta n’a pas de mots assez violents pour dénoncer cet accord, parlant de « défaite culturelle », de « débacle stratégique »:
La presse française, héritière de Voltaire, d’Alembert, Aron, Camus, Hubert Beuve-Méry délégue à un géant américain né en 1997, 17 ans après la mort du philosophe [Jean-Paul] Sartre, l’innovation numérique. Elle reconnaît que la seule ressource dont elle dispose encore est le contenu de ses archives et la possibilité de le reproduire (…) et brade l’avenir du journalisme, cette prairie vaste et fertile que constitue le journalisme online. C’est comme si une nation riche en pétrole avait accordé pour toujours à quelqu’un d’autre l’usage de ses pipelines. Google (…) emporte haut la main le match de demain, en s’assurant que chaque développement numérique de l’information à Paris sera estampillé par la marque.
Il est vrai que Gianni Riotta, à l’instar des éditeurs d’autres pays européens peuvent se sentir « les cocus de l’histoire ». N’oublions pas qu’un front commun regroupant les éditeurs allemands, français et italiens, portugais, suisses et belges s’était constitué, avec comme axe de travail l’institution —par la voie législative— d’une Lex Google. Ce projet était porté en France par lobby officiel des éditeurs, l’association de la presse d’information politique et générale (IPG). Il consistait [en France, il faut en parler au passé] à instituer un nouveau droit voisin du droit d’auteur [ici le texte du projet de loi proposé par IPG]. Ce projet était aussi supporté par les pouvoirs publics en France, puisque rappelé dans la lettre de mission qu’adressa en novembre 2012, la ministre de la Culture et de la Communication à Marc Schwartz, le médiateur de ce conflit entre Google et le moteur de recherche .
C’est cela qui vient de voler en éclats à la suite de « l’accord de l’Élysée », et explique la colère de Gianni Riotta et l’accueil glacé de la presse allemande, pour laquelle cet accord se résume à « une victoire à la Pyrrhus » [Frankfurter Allgemeine Zeitung] ou au fait que « Google achète gratuit » [Spiegel Online].
L’accord devait susciter une première réaction violente de Christoph Keese du groupe Springer et l’un des principaux militants de lex Google en Allemagne. Sur Twitter, il lançait dès le 1er février sont interprétation de l’accord: « l’accord en France, comme avant en Belgique, est masqué. Un camouflage. En vérité, des extraits seront financés, [et cela] pour échapper à la loi [comprendre au vote d’une loi]. »
Une attaque à laquelle répondait quasi immédiatement, le responsable de la communication de Google Allemagne affirmant : « Quelle absurdité ! Google ne paie pas pour des extraits, que ce soit en France ou en Belgique« . [Ci-dessous, le texte de l’échange]
Cristoph Keese devait par la suite affiner sa réponse sur son blog. Pour lui, « camouflage il y a »:
Ni les détails, ni les conditions dans lesquelles ces fonds seront appelés [ne sont connus], on peut en déduire sans exagération qu’il s’agit d’un paiement unique à titre de compensation pour l’utilisation de contenus [publiés] dans le passé
Il pointe là un aspect particulièrement gênant de l’accord: son caractère secret. Il s’agit en effet d’un « contrat commercial » entre deux acteurs privés comme l’indique le Syndicat de la presse indépendante en ligne [SPIIL], qui s’en émeut et souhaite que son contenu soit rendu public [communiqué de presse, ici]. Cette confidentialité a été réaffirmée par Marc Schwartz, qui a arbitré la négociation au nom de l’État [il a notamment été choisi par David Kessler, conseiller médias auprès du président de la République]. Dans une interview à Challenges, il insiste: le « contenu de l’accord n’est pas public ».
« Un événement mondial ». Vraiment ?
Ce secret pourrait s’admettre si l’on considéreait qu’il s’agit d’un contrat purement privé, et admettre que dans ce cas Google pourrait bien faire ce qu’il veut de son argent sans en rendre compte à quiconque, aucun argent public n’étant en jeu. Mais est-ce le cas? L’Etat s’est impliqué au plus haut niveau dans la négociation et la conclusion de l’accord. François Hollande —en pleine guerre du Mali— a pris la peine de venir annoncer l’évènement, [« un événement mondial », s’est-il enflammé] en présence des deux ministres en charge du dossier, Aurélie Filippetti pour la culture et la communication et Fleur Pellerin pour le numérique. Difficile de donner plus de poids.
Ce n’est d’ailleurs pas le seul point de flou. Il en existe deux autres
- l’accord prévoit la création d’un fond, financé à hauteur de 60 millions par Google, destiné à assurer la transition des médias français vers le numérique. Cependant, on ignore si ce fond, lorsqu’il sera épuisé, sera de nouveau doté. François Hollande a cultivé une souriante ambiguïté, lors de la conférence de presse de présentation de l’accord : « Lorsque le fonds sera épuisé, nous nous retrouverons pour une prochaine conférence de presse avec le président de Google ». Eric Schmidt se contentant de répondre : « Oui, c’est ce qu’on fera ».
- qui seront les bénéficiaires de l’accord ? En théorie n’est concernée que la presse d’Information politique et générale, représentée par l’association IPG, et Frédéric Filloux dans sa Monday Note estime à « 150 le nombre de sites membres d’IPG qui seront éligibles » [« About 150 websites members of the IPG association will be eligible for submission« ]. Déjà, le SPIIL, qui représente les sites online, et qui n’a pas été partie prenante des discussions craint des distorsions de concurrence. Il n’est sans doute pas le seul acteur dans ce cas, d’autant que l’on ignore qui siégera au conseil d’administration et quels seront les clés de répartition. La réponse de Nathalie Collin, vice-présidente du Nouvel Observateur, qui a dirigé les négociations côté IPG, dans l’interview croisée quelle a accordée avec Marc Schwartz aux Echos n’est pas vraiment rassurante ? À la question de Fabienne Schmidt sur d’éventuels conflits d’intérêts, elle fait cette réponse lénifiante :
Il m’a été proposé de prendre la présidence de ce fonds. Je ne sais pas si je l’accepterai mais, ce que je peux dire, c’est que c’est le conseil d’administration qui prendra les décisions et non pas une seule personne. Et s’il devait porter un avis sur un projet porté par l’un de ses membres, j’imagine que celui-ci ne participerait pas au vote.
Seule certitude : un représentant de Google siégera dans ce Conseil d’administration.
Où l’on reparle de la « Google dépendance »
Si Google peut s’estimer satisfait d’un accord qui lui évite d’être soumis à une loi qui l’aurait obligé à rémunérer sous une forme ou une autre les contenus de presse, il peut aussi se targuer d’être —par la magie de cet accord— devenu le partenaire incontournable [pour une fois, ce mot l’est… « incontournable »] de la presse dans son évolution vers le numérique.
Certes, les éditeurs gagnent aussi un accès à certaines technologies, à du conseil et à de la formation de la part de Google, mais cette médaille a un revers : d’une part, il installe Google comme interlocuteur unique [Par exemple, je souhaite bien du courage aux représentants de Bing, le moteur de recherche de Microsoft, lorsqu’ils proposeront leurs solutions aux éditeurs de presse], et d’autre part, il ne peut qu’accroître la « Google dépendance » des éditeurs. Mais là-dessus tout a déjà été dit, par exemple dans cet article de Télérama, titré Faut-il vraiment se réjouir de l’accord entre Google et la presse?
En tout cas, pour ceux qui croiraient aux mirages, Louis Dreyfus, le président du Directoire du Monde avertit: L‘accord avec Google ne sauvera pas la presse
Notes
- Jonathan Swift, Voyage à Lilliput, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1965, p. 43.