Le sommaire de la semaine
- Le journalisme en deuil
- La nouvelle éthique du journalisme
- Balaknama, le journal des enfants des rues indiens
Là-bas, samedi 2 novembre 2013, à Kidal, dans le nord du Mali, au pied de l’Adrar des Ifoghas, Ghislaine Dupont et Claude Verlon, deux journalistes de RFI ont été enlevés puis exécutés, après quelques minutes de route, par leurs ravisseurs. Un crime qui touche RFI mais aussi toute la famille des journalistes, aujourd’hui en deuil.
Bien sûr, profitant de ce drame certains diront qu’il ne faut plus prendre de risques, ne plus se rendre dans des régions aussi instables, etc. Les arguments sont connus, ressassés à chaque prise d’otage ou assassinat. La réponse est simple: c’est le métier des journalistes de se rendre dans ces régions dangereuses et de rendre compte de ce qui s’y passe. Sinon, celles-ci basculent dans un trou noir. Que sait-on aujourd’hui réellement de la Syrie ? Très peu de choses, car pratiquement plus aucun journaliste ne peut prendre le risque de s’y rendre en raison d’un risque d’enlèvement devenu trop important. RSF recense trente deux journalistes disparus pour ce seul pays, dont quatre Français, Nicolas Hénin, Pierre Torrès, Didier François et Edouard Elias, dont on est aujourd’hui encore sans nouvelle.
La situation pouvait paraître plus « stable » dans le Nord Mali. Ce n’était, on l’a vu, qu’une illusion [lire, par exemple, cet article du Monde ]. Mais Ghislaine Dupont et Claude Verlon étaient avertis de la dangerosité de la situation sur place. D’une manière ponctuelle, parce que, comme l’explique « une source gouvernementale française », citée dans une dépêche AFP, leur transport par les militaires français de la force Serval avait été refusé, comme c’est le cas depuis un an « en raison de l’insécurité de la zone ». Mais surtout parce que ces deux spécialistes de l’Afrique connaissaient bien la région. D’ailleurs ils s’étaient rendus à Kidal, quelques mois auparavant, en juillet 2013 [leur reportage, ici].
Ni l’un ni l’autre n’étaient des têtes brûlées, mais des journalistes rompus aux conditions de travail difficile. D’ailleurs, ils ont agi avec une extrême prudence. Par exemple, ils s’étaient présenté à l’improviste chez leur dernier interlocuteur, Ambéry Ag Rhissa, un représentant du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Une précaution classique dans ce genre de situation: ne jamais dire où l’on est, qui l’on rencontre et quand on doit le rencontrer.
Tous deux étaient à Kidal comme envoyés spéciaux d’une radio, RFI. Ils ne travaillaient pas comme pigistes. Il faut le préciser, même si cela paraît trivial, mais lorsque la sécurité est en jeu, c’est un élément essentiel. Ceux qui pourrait en douter doivent lire Lettres de Bagdad (1), de Lucas Menget, qui raconte sa vie de reporter en Irak, où il fut envoyé spécial pour RFI, puis pour France 24. Il y décrit le luxe de précautions dont il s’entoure pour réaliser ses reportages, en particulier la petite armée qui lui sert d’escorte. En 2007, il arrive à l’aéroport de Bagdad, une ville qu’il connaît mais où tout a changé : « Un Occidental ne plus se déplacer quelques minutes sur une route sans risquer d’être pris en otage ». Il retrouve donc son escorte sur la route:
Je finis par retrouver Muthanna [son fixer] et nos anges gardiens: quatre policiers, dont un major de la police en uniforme que je vais payer six cent dollars par jour pour nous protéger (…) On se remet en route, Muthanna et moi dans une première voiture, les flics derrière, dans une ville Chevrolet aux vitres teintées. Au moindre pépin, ils sont supposés sortir l’artillerie, ou négocier avec les milices, infestées de policiers ou de militaires.
Mais cette escorte est loin d’être une assurance tout risques. Muthanna, son fixer, qui raconte Lucas Menget était « capable d’arrêter un reportage sur-le-champ s’il estimait que la situation devenait trop dangereuse », répétait toujours une même petite phrase qui aujourd’hui prend une résonance cruelle: « La vie, c’est pas 100% ».
- Pour rendre hommage à Ghislaine Dupont et Claude Verlon, le mieux est sans doute de réécouter leurs reportages sur le site de RFI, que l’on peut retrouver ici et aussi lire le chaleureux portrait qu’à fait de ces deux confrères disparus Cyril Bensimon, qui les a longtemps côtoyés à RFI, et aussi le témoignage ému que donne le journaliste de La Tribune, Robert Jules, qui fût son amie.
- Et puis il faut lire et relire le terrible témoignage de Domenico Quirico, journaliste à La Stampa, qui fut otage cinq mois en Syrie, J’ai rencontré le pays du mal, ou il dit que la vie d’un otage ne tient qu’à un fil : le prix auquel il peut être vendu.
Notes
- Lucas Menget, Lettres de Bagdad, éditions Thierry Marchaisse, Vincennes, 2013, pp. 18-19.
2. Une nouvelle éthique pour le journalisme
Certains livres sont essentiels. Ils éclairent d’un jour nouveau des questions qui paraissaient insolubles, proposent des perspectives différentes, apportent une fraîcheur revigorante. C’est le cas de The New Ethics of Journalism (1). Ce livre, co-dirigé par Kelly McBride et Tom Rosenstiel, est le fruit pour l’essentiel du travail collectif de journalistes et d’enseignants du Poynter Institute, rejoints par d’autres experts dont Clay Shirky. Il se situe dans le prolongement d’autres ouvrages tout aussi essentiels comme The Elements of Journalism (2) dont l’un des auteurs, aux côtés de Bill Kovach, était -déjà- Tom Rosenstiel.
Le contenu traduit une profonde réflexion sur les bouleversements que connaît le journalisme et son environnement. Par exemple, les médias qui étaient autrefois les gatekeepers [portiers] de l’information ne le sont plus réellement. Maintenant ils ont leurs propres gatekeepers qui s’appellent Apple, Google ou encore Amazon. Des géants, explique Caitlin Johnston, du Poynter Institute, dont les valeurs ne sont pas celles qui guident les médias.
Par exemple encore, dit le datajournaliste Gilad Lotan, « le vrai goulot d’étranglement n’est plus ce qui est publié, mais ce qui retient l’attention. Dans un environnement de médias interconnectés, ni les médias d’information ni les producteurs individuels ne peuvent retenir l’attention sans effort. (…) L’autorité n’est plus institutionnelle. L’information se diffuse par les amis, les fans, les followers. (…) comprendre ce à quoi le public s’attend et les chemins que l’information utilise pour se diffuser est le vrai pouvoir ».
Il faut donc décider de publier au bon moment pour que son message ait une résonance et pour cela l’analyse des données et devenue essentielle. Elle permettra de « recommander » telle ou telle publication à telle ou telle partie du public, voire elle sera utilisée pour créer des « recommandations personnalisées ». Problème, « si les algorithmes donnent l’impression d’être neutres, en fait ils ne le sont pas. Les algorithmes sont des créations humaines. Ils codent les choix politiques de leurs créateurs et intègrent des valeurs culturelles. »
Par exemple enfin, explique Mónica Guzmán autant une fine segmentation de l’information faisait sens dans l’univers des médias analogiques, autant elle n’en a aucun dans celui du numérique, car elle affaiblit alors ce qui est essentiel, à savoir la conversation et la qualité de celle-ci. Elle prolonge cette idée en analysant le désormais célèbre travail d’Andy Carvin, qui suivit l’émergence des « printemps arabes », grâce aux réseaux sociaux [lire sur Meta-Media son mode de travail, ou écoutez le sur l’Atelier des Médias-RFI] . Elle remarque à ce propos :
Alors que nous nous réjouissons que Carvin ait créé un solide réseau, il est important de comprendre que parce qu’il [le réseau] vivait dans un espace public, neutre, ce ne fut jamais réellement son réseau, jamais ses sources, jamais son information -et c’est pour cela que ça a marché. Carvin a encouragé et crédibilisé les voix qu’il réunissait, mais il ne prétendait pas les contrôler. Et bien que NPR ait payé son salaire, il n’a pas construit de murs autour de son travail. C’est la différence entre une communauté d’usagers et une communauté engagée. (…) Plutôt que de développer des sources pour le servir lui et lui seul, Carvin a développé une communauté qui puisse servir à tous.
Pour Kelly McBride et Tom Rosenstiel, aujourd’hui il est évident qu’avec la révolution numérique, une page s’est tournée. On peut tracer l’une des origines de l’information, telle que nous la connaissions il y a encore peu, dans les cafés qui ont essaimé dans tous les ports européens à partir des XVIIe et XVIIIe siècles, où s’échangeaient et se diffusaient les nouvelles. Ce processus devait progressivement se professionnaliser menant aux médias actuels, qui ont en commun cette origine. C’est cet héritage, qu’il faut brutalement oublier nous disent-ils, pour revenir à un passé plus lointain: « Le numérique nous ramène à l’Agora [sur le modèle de l’Agora athénienne] car la conversation, que l’information a toujours entraîné, est maintenant publique et chacun peut y participer. »
De ce changement brutal de paradigme, ils tirent un constat et trois principes, qui pour eux constituent la nouvelle éthique du journalisme:
1. l’information appartient au public. C’est un rappel. Pour Tom Rosenstiel et Kelly McBride, il est clair que « l’information n’a jamais appartenu aux journalistes. Elle a toujours appartenu au public. » Mais cela a une conséquence dans le contexte actuel:
les questions éthiques sont maintenant l’affaire de quiconque veut produire de l’information -même de manière momentanée dans des circonstances exceptionnelles- et de quiconque la consomme. L’éthique n’est plus la préoccupation des seuls professionnels.
2. L’information doit être aussi précise que possible et ce aussi difficile que soit le but à atteindre. Pourquoi poser cela comme premier principe ? Simplement parce que:
le bien public l’exige. La vérité est la fondation sur laquelle l’information est construite.
Mais attention, cette « vérité » est toute relative: « Ce n’est pas ‘quelque chose’ de stable, c’est un jugement sur ce qui nous persuade de croire telle ou telle assertion ». Et sur ce plan, ce qu’Internet change est « comment plusieurs opinions différentes circulent maintenant quand nous essayons de déterminer ce qu’est une vérité; [ce] changement en retour altère l’idée que nous nous faisons de quelle opinion est pertinente et où se trouve actuellement le consensus », écrit Clay Shirky. Dit autrement, l’expression « c’est vrai parce que c’est écrit dans le journal » a volé en éclats. Mais cela a une conséquence, poursuit-il :
les journalistes aspirent souvent à écrire [à partir] d’une position d’arbitrage dépassionné, l’évidence du consensus étant pris pour une évidence de vérité, et l’absence de consensus marquant une question non résolue. Cette stratégie ne peut fonctionner que lorsque les gens avec des opinons qui sont hors du consensus majoritaire, sont rejetés des médias mainstream, et n’ont aucun moyen pour faire connaître leur point de vue opposé. Cette stratégie est maintenant brisée. (…) Le journalisme « il a dit, elle a dit » est devenu une formule de plus en plus irresponsable, [c’est] moins un moyen de produire un débat raisonnable et équilibré et plutôt un moyen de s’évader de ses responsabilités d’informer le public.
- [Ce débat « journalisme engagé – journalisme neutre » a une illustration immédiate et concrète, avec la passionnante conversation -par emails!- qu’ont tenue Glen Greenwald et Bill Keller l’ancien directeur du NewYork Times]
3. La transparence est indispensable:
la transparence est ce qui indique que l’information produite l’est de bonne foi et d’une manière qui la rende digne de confiance.
L’un des éléments clé de cette « confiance » tient à la correction. A cet égard, Ann Friedman, constate que le contrat est brisé. Aux États-Unis, on estime qu’entre 40 à 60% des articles contiennent des erreurs factuelles, mais seuls 2% de ces erreurs sont corrigées et, lorsque c’est le cas, ces « correctifs » sont écrits de manière à minimiser l’erreur, et ne sont pas largement diffusés. Ce « vivons heureux, vivons caché » est une erreur stratégique profonde, écrit-elle « car admettre l’erreur est au cœur de la manière dont les humains créent du lien et de la confiance. (…) Les corrections sont bien plus qu’une bonne pratique et un bon mode de travail. Ce sont un outil puissant pour construire de la confiance et des relations avec le public. »
4. L’information est au service de la communauté
Pour Kelly McBride et Tom Rosenstiel, le journalisme est d’ « intérêt public » [nous ne sommes pas très loin de la notion très européenne de « service public »].
La communauté doit jouer un rôle de plus en plus important, d’une part -mais inutile d’insister sur ce point- parce que les lecteurs-auditeurs-téléspectateurs-internautes qui composent le public des médias sont à la fois leurs sources, leurs contributeurs, leurs commentateurs et leurs diffuseurs. Cela les conduit à une conclusion logique: « L’un des des rôles les plus important que peut jouer une organisation d’information et de devenir une plateforme communautaire. » Cette analyse a une conséquence pratique:
le coût par par page-vue « communauté » est beaucoup moins important que le coût de la création de contenu. Et si vous regardez le nombre de personnes qui travaillent dans la plupart des rédactions, vous trouverez probablement que cette logique n’est pas respectée. Beaucoup plus d’argent est dépensé en reportage que pour la communauté.
Notes :
- The New Ethics ef Journalism, Principles for the 21st Century, ouvrage dirigé par Kelly McBride et Tom Rosenstiel, CQ Press, États-Unis, 2013, 256 pages.
- The Elements of Journalism, par Bill Kovach et Tom Rosenstiel, Three Rivers Press, États-Unis, 2e édition révisée et augmentée 2007, 288 pages.
3. Balaknama, le journal des enfants des rues de Dehli
C’est un journal papier. Son format tabloïd. Sa pagination réduite à quatre pages. Il est imprimé en noir et blanc. Sa parution est trimestrielle. Il est écrit en hindi. Il est diffusé essentiellement à Dehli, en Inde. Il est vendu une roupie, soit un cent d’euro. Ce journal c’est Balaknama, c’est-à-dire La Voix des enfants. Au moment où l’on s’interroge sur le devenir de l’information et des médias, il est utile de se souvenir que le journalisme c’est d’abord cela : offrir la possibilité aux sans-voix de s’exprimer mais que ceux-ci peuvent aussi, s’ils s’estiment oubliés, prendre en main directement leur information.
L’aventure de Balaknama est vieille aujourd’hui de dix ans. En Inde, le nombre des enfants de rue est estimé entre 11 et 20 millions. « Ces enfants, explique Mary-Ann Ochota, une anthropologiste et réalisatrice de télévision, travaillent et vivent dans la rue, sans éducation, et n’ont aucune reconnaissance officielle d’aucune sorte ». Oui, « travaillent », car en Inde, il n’existe pas de loi interdisant le travail des enfants. Seule restriction, il devrait être strictement contrôlé en dessous de 14 ans. Il faut avoir cette donnée en tête, pour parler de Balaknama.
Il y a dix ans, explique un journaliste indien Satyen Rao, un petit groupe de 35 enfants regroupé dans une association Badhte Kadam, lassés que leur voix ne soit ni écoutée ni entendue, décidèrent de lancer un journal entièrement rédigé et édité par les enfants. Ils obtiendront le soutien -indispensable- deChetna, une ONG indienne, qui travaillent avec ces enfants de rue.
Aujourd’hui, 46 numéros ont été publiés, et l’association compte 10.000 adhérents [des enfants] environ dans toute l’Inde. Le principe est resté le même: ce sont toujours les enfants qui choisissent et rédigent les sujets. Ceux qui ne savent pas écrire, confient leur histoire à ceux qui maîtrisent l’écriture, comme le montre ce reportage de IBN [en anglais,mais très compréhensible].
Pour aller plus loin & sources
- India’s street kids fight back: with a broadsheet newspaper, par l’anthropogue et réalisatrice Mary-Ann Ochota, sur son blog de l’Independent, pour des informations contextuelles sur le problème des enfants des rues en Inde.
- Where the Street have a Voice, par le journaliste Satyen Rao sur NewsLaundry. Un article fouillé et surtout les interviews vidéos des deux principaux acteurs, Vijay et Shanno, du journal.
- Newspaper brought out by working, street kids set to complete 10 years, par Atul Sethi, sur le site du Times of India, pour l’historique du journal.