Cybernétique et théorie de l'information : une histoire contemporaine
Marc Mentré
Le moment cybernétique, la constitution de la notion d’information, est un livre difficile mais précieux. Mathieu Triclot, son auteur explore l’histoire de ce mouvement scientifique, qui accompagna la naissance de l’informatique avant d’irriguer l’ensemble de la société. L’occasion aussi de revenir sur la théorie mathématique de l’information développée par Claude Shannon. Un mouvement résumé par cette couverture de Time, du 23 janvier 1950, où l’on voit un calculateur au travail sous le contrôle des militaires…
« Nous sommes les héritiers des cybernéticiens, chaque fois que nous prenons place devant un ordinateur, non seulement parce que nos machines doivent leur architecture à Von Neumann, mais aussi parce que la cybernétique a exprimé avec force l’idée d’une humanité vivant parmi les machines, dans un univers de communication généralisée. » Mathieu Triclot, philosophe des sciences, retrace dès l’introduction du Moment cybernétique, l’importance d’un mouvement scientifique aujourd’hui oublié: « Avant la cybernétique, on ne pensait pas le monde en termes d’information ».
L’article de Claude Shannon fera l’effet d’une bombe
Son histoire commence dans les laboratoires américains pendant la deuxième guerre mondiale (la genèse en est antérieure). L’un de ses « oncles » en est le mathématicien Claude E. Shannon, qui publie en 1948, un article, A Mathematical Theory of Communication, qui « fera l’effet d’une bombe ». Il s’agit d’une représentation abstraite du processus de communication, classiquement représenté par le schéma ci-dessous :
Un message est produit par la « source », il est ensuite codé dans un « transmetteur », il est modifié par du « bruit »; ce signal modifié est ensuite décodé par un autre transmetteur et ensuite reçu par une personne ou une « chose » (machine, par exemple).
Dans cette théorie : improbable = informatif
Point essentiel, pour Shannon, écrit Mathieu Triclot, « Il n’y a pas de transformation d’information sans adjonction de bruit ».
Deuxième point important: « Pour qu’on puisse dire d’un message qu’il est informatif, il faut que son contenu soit relativement improbable du point de vue de son destinataire. Un message dont le contenu serait déjà connu à l’avance (probabilité maximale) ne lui apprendrait en effet rien. L’assimilation entre probabilité repose ainsi sur une analogie cognitive, improbable signifiant ici surprenant, intéressant du point de vue du destinataire. On a donc ici une relation entre le caractère improbable du message et son caractère informatif. » [n’oublions pas qu’il s’agit d’une théorie mathématique]
Une même théorie de l’information
Ces travaux sont connus des cybernéticiens et du premier d’entre eux Norbert Wiener (photo ci-contre), qui est aussi mathématicien. On considère d’ailleurs, rappelle Mathieu Triclot, que leurs définitions de l’information sont équivalentes et « qu’il s’agit d’une même théorie de l’information ».
Mais en fait, il y a une différence importante [M. Triclot parle de « clivage »]: chez Shannon, l’information est un « code » et reste fondamentalement abstraite, tandis que chez Wiener c’est un « signal », un « objet universel ». « La cybernétique, écrit M. Triclot consiste en une extraordinaire opération d’unification du milieu technique sous les catégories informationnelles. Les calculateurs calculaient, on devra bientôt dire qu’ils traitent de l’information; les canons de DCA [le champ de recherche de N. Wiener pendant la guerre] abattaient des avions ennemis, on peut maintenant dire qu’ils traitent de l’information; et les humains dans tout cela ? Ils sont devenus machines, en même temps que les machines s’humanisaient.«
Après Hiroshima, Norbert Wiener s’oppose à l’arme nucléaire et à la recherche militaire…
Les cybernéticiens privilégient une approche plus large que la stricte théorie mathématique. La cybernétique se voudra transversale, une alliance « entre les sciences de l’ingénieur, la biologie, les mathématiques, d’un côté et la psychologie et les sciences sociales de l’autre ». Une proposition de synthèse qui soulèvera l’enthousiasme les premiers temps. Mathieu Triclot raconte comment l’ethnologue Margaret Mead « s’était cassé une dent lors de la première réunion de 1942 sans s’en rendre compte tellement les débats en cours l’absorbaient ».
Ce mouvement très important, va pourtant rapidement s’évanouir. À cela, la principale raiosn tient sans doute aux prises de position radicales de Norbert Wiener. Il publie en janvier 1947, A scientist rebels, dans la revue Atlantic Monthly [cette tribune est disponible sur le site Atlantic online en accès payant]. Il y marque son opposition à l’arme nucléaire après les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Ce faisant, il se coupe des laboratoires de recherche militaire…
… et à la « liberté d’exploiter »
Il s’opposait aussi à la « liberté d’exploiter », écrivant dans The Human Use of Human Beings, publié en 1950:
« Nous avons pas mal d’expérience quant à la façon dont les industriels regardent les nouvelles potentialités en matière d’industrie. Toute leur propagande a pour seule fin que celles-ci ne soient pas considérées comme l’affaire de l’État, mais laissées ouvertes pour n’importe quel entrepreneur qui souhaite y investir. Nous savons aussi que ceux-ci ont fort peu d’inhibitions quand il s’agit de prendre tous les profits qu’il y a à prendre dans un secteur industriel et laisser le public ramasser les miettes »
Opposition à la militarisation de la science et à l’idéologie économique dominante [libre échange et concurrence, notamment], cela faisait sans doute beaucoup dans l’Amérique de la guerre froide. Les opinions de Norbert Wiener ont leur importance pour situer quelqu’un qui entendait lier « concepts cybernétiques et préoccupations issues des sciences sociales ».
« Partout où des bandits s’assemblent il y aura toujours des dupes »
En effet, certaines de ses réflexions contenues dans Cybernetics, peuvent encore nourrir les nôtres aujourd’hui. « La complexité des processus de communication nous donne une indication du niveau de complexité atteint par l’organisation sociale », explique Mathieu Triclot qui décline cette affirmation en 3 applications :
• Le calcul du ratio entre la quantité d’information disponible pour l’espèce ou le groupe et la quantité d’information dont dispose l’individu. « Il nous donne une indication du degré de différenciation individuelle qui est reconnue par le groupe ».
• La mesure le rapport entre le nombre de décisions internes à un groupe, et le nombre de décisions qui s’appliquent, mais proviennent de l’extérieur. « Ce rapport peut être interprété comme une indication du degré d’autonomie du groupe en question (…) ce second rapport illustre le principe selon lequel les limites d’une communauté ne vont jamais plus loin que les limites de la transmission effective de l’information ».
• La troisième application est un paradoxe : « Si l’information définit l’extension précise de la communauté et si un haut degré d’information collective signifie un haut degré d’organisation et d’homéostasie, pourquoi les société humaines font-elles preuve d’une telle instabilité ? » la réponse se trouve dans une critique de la théorie des jeux, qui est une théorie mathématique :
« Partout où les bandits [knaves] s’assemblent il y aura toujours des dupes [fools]: et quand les dupes sont suffisamment nombreux ils offrent un bon objet d’exploitation pour les bandits. (…) Au lieu de chercher à maximiser son propre intérêt comme un joueur de Von Neumann [c’est le principe de la théorie des jeux], le dupe agit d’une façon qui est largement aussi prévisible que les mouvements d’un rat dans un labyrinthe. Tel ensemble de mensonges —ou plutôt de propositions qui n’ont rien à voir avec la vérité— lui fera acheter une marque particulière de cigarettes; (…) Un certain mélange précis de religion, de pornographie et de pseudoscience fera vendre un magazine illustré. »
Qui a affirmé que la théorie mathématique de l’information ne rejoignait jamais la pratique ?
• Le moment cybernétique, La constitution de la notion d’information, par Mathieu Triclot, maître de conférence en philosophie des sciences, Université de Technologie de Belfort Montbéliard. Champ Vallon, Seyssel, avril 2008, 422 pages, 29 euros.
• Par ailleurs, les principaux ouvrages de Norbert Wiener, Cybernetics, The Human Use of Human Beings, ont été récemment réédités et sont encore disponibles (en anglais).