Dans le contexte actuel, un lecteur distrait pourrait penser que Jeff Howe a tout faux: il fait l’apologie du marché et de son efficacité, alors que les Bourses s’effondrent; il réhabilite Friediech A. Hayek, l’économiste qui a inspiré Ronald Reagan et Margaret Thatcher, au moment où l’on ne parle plus que de régulation; il vante les principes du web 2.0, alors que Sequoia Capital, un des principaux capital-risqueur de la Silicon Valley, annonce qu’il va falloir se serrer la ceinture, comme le raconte le Jessica Guyn dans le Los Angeles Times; etc.
De la Star Ac à Google en passant par Digg
Pourtant, ignorer le crowdsourcing, (littéralement l’approvisionnement par la foule), serait suicidaire, en particulier dans l’univers des médias, tant la piste semble féconde à explorer. D’ailleurs, la très sérieuse Harvard Business Review, ne dit pas autre chose dans un article sur cette révolution. Scott Cook y explique qu’il faut laisser les volontaires « construire votre entreprise » (The Contribution Revolution: Letting Volunteers Build Your Business).
Le crowdsourcing est déjà utilisé par de nombreuses entreprises et pour des activités variées, puisque cela va de la Star Ac (le public vote pour désigner le chanteur qu’il juge le meilleur), à Google (les liens reliant les sites sont une système de votes mesurés par un algorithme) en passant par Digg.com, où c’est la « foule » qui « détermine collectivement la valeur du contenu », sans parler de projet de journalisme citoyen comme le coréen Ohmynews, ou plus près de nous Agoravox.
Le pouvoir éditorial glisse des mains des journalistes
Dans tous ces cas, ce ne sont plus les professionnels qui jugent, décident mais la « foule ». En 2007, sous la pression des contributeurs et après plusieurs jours de bras de fer, Kevin Rose et Jay Adelson les fondateurs du site Digg.com durent céder et publier le code de « déverrouillage » des HD-DVD. Les contributeurs, explique Jeff Howe, « ont le pouvoir de prendre des décisions éditoriales importantes qui auparavant étaient dans les mains de quelques journalistes très expérimentés ». Le pouvoir éditorial glisse des mains des journalistes à celles de la foule.
Mais de quelle foule parle-t-on? Howe rappelle très opportunément la « loi de Sturgeon ». Cet auteur de science fiction avait conclu, après avoir étudié pendant 20 ans tout ce qui publiait dans ce domaine, que 90% des textes ne valaient guère mieux que le papier sur lequel ils étaient imprimés. Il avait étendu ce constat à l’ensemble des productions. À rebours, cela signifie que 10 % de la production est intéressante. C’est l’une des clés du succès de YouTube et de DailyMotion.
La règle du 1-10-89
À cette première règle, s’ajoute celle des 1-10-89. Sur un site donné, sur 100 personnes, 1 contribuera à créer quelque chose, dix voteront sur qui a été créé, et les 89 autres consommeront. Cette règle est fondamentale, car si elle est transgressée elle conduit immanquablement à l’échec, comme l’a expérimenté J. Howe, avec Assignment Zero.
Ce projet est né en 2007, d’un partenariat entre Wired et NewsAssignment.net un projet expérimental sur le journalisme open source initié par Jay Rosen, professeur à la New York Journalism University (signalons que ce projet s’est diversifié avec d’autres partenaires comme le Huffington Post, le New York Times, etc.).
Il faut savoir inspirer la passion
Le fiasco, car s’en fut un, est riche d’enseignements. D’abord, explique Jeff Howe, l’ergonomie du site est essentielle. Ensuite, le rôle des community managers (gestionnaires de communauté) avait été largement sous-estimé. Or, ils sont essentiels pour organiser la discussion, faire remonter les informations. Enfin, analyse Jay Rosen « Vous devez être très clair sur ce que vous demandez aux contributeurs de faire. Ce n’est parce qu’ils se montrent (show up) une fois, qu’ils le feront encore et encore. Vous devez les faire participer ». Tout projet qui repose sur le volontariat —et c’est le cas du journalisme citoyen— doit inspirer de la passion, ajoute Howe.
De la passion, car le crowdsourcing est le règne du dilettante, dans le sens que l’on donnait au milieu du XVIIe siècle, aux membres du Invisible College, un groupe de philosophes, mathématiciens et astronom
es amateurs anglais. Ce College institutionnalisé devint en 1660 la Royal Society, l’équivalent de l’Académie des Sciences.
es amateurs anglais. Ce College institutionnalisé devint en 1660 la Royal Society, l’équivalent de l’Académie des Sciences.
Or, observe Howe, désormais, la population est de plus en plus éduquée, si bien que « le fossé, en terme de connaissances, qui séparait autrefois les experts du reste de la population s’est considérablement réduit ». Et inutile de chercher à conserver son pré carré, que l’on soit un journaliste, un juriste ou un politicien, prévient-il, « l’architecture d’Internet s’oppose aux systèmes fermés ».
Les contributeurs veulent une parcelle de pouvoir
Reste la question de la rémunération. Ici, Howe frappe fort, lorsqu’il cite l’exemple de Nick Monu, un médecin dont le hobby est la photographie. Cette passion peut lui rapporter 10 000 US$ en un mois! Ses photos sont commercialisées via iStockphoto un site auquel collaborent quelque 50 000 photographes, pratiquement tous amateurs (le site a été racheté par Getty images, l’une des plus grandes agences professionnelles mondiales).
En réalité, l’argent est loin d’être le principal moteur du crowdsourcing, il y a aussi le pouvoir. « Les gens veulent avoir le sentiment de posséder [le site] à travers leurs contributions. (…) les communautés ne peuvent pas être dirigées, mais seulement guidées ». Et gare, si les contributeurs ont l’impression d’être utilisés ou exploités, ils se tournent vers un autre site, souvent concurrent.
Dans le futur, une cohabitation harmonieuse ?
Il ne faudrait pas croire que Jeff Howe est un prosélyte aveugle. Des sites comme Digg ou YouTube, explique-t-il ne sont que des « plats d’accompagnement » pour la grande majorité des internautes. Il voit plutôt le paysage médiatique futur comme un « écosystème complexe au sein duquel social media et média traditionnel cohabiteront en harmonie ».
L’harmonie n’est pas certaine, mais le paysage est déjà transformé et le crowdsourcing une réalité, y compris dans ce qui fait le cœur du système médiatique. Deux des plus grandes agences s’y sont déjà converties. Reuters a passé depuis 2006 un partenariat avec Global Voices Online un site qui aggrège le contenu de blogs du monde entier, et Associated Press (AP) a passé un accord avec NowPublic.com, un site de journalisme-citoyen d’origine canadienne.
L’intérêt ? Jim Kennedy, directeur du planning stratégique d’AP l’explique très clairement : « Nous utilisons NowPublic pour obtenir une meilleure couverture de l’actualité, pour avoir un radar supplémentaire en sus de nos propres correspondants. » Et pour cela, rien de mieux qu’une foule de contributeurs…
• Crowdsourcing, Jeff Howe (Crown Businness, New York 2008, 312 pages, 22 euros)